C’était il y a un an. Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, un jeune homme sans histoires, Rémi Fraisse, 21 ans, était tué par une grenade offensive lancée sur lui par un gendarme, lors d’incidents violents sur le site du barrage de Sivens (Tarn). Cachées pendant 24 heures par les autorités, les causes du décès de Rémi Fraisse ne faisaient pourtant aucun doute pour les gendarmes et les secouristes qui étaient alors sur place.
À la suite de la plainte déposée par la famille, une information judiciaire pour « violences par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner » a été ouverte au tribunal de grande instance de Toulouse, et deux juges d’instruction, Anissa Oumohand et Élodie Billot, ont été désignées le 29 octobre 2014.
L’exécution de cette information judiciaire a été confiée à des gendarmes, ceux de la section de recherches (SR) de Toulouse, qui enquêtent donc sur d’autres gendarmes. Et un an après la mort du jeune homme – une victime des forces de l’ordre pour laquelle le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve n’a pas eu un mot lors de son discours annuel devant les chefs de la police et de la gendarmerie, le 13 octobre –, rien n’indique qu’une (ou plusieurs) mise en examen soit envisagée par les juges.
Une chose est sûre, le passé de Rémi Fraisse comme ses agissements le soir du drame ont été passés au crible par les enquêteurs. Leur zèle a d’ailleurs été tel que ses proches ont pu s’en étonner : contenus de l’ordinateur et du téléphone portable de Rémi minutieusement épluchés, comme les communications et les connexions, fréquentations passées au tamis, compte bancaire examiné, questions insistantes posées sur ses opinions politiques, son éventuelle consommation de drogue ou d’alcool, et même sur la médiatisation de son décès… Tout cela a pu laisser penser à certains, plaignants ou témoins, que l’on essayait de salir la victime.
Or parents, amis, connaissances et employeurs, tous ceux qui ont été interrogés par les enquêteurs ont fait la même description de Rémi Fraisse. Celle d’un jeune homme concerné par l’environnement (il avait suivi un BTS « gestion et protection de la nature »), passionné de musique, aimant l’escalade, pacifiste, non violent, travailleur, et ne consommant aucune drogue. Il n’était affilié à aucun parti ni organisation, en dehors d’une association de la défense de la nature de Midi-Pyrénées, pour laquelle il « effectuait des relevés concernant des espèces botaniques protégées ».
« Rémi donnait également 10 euros par mois à Amnesty International », mais « il n’aimait pas la politique », a précisé son colocataire aux gendarmes. Il venait également de monter une petite association, « Changeons ensemble », avec trois amis, « dans le but de développer de la solidarité et un espace de dialogue », a expliqué un autre proche. Il voulait étudier les plantes (il s’était inscrit pour passer une licence par correspondance), et projetait un voyage en Argentine et au Chili. À terme, Rémi envisageait d’ouvrir une boutique de plantes naturelles. Selon sa petite amie, il n’avait jamais participé à une manifestation.
Basé à Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne), dans la région toulousaine, Rémi s’était décidé le samedi même pour aller au rassemblement des opposants au barrage, le 25 octobre dans la forêt de Sivens (à Lisle-sur-Tarn), à une soixantaine de kilomètres de là. Des débats et de la musique étaient au programme. Une dizaine de copains du même âge ont fait le trajet dans deux voitures, avec des tentes et des victuailles.
« Son intention était uniquement de passer un bon moment, de rencontrer des gens qui avaient les mêmes convictions que lui. Il s’y rendait vraiment dans un état d’esprit festif, sachant qu’aucune force de l’ordre ne devait être présente sur les lieux », a témoigné l’un de ses amis. Après la soirée en zone festive, vers 1 h 30 du matin, Rémi Fraisse, qui avait bu un peu de vin, a voulu aller vers les bruits d’explosions et les affrontements, à 2 kilomètres de là, « pour voir ce que c’était ». Sans foulard sur le visage, ni projectile. Sa petite amie l’a accompagné, et puis a fait demi-tour, à cause des gaz lacrymogènes. Rémi a continué tout droit. Elle l’a cherché toute la nuit, mais ne l’a jamais revu.
Aujourd’hui, malgré les nombreux témoignages, films, photos et échanges radio des gendarmes qui figurent au dossier d’instruction, personne n’est en mesure de dire si Rémi Fraisse a participé activement aux incidents. Dans leurs dépositions, qui semblent concertées, les gendarmes mobiles ont en revanche insisté sur le nombre de projectiles reçus et la détermination de leurs assaillants cette nuit-là. Ils avaient été bombardés de mottes de terre, de pierres et de fusées par une centaine de personnes.
Pourtant, aucun des gendarmes mobiles n’a été blessé (alors que six CRS l’avaient été lors des incidents de la veille). Lourdement équipés, ils étaient protégés par un grillage, dans la fameuse « zone de vie » censée défendre un baraquement préfabriqué.
Sur l’ordre d’un major, un brigadier-chef a lancé plusieurs grenades offensives OF pour repousser les plus déterminés. L’une d’elles, lancée en cloche, a explosé tout contre Rémi Fraisse, entre son sac à dos et sa nuque, le tuant sur le coup. L’usage de ces grenades, des armes de guerre, a été interdit quelques jours plus tard par le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve. Pour sa part, l’inspection de la gendarmerie a dédouané ses « hommes », qui n’auraient commis aucune faute.
Pourquoi défendre à toute force un préfabriqué ?
Craignant un nouveau Notre-Dame-des-Landes, le pouvoir était resté inerte face aux violences commises à Sivens par des agriculteurs et par des gendarmes pendant les semaines qui ont précédé le décès de Rémi Fraisse – cela malgré les alertes notamment relayées auprès de François Hollande et Bernard Cazeneuve par Cécile Duflo [1]t.
Après cet événement considérable, un jeune manifestant tué par les forces de l’ordre sous un gouvernement socialiste, ce même pouvoir n’a rien trouvé à dire pendant 48 heures interminables [2], feignant même l’ignorance. Comme Mediapart l’a déjà démontré, le ministère de l’intérieur, la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) et la préfecture du Tarn suivaient pourtant les événements en temps réel, et n’ont rien pu rater des circonstances du décès de Rémi Fraisse [ESSF (article 33584), Sivens : Comment le pouvoir a réécrit la mort de Rémi Fraisse :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33584]].
Ainsi, sur le journal de bord du Groupement tactique gendarmerie (GTG), d’abord transmis à la chaîne hiérarchique puis remis aux enquêteurs de la section des recherches de Toulouse, les gendarmes mobiles ont indiqué, pour cette nuit-là, dès 1 h 45 précises, et sans équivoque, la mention suivante : « Un opposant blessé par OF », c’est-à-dire une grenade offensive, arme dont seuls les militaires sont dotés, et que seuls les gradés peuvent utiliser. Moins de quinze minutes plus tard, à 1 h 59, le journal du GTG indique ceci : « Opposant blessé serait décédé. Hémorragie externe au niveau du cou. »
Selon le décompte officiel, le nombre d’engins tirés par les militaires, cette nuit-là, est impressionnant : plus de 700 grenades en tout genre. À savoir 312 grenades lacrymogènes MP7, 261 grenades lacrymogènes CM6, 78 grenades explosives assourdissantes F4, 10 grenades lacrymogènes instantanées GLI, 42 grenades offensives OF, ainsi que 74 balles en caoutchouc LBD 40 mm. Les grenades offensives OF, les plus dangereuses, sont lancées à la main, à 10 ou 15 mètres maximum [3].
Or, selon de nouveaux documents dont Mediapart a pris connaissance, les hautes autorités étaient bel et bien informées minute par minute. À 1 h 52, le centre opérationnel de gendarmerie d’Albi est avisé par téléphone par un officier posté à Sivens du probable décès d’un manifestant blessé avec une « grosse hémorragie ». À 2 heures, soit seulement quelques minutes après le drame, dans un autre appel, ce message explicite : « Golf 42, informe qu’un opposant est décédé, brigade des recherches se transporte sur les lieux, pour information ce serait suite à un tir de grenade offensive. » Et à 2 h 17 : « Colonel Andreani, demande à ce que la SR soit prévenue, les événements remontent au plus haut niveau, le TIC doit également être engagé. » L’identité de l’auteur du lancer de grenade offensive OF, un adjudant-chef, est déjà citée à 2 h 44.
Les gendarmes mobiles étaient, cette nuit-là, retranchés dans la fameuse « zone de vie », une base construite par une entreprise de BTP pour entreposer engins de chantier, matériel et vestiaire. Protégée par deux clôtures successives hautes de 2 mètres, et un fossé profond de 2,50 mètres, cette zone de vie était constituée d’un préfabriqué et un groupe électrogène (qui ont été incendiés la nuit précédente, quand des vigiles avaient été pris à partie puis remplacés par des CRS). Qu’y avait-il encore à protéger avec des gendarmes mobiles la nuit suivante ?
Une réunion avait été organisée le 21 octobre 2014 à la préfecture pour préparer le rassemblement festif du 25, où plusieurs milliers de personnes étaient attendues. Les questions de circulation et de stationnement des véhicules ont pris du temps, selon le compte-tendu auquel Mediapart a eu accès. Mais la prise en compte des risques d’incident aussi.
« Lors de cette réunion, nos organisations ont demandé à ce qu’il n’y ait plus d’engins de chantier sur le site pour éviter tout débordement. La préfecture avait confirmé que les engins seraient retirés du site. Concernant les forces de l’ordre, dans la même perspective la préfecture s’était engagée à ce qu’il n’y ait pas de force de l’ordre présente à proximité de la manifestation », a déclaré Ben Lefetey, le porte-parole du collectif du Testet, interrogé en tant que témoin.
Or si les engins ont bien été retirés, le préfabriqué et le groupe électrogène, eux, étaient encore là, et les vigiles aussi. Avec cette cible, et après des semaines de tensions entre militants écologistes d’une part, agriculteurs locaux et forces de l’ordre d’autre part, la montée en puissance des incidents était dès lors prévisible. Des incidents qui ne pouvaient avoir pour but que de « discréditer le mouvement », selon plusieurs militants, ce alors que l’arrivée de petits groupes violents était prévue par le service départemental du renseignement territorial (SDRT).
« J’ai été très surpris que des affrontements se soient déroulés avec une telle ampleur sur le site, conduisant jusqu’à ce drame. Je n’ai toujours pas compris pourquoi l’État avait décidé de maintenir les forces de l’ordre sur le site alors qu’à partir du samedi matin il ne restait qu’une clôture à protéger. L’État a ainsi, pour moi, fait prendre des risques aux forces de l’ordre et aux personnes qu’elles affrontaient. Cette décision politique me semble disproportionnée au regard des enjeux sur place. D’autant plus que je savais que le rapport qui serait rendu public le 27 octobre allait remettre en cause le projet de barrage et donc probablement entraîner une suspension des travaux », a poursuivi Ben Lefetey.
Le gouvernement surveillait à la loupe les événements de Sivens. Selon le compte-rendu d’intervention du lieutenant-colonel qui dirigeait le groupement tactique gendarmerie à Sivens, il est fait état, vers 17 h 30, dès les premiers incidents du 25 octobre, d’un entretien téléphonique du GGD 81 [Groupement de gendarmerie du Tarn – ndlr] avec le DGGN [le directeur général de la gendarmerie nationale – ndlr] donnant l’ordre de « procéder à des interpellations ». Preuve que la situation intéressait au plus haut point les autorités.
Le lieutenant-colonel qui commandait le dispositif ce soir-là avait reçu l’ordre de « tenir la position ». Entendu comme témoin, il déclare notamment ceci : « Je tiens à préciser que le préfet du Tarn, par l’intermédiaire du commandant de groupement, nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l’ordre. »
Bernard Cazeneuve a pour sa part fait un récit diamétralement opposé, le 12 novembre 2014 devant l’Assemblée nationale. « Est-ce qu’il y a eu des consignes de ma part pour qu’il y ait de la fermeté dans un contexte où il y avait de la tension ? J’ai donné des instructions contraires, et je le redis devant la représentation nationale », a déclaré le ministre de l’intérieur.
« J’avais conscience depuis des semaines du climat d’extrême tension de Sivens. J’étais désireux de faire en sorte que celui-ci ne conduise pas à un drame », a affirmé le ministre. « C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’y avait pas de forces pré-positionnées le vendredi soir à Sivens et si elles l’ont été ultérieurement, c’est qu’il y a eu dans la nuit du vendredi au samedi des heurts qui témoignaient de la violence d’un petit groupe qui n’a rien à voir avec les manifestants pacifiques de Sivens », a-t-il ajouté.
Quels ordres précis avait reçus le préfet du ministère de l’intérieur ? Quelles instructions ce préfet a-t-il transmises à son directeur de cabinet ? L’audition du préfet du Tarn et l’examen de ses échanges avec les gendarmes et l’exécutif (Beauvau, Matignon et même l’Élysée) la nuit du 25 au 26 octobre 2014, demandés par les avocats de la famille Fraisse (Arié Alimi, Claire Dujardin et Éric Dupond-Moretti), ont été refusés par les juges d’instruction puis par le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse [4].
Selon des sources informées, les magistrats toulousains ne veulent pas s’engager sur la voie d’un questionnement des échelons administratifs et politiques, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui ont conduit les gendarmes mobiles à lancer des grenades offensives létales à Sivens.
MICHEL DELÉAN