Abou Bakr al-Baghdadi a réussi à unifier le monde. Par le sang. De Beyrouth à Paris, les « kamikazes » de l’« État islamique » ont accompli un effroyable chaos insurpassable de tueries et de haine et les héritiers d’Al-Qaïda ont montré que le sanglant processus initié par les attentats du 11 septembre 2001 était en réalité un projet gigantesque capable de s’adapter aux circonstances tout en conservant sa constante fondamentale, à savoir la mission, pour reprendre l’expression du prédicateur Abou Bakr Al-Nâjî (l’un des grands théoriciens de « Dâ‘esh »), consistant à « administrer la sauvagerie ».
L’ « administration de la sauvagerie » : ça n’est pas un chef d’accusation. Non : c’est le titre qu’ont peaufiné les théoriciens de Dâ‘esh pour présenter la vision qu’ils ont du monde. L’idée de « sauvagerie » fait partie de la « loi du sang » qui est la loi en vigueur dans cette armée islamiste qui rassemble des hommes et des femmes provenant de toutes sortes de nations et dont le but est de remettre à l’ordre du jour le califat islamique dans le style d’un Ibn Taymiyya ou d’un Muhammad Ibn Abdal-Wahhâb (fondateur du wahhabisme, ndt) et d’instituer un État du sang, de la sauvagerie et de la tyrannie.
Le monde entier est pour lui un champ de bataille et tout est permis dans ses règles d’engagement des combats sans aucune sorte de restriction. Les prisonniers sont exécutés, leurs épouses et leurs enfants sont réduits en esclavage. La caméra devient une arme permettant de diffuser des scènes de sauvagerie surclassant et de très loin l’imagination du post-modernisme en matière visuelle, l’on y voit des gens sous les couteaux de coupeurs de têtes qui ne font aucune distinction entre civils et militaires. Tous les lieux conviennent pour verser le sang : les rues, les marchés, les théâtres, les mosquées, etc.
Dâ‘esh a unifié le monde avec le sang de ses victimes. Mais le monde est impuissant et il ne désire pas unifier sa confrontation avec la sauvagerie daeshienne. La confrontation imbécile qu’ont inventée les États-Unis, lorsqu’une inspiration colonialiste perverse avait amené Bush à envahir l’Irak, était une confrontation entre deux sauvageries, c’est la raison pour laquelle il était naturel que la plus jeune de ces deux sauvageries, qui de plus se bat sur son propre terrain, soit (aujourd’hui) quasi victorieuse.
Mais, allez-vous sans doute me demander : pourquoi le monde ne se serre-t-il pas les coudes ? Pourquoi ne s’unifie-t-il pas ?
C’est une histoire qui a quelque chose à voir avec la sauvagerie du capitalisme, la convoitise colonialiste et la compétition autour de la partition du monde arabe.
Cette question n’est pas adressée au monde, c’est-à-dire à l’Occident et à la Russie, mais bien au monde arabe qui perd son sang et qui est accablé par l’oppression et la tyrannie.
C’est notre question à nous, et c’est nous qui devons y répondre les premiers, avant de demander une solidarité internationale qui est impossible dans les circonstances politiques internationales actuelles.
L’attentat sauvage perpétré à Burj Al-Barajné le jeudi 12 novembre a été « complété » par une opération barbare à Paris au soir du lendemain. Deux actes barbares qu’il convient de condamner sans aucune hésitation et sans la moindre réserve. Mais en dépit de la douleur, de la colère et de la stupéfaction, en France, il faut que nous appelions un chat « un chat » : cet attentat n’était pas dirigé seulement contre Paris, mais bien en tout premier lieu contre les Arabes et contre les musulmans. Non pas seulement parce qu’il porte atteinte à leur image dans le monde, mais aussi parce qu’il expose la communauté arabe de France à de une épreuve considérable et parce qu’il contribue à faire monter le discours de droite fascisant en Europe. Le premier objectif des fous de mort de Dâ‘esh, c’est de nous tuer, nous (les Arabes et les musulmans), de nous contraindre à l’isolement et d’écraser la vie qui est en nous.
La question est donc arabe et nous devons rechercher une réponse rationnelle qui nous habilite à mener le combat contre ce danger absolu qui veut éradiquer nos sociétés.
Les réponses qui sont apportées aujourd’hui sont insuffisantes et impuissantes. Pire : elles servent, au final, les intérêts du terrorisme.
La réponse communautariste n’est pas une réponse. En effet, le terreau sur lequel s’est développé Dâ‘esh en Irak était celui de la réponse stupidement communautariste apportée par le gouvernement de sinistre mémoire dirigé par Al-Maliki. Le fondamentalisme sunnite ne saurait être combattu en lui opposant un fondamentalisme chiite. La collision entre ces deux fondamentalismes a conduit nos sociétés à la folie, faisant de nous les otages de forces régionales et internationales. Lever contre Dâ‘esh des armes communautaires, c’est tomber dans un daeshisme à l’envers et cela ne fait que conforter et justifier la pensée fondamentaliste.
Quant à la réponse par la tyrannie, c’est une recette assurée de la daeshisation de toute chose. Le choix n’est pas entre Assad et Dâ‘esh : l’un et l’autre sont des monstres et les deux sont des machines de destruction. Sans la tyrannie et sa prise d’appui sur les structures communautaires tant en Irak qu’en Syrie du temps du parti Baath, Dâ‘esh n’aurait pas pu s’étendre et devenir capable d’édifier une organisation suscitant la terreur et à la discipline de fer. Toute proposition de coalition à laquelle la tyrannie participerait et toute tentative de présenter la soldatesque sous les jours d’une « alternative » à Dâ‘esh ne feraient qu’accentuer la daeshisation de nos sociétés et à faire de guerres civiles de véritables modes de vie.
Notre silence sur les collusions avec les monarchies du pétrole et du gaz qui exercent leur hégémonie sur les médias arabes et tentent de s’emparer de la culture arabe par leurs valeurs réactionnaires et leur diffusion de l’obscurantisme religieux est la traduction du fait que nous sommes restés incapables d’affronter cette obscurité. L’obscurantisme fondamentaliste ne saurait être notre allié dans cette bataille, puisqu’il est même, au contraire, la couveuse de la folie noire et l’une des sources de sa force et de son financement. Oussama Ben Laden est issu du sein de ce fondamentalisme, il est le porte-parole authentique de son projet qui est devenu la proie de la corruption après s’être transformé en appareil d’état. De la même manière, le fondamentalisme adverse qui gouverne l’Iran n’est guère en meilleur état. La tentative de renouer avec les sources de la religion (islamique) au moyen d’exégèses réactionnaires contemporaines constitue l’essence du problème.
Les réponses (au terrorisme) majoritairement apportées en Egypte, en Syrie, en Irak et au Liban n’en sont pas et elles ne permettront pas à ceux qui les formulent de vaincre Dâ‘esh. En effet la guerre qui nous est imposée requiert des conditions qui diffèrent radicalement de cette réalité qui se décompose avec nous et qui contamine tout.
Le premier problème c’est le fait que cette folie nous a fait perdre notre mémoire et qu’elle nous a fait oublier le combat féroce qui s’était déroulé dans les années 1960 entre le Congrès islamique dirigé par l’Arabie saoudite et le mouvement nationaliste arabe dirigé par l’Égypte nassérienne.
La mémoire, ça n’est pas la nostalgie ni l’aspiration à l’époque de Nasser avec ses erreurs et ses péchés de tyrannie. Mais nous devons ne pas oublier que Nasser n’a pas été défait par les fondamentalistes, mais par Israël et ses alliés étatsuniens, et que cette folie a commencé par une alliance avec les États-Unis dans la dernière phase de la guerre froide.
Cette analyse ne débouche pas sur le désespoir, mais sur l’après-désespoir. En effet, il est clair que les forces démocratiques et laïques ont été chassées de l’équation et qu’elles sont aujourd’hui dans un état de complète déréliction, et que donc compter sur un réveil soudain s’est terminé de manière mélodramatique avec le coup d’état militaire en Égypte, qui a surfé sur le refus populaire du pouvoir des « Frères » pour en finir avec la Révolution de janvier.
Ce qui viendra, après le désespoir, c’est notre volonté de recommencer, modestement et en tenant compte des leçons de nos erreurs et en ayant la sagesse de ne pas réitérer les mêmes erreurs.
Le début sera difficile, mais pas impossible. Et nous en avons vu des prémices au Liban au travers du mouvement populaire et jeune face à la crise des ordures. Nous assistons aujourd’hui à une ouverture de l’horizon avec le soulèvement en Palestine. Certes, les ordures encombrent encore les rues et la sauvagerie de l’occupation israélienne et son projet millénariste n’ont pas été dissuadés, et ce à quoi nous assistons aujourd’hui tant au Liban qu’en Palestine est une protestation qui ne s’est pas encore mutée en opposition, mais qui comporte la possibilité de cette mutation.
Cette possibilité est un projet pour un nouveau départ qui ne commencera que lorsque nous disposerons d’une pensée nouvelle et d’une vision claire de la relation entre la liberté et la justice sociale.
Grande est notre responsabilité. Nous n’avons pas le droit d’accepter de mourir en nous taisant.
Elias Khouri