A un mois des élections du 20 décembre 2015, plusieurs sondages indiquent une montée des intentions de vote en faveur de Ciudadanos. Cela était déjà visible lors des élections municipales et autonomes de mai 2015 et, ensuite, lors des élections catalanes du 27 septembre au cours desquelles la formation a été la deuxième force la plus votée. Pour comprendre cet « effet Ciudadanos », comme celui de Podemos, il convient de le situer dans la crise qui secoue l’actuel régime politique établit suite à l’adoption de la Constitution de 1978. Au cours des dernières décennies, la gouvernabilité politique de la monarchie s’est appuyée sur le bipartisme du PSOE et du PP. Cette gouvernabilité traverse une crise profonde. La crise économique, la corruption généralisée des partis et des institutions ainsi que l’épuisement de formules politiques caduques et liées à la structure et au maintien de l’Etat espagnol ont suscité parmi les habitant·e·s du pays un mal-être profond qui recherche une expression politique entre autres au travers des formations comme C’s [Ciudadanos].
Qui sera le meilleur ?
Il n’est pas aisé de situer quel est l’espace politique et idéologique de C’s, souvent même ses figures ne le savent pas. L’origine de C’s se situe en Catalogne où la formation a surgi d’une plateforme antinationaliste [c’est-à-dire contre l’indépendance de la Catalogne] en 2006. Lors de cette année, elle s’est présentée aux élections catalanes sans programme tout comme la publicité où son leader, Albert Rivera (né en 1979), apparaissait nu [il fut champion de natation de Catalogne à 16 ans et jouait au waterpolo avec l’équipe de Granollers, fanatiquede la moto Yamaha 1000…]
Son orientation fondamentale visait le nationalisme [catalan]. Lors de son deuxième Congrès, en 2007, C’s a traversé une première crise car l’un des rapports approuvé définissait comme objectif : remplir « le vide de représentation existant au sein de l’espace électoral de centre gauche non nationaliste ». Cette formulation provoqua l’abandon du parti d’un secteur situé plus à droite. En 2009, cependant, Libertas, un groupe d’extrême droite, s’est présenté sur la plateforme pour les élections européennes. L’échec fut retentissant, tout comme l’a été sa tentative d’expansion dans le reste de l’Espagne. A cette époque UPyD [Union progrès et démocratie, formation réunissant des personnes issues de la droite et de la « gauche », sa dirigeante, Rosa Díez, avait rompu avec le PSOE] se développait.
Depuis lors, C’s parcours un chemin tortueux, à la recherche d’un lieu qui lui soit propre. Un matin il se réveille avec des propositions de droite, un autre il est xénophobe, le troisième il affirme défendre l’Etat providence, accompagné toutefois du ticket modérateur [part qui reste à la charge du patient] ; la semaine suivante, il souhaite s’établir au centre, mais il charge à des économistes néolibéraux connus d’élaborer ses propositions économiques ; il se prétend antinationaliste mais partisan du nationalisme espagnol ; il se proclame champion de la régénération démocratique, mais au quotidien apparaissent des cas douteux au sein de l’organisation et il n’a aucune peine à soutenir le PP qui exhale fortement la corruption. Tout cela peut caractériser Ciudadanos. Le contraire également.
Il semble que cela soit un signe des temps. La crise du bipartisme [PP et PSOE] et du régime de 1978 génère une indétermination idéologique qui tend à se présenter comme positive. Il ne s’agit pas seulement d’occulter si l’on est de droite et/ou de gauche, mais de masquer les contenus de classe, comme si se présenter comme une chose nouvelle suffisait, tout le reste de la politique étant secondaire.
La prétendue absence d’idéologie représente toujours une idéologie déterminée : celle qui consiste à dissimuler le caractère de classe de ses propositions, de tenter de dépolitiser les initiatives, comme si la solution relevait uniquement d’un problème technique, de gestion et de personnes qui prennent les rênes.
Il est ainsi aisé de rencontrer des personnes qui pensent que C’s est d’extrême droite, d’autres de droite ou de centre droit… et presque personne n’ose dire ce que deviendra l’enfant lorsqu’il sera grand. Peut-être même qu’Albert Rivera lui-même ne le sait pas. Il devra, néanmoins, expliquer d’une manière ou d’une autre quelles sont ses perspectives électorales.
Risquons à en proposer une : face à la crise du bipartisme et du régime de 1978, C’s représente la tentative de moderniser l’Etat espagnol, de le moderniser d’un point de vue d’une nouvelle droite sociologique représentée par des secteurs mécontents du PP en raison de ses aspects les plus rétrogrades et d’un degré plus important de subordination au parasitisme de l’Etat ainsi que par des secteurs des classes moyennes urbaines affectées par la crise économique et alarmée par le niveau de corruption. Une autre composante essentielle réside dans son antinationalisme catalan ainsi que dans sa défense du nationalisme « espagnoliste », de l’unité de l’Espagne à tout prix ou de la défense du castillan comme langue au-dessus des autres langues.
Il s’agit d’un phénomène nouveau. De ce fait, il mérite d’être étudié. La crise de représentation politique (le slogan « ils ne nous représentent pas » du 15M) s’exprime également au sein des classes bourgeoises, par l’épuisement d’une façon de gérer le pays ainsi que par la colère que produit la corruption, l’utilisation des mécanismes de l’Etat pour les intérêts de parti, dans la justice, l’ordre public ou les sources de financement. Le bipartisme a été une tradition dans la vie politique espagnole. Conservateurs et libéraux se sont réparti le pouvoir lors de la Première Restauration (de 1874 jusqu’à la dictature de Primo de Rivera en 1923 – qui dura jusqu’en 1930). Lorsque cette formule s’épuisa, le chemin vers la Seconde République s’est ouvert [proclamée le 14 avril 1931].
Au sein de cette Seconde Restauration bourbonienne, c’est le PSOE et le PP qui ont joué ce même rôle. La crise de l’actuel bipartisme, comme expression de la crise du régime de 1978, et l’apparition de C’s et de Podemos fraie le chemin d’une nouvelle configuration qui obligera à changer les règles et dont le futur gouvernement, de coalition ou d’un nouveau régime politique reste à déterminer.
Une pièce de rechange du PP
En ce sens, C’s constitue une pièce de rechange du PP, mais ce n’est pas précisément une copie. Sa consolidation représentera un élément de bataille pour le pouvoir ainsi qu’une autre manière de gérer les intérêts de la bourgeoisie et de l’Etat monarchique. Moderniser, dans ce cas, ne signifie pas nécessairement que cela sera mieux ou plus démocratique. Il faut plutôt le comprendre dans le sens : ce sera différent. Et si le moment arrive, nous verrons bien en quoi cela consiste. A nouveau, l’indéfinition est une marque de fabrique.
Sur la base de la provenance des suffrages, il est évident que C’s rassemble fondamentalement l’électeur du PP mécontent et qu’il récupère des voix en provenance d’UPyD. C’est une chose que l’on peut observer lors des élections autonomiques de mai 2015 : à Madrid [Communauté autonome, qui ne se réduit pas à la capitale], le PP a perdu 501’250 voix et C’s (qui se présentait pour la première fois) a rassemblé un total de 383’874 suffrages (bien que 120’000 proviennent d’UPyD). Un transfert semblable peut être enregistré en Andalousie, où le PP a perdu un demi-million de voix et C’s en a gagné 368’988. Dans la Communauté valencienne, environ 600’000 voix ont échappé au PP alors que C’s en a réuni plus de 300’000.
Cela a été différent en Catalogne. Lors des élections du 27 septembre 2015, le PP a perdu plus de 120’000 voix et C’s a gagné plus de 450’000. Dans ce cas et en raison de la particularité de ces élections, qui ont été dans la pratique plébiscitaires, C’s a arraché des suffrages d’options différentes, autant de gauche que de droite, en raison de son opposition à l’indépendance.
On peut aussi repérer un vote provenant de secteurs populaires de salarié·e·s, y compris jeunes, qui s’accrochent à une position identitaire espagnole antinationaliste, à cette idée d’un parti contre la corruption qui reflète les doléances de certaines couches moyennes face au « capitalisme des copains » ou aux privilèges de la caste politique. Mais il est plutôt improbable que C’s puisse rompre avec cette dynamique qui ne relève pas tant d’un problème de partis et/ou de personnes mais bien du fonctionnement profond, de type « cacique » et corrompu, de l’actuel régime politique, et c’est une chose que C’s n’entend pas même toucher.
Centralisation de l’Etat
Nous avons dit plus haut que C’s représentait une tentative de moderniser l’Etat monarchique, mais cela ne signifie ni une démocratisation et encore moins un esprit républicain. Ils considèrent que la modernisation relève d’une recentralisation de l’Etat ainsi que d’une rationalisation et une certaine efficience des intérêts de ceux qui gouvernent le pays. [En ce sens, il convient de comprendre les accusations selon lesquelles C’s est un produit impulsé par les firmes formant l’indice Ibex 35 de la Bourse de Madrid].
L’exemple le plus clair provient de sa position vis-à-vis des nationalités historiques : Catalunya, Euskalherria [le pays basque] et Galicia. C’s s’oppose y compris à la reconnaissance de la plurinationalité qui compose l’Etat. Lors de nombreuses déclarations, ils ont défendu le laminage des compétences autonomiques [l’Etat espagnol est composé de 17 communautés autonomes disposant de larges compétences, certaines de ces communautés recouvrent tout ou partie du « territoire » des nationalités historiques mentionnées]. Selon C’s, elles doivent être rendues à l’Etat central. Ils [Les Citoyens-Ciudadanos] se sont également prononcés en faveur d’une révision du cupo basque et navarrais [c’est-à-dire des accords fiscaux entre l’Etat central et les régions concernées ; ces relations bilatérales sont héritières d’un ancien régime juridique particulier, dont certaines formes existent toujours, les foros ou régime foral]… Nous insistons donc sur le fait que leur opposition à la droite catalane ou basque repose sur une défense d’intérêts liés à la droite de l’Etat espagnol.
Ils imaginent l’Etat comme une entreprise où ce qui est important c’est le bilan et les bénéfices, les droits sont secondaires, à l’exception de ceux des actionnaires. La démocratie et un Etat démocratique sont des choses différentes. La rationalisation et l’efficience, un Etat bon amaigri déterminent le type de reconnaissance de droits, aussi bien des personnes que des territoires, dans la perspective qu’il faut combattre un Etat bureaucratique.
Or, la modernisation et, en premier lieu, la démocratisation, impliquerait la fin des institutions qui ne sont pas nécessaires tel que la monarchie ou le Sénat, la décentralisation de l’appareil d’Etat sans dupliquer ses activités, la reconnaissance des droits des nationalités, assurer que les habitant·e·s bénéficient des bases matérielles fondamentales de l’existence, la garantie de la gratuité des soins et de l’éducation. Il s’agit pour nous d’avoir un Etat au service des habitant·e·s et non en faveur des puissants.
Les langues de l’Etat
L’origine de C’s a beaucoup à voir avec un prétendu conflit entre l’usage du castillan et du catalan en Catalogne [à ce sujet, voir l’article suivant]. Nous disons « prétendu », car il n’y a pas de conflit linguistique en Catalogne, ni en Euskalherria ou en Galice, bien au contraire, leurs langues restent en infériorité de condition par rapport au castillan. En 2005, un groupe d’intellectuels publia un Manifeste pour la langue commune. De cette initiative est né C’s, sous le prétexte erroné que le castillan était délaissé en Catalogne, accompagné de la revendication d’un droit pour les familles de solliciter un enseignement du castillan ainsi que d’une série de normes obligatoires pour le normaliser.
Celui qui veut créer un problème là où il n’y en a pas joue avec le feu. C’est une chose à laquelle C’s a toujours prétendu, ainsi que le PP : créer un affrontement entre les gens en fonction de son origine ou de sa langue maternelle. Dans l’histoire d’Espagne, cela porte un nom : lerrouxismo (d’après Alejandro Leroux, politicien du début du XXe siècle qui utilisa ce même argument pour opposer les travailleurs les uns aux autres en Catalogne). Cette tentative de diviser et de s’affronter aux gens n’a pas rencontré de succès. Le Tribunal constitutionnel a permis aux familles de pouvoir exiger que la langue d’enseignement pour leurs enfants soit le castillan, pas même une dizaine de personnes n’a sollicité ce droit.
Egalement face à ce problème C’s adopte une position centralisatrice et antidémocratique. Par exemple, il est possible de parler en castillan aux parlements catalan, basque ou galicien, mais aucune de ces langues ne peut être utilisée au Parlement de Madrid.
Une position démocratique revient à ne pas imposer l’usage d’une langue sur une autre et de favoriser en chaque endroit le développement de la langue autochtone. Et, surtout, de ne pas affronter le peuple en raison de son origine ou de la langue qu’il utilise. Avec C’s c’est là un danger latent permanent.
Un exemple de cette politique peut être trouvé dans une nouvelle publiée par El Diario le 29 octobre 2015 : « La seule conseillère municipale de C’s (El Ferrol [ville de Galice]), Ana Rodríguez Masafret, […] demandera ce jeudi [29 octobre] que soit supprimé l’article qui indique que “le galicien, comme langue propre de Galice, est la langue officielle de la municipalité de Ferrol” ainsi qu’un autre où il est également indiqué que “les procédures administratives réalisées en galicien sur le territoire municipal auront entière validité et efficacité [juridique]”. Elle sollicite en outre l’annulation d’articles concernant la promotion et l’encouragement du galicien de la part d’entreprises ou d’entités qui rendent des services publics ; avec la possibilité de communication en langue propre avec les administrations, outre le castillan ; ainsi que celle qui incorpore comme critères pour la sélection du personnel des connaissances minimales de la langue de Galice. » Selon l’Institut Galicien de statistique (IGE), Ferrol est la ville de Galice où le galicien connaît ses pires instants, 85% de la population est de langue castillane et seul 12% parlent habituellement le galicien, bien en deçà de la moyenne de Galice qui s’élève à 23%.
« Publico » du 2 décembre 2015 indiquait que des entrepreneurs des Etats-Unis, liés à l’armement et aux services d’intelligence, avaient financé Albert Rivera, lors des élections européennes, pour pousser Ciudadanos ver une droite extrême
« Publico » du 2 décembre 2015 indiquait que des entrepreneurs des Etats-Unis, liés à l’armement et aux services d’intelligence, avaient financé Albert Rivera, lors des élections européennes, pour pousser Ciudadanos vers une droite extrême
Néolibéraux dans le domaine économique
C’s se présente comme moderne, mais sa politique économique est la répétition des vieilles idées que la droite applique, de Merkel à Rajoy, simplement une partie de ces dernières est copiée de propositions élaborées par la FAES [Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales], la fondation présidée par José María Aznar [dont les liens avec le franquisme ne sont pas un secret].
Cette politique économique se fonde sur une diminution des impôts, l’élimination ou la baisse à un minimum de l’impôt sur le patrimoine et les successions. La mesure phare est celle d’un contrat de travail unique (qui, dans la pratique, ne serait pas unique parce que se maintiendraient d’autres types de contrat), mais qui réduirait l’indemnisation de licenciement, qui serait établie en fonction de l’ancienneté. Quant à la TVA, la proposition est de diminuer certaines tranches, mais de l’augmenter pour les produits de base, le taux passerait de 4 à 7% et, pour les transports et l’eau, le taux s’élèverait de 10 à 18%. Pas besoin de besace pour ce voyage !
En conclusion : la crise du bipartisme et du régime de 1978 a ouvert dans les rangs mêmes de la bourgeoisie, et ceux qui constituent l’indice Ibex 35, la possibilité d’une rechange du Parti populaire (PP) qui, bien qu’il résiste selon les sondages, est défaillant et rouillé par la corruption. C’s est l’offre mise sur le marché, Ce n’est pas la même chose, c’est une tentative de changer quelque chose pour que rien de fondamental ne change. Le changement nécessaire, démocratique, du régime politique, des politiques sociales en faveur de la majorité de la population doit passer par d’autres acteurs politiques et sociaux. C’s est une escroquerie.
Miguel Salas