Il est normal que les massacres perpétrés sur une partie de la planète dont notre pays nous laissent quelque peu hébétés. La difficulté est largement identifiée : des réseaux mus par une idéologie ultra réactionnaire prétendent vouloir bâtir un califat mondial et menacent des dizaines de millions de gens. Pour des courants politiques comme les nôtres, qui défendent à juste titre une indépendance de classe, il n’est pas facile de trouver –dans notre pratique politique quotidienne – une place visible. Il est des fois nécessaire de le reconnaître.
En juillet 2014, sur ce site [1], j’écrivais : « La barbarie est donc là, sous une forme nouvelle, née de l’imbroglio du monde postcolonial, des dictatures militaires faussement progressistes, des formations sociales très segmentées au plan religieux, de l’arrogance américaine et israélienne, de la très grande faiblesse du mouvement social, ouvrier et anti-impérialiste dans les pays occidentaux, etc. Mais on a presque envie de dire : peu importe, trop tard. Le monstre est présent et à l’offensive. Il a ses causes, ses origines, ses déterminations comme il y eut d’autres monstres spécifiques en d’autres temps. Nous pouvons accuser le passé, vilipender les causes objectives, s’auto-reprocher de n’avoir rien pu faire dans nos propres pays face à la responsabilité de nos Etats. Mais que pèsent ces constats pour les dizaines de millions de gens terrorisés, persécutés, assassinés ; pour ces pays où ces bandes cherchent à détruire tout passé, toute histoire ? Et ces dizaines de millions de femmes et fillettes vouées à une vie de prison absolue ? Ne nous y trompons pas, la guerre est là et programmée ».
L’ennemi de mon ennemi peut fort bien être aussi mon ennemi. Et comme le défendait inlassablement Lénine en dénonçant le marxisme « purement verbal », « l’âme vivante du marxisme c’est l’analyse concrète d’une situation concrète ». Les tâches en découlent… Mais tout le problème pour nous est là.
UN DEBAT PAS NOUVEAU
En 1940, dans le Manifeste d’Alarme, Trotsky condamne les puissances impérialistes dans la guerre qui commence. Et il dit à propos d’Hitler : « Cet épileptique allemand, avec une machine à calculer dans le crâne et un pouvoir illimité entre les mains, n’est pas tombé du ciel ni surgi de l’enfer : il n’est rien d’autre qu’une personnification de toutes les forces destructives de l’impérialisme. Exactement comme Gengis Khan et Tamerlan apparurent aux peuples pasteurs plus faibles comme les fléaux destructeurs de Dieu, alors qu’en Mité ils ne faisaient qu’exprimer le besoin de toutes les tribus de pasteurs de plus de terres à pâturage et de pillages des régions habitées, de même Hitler, ébranlant jusqu’à leurs fondations les puissances coloniales, ne fait que donner une expression plus achevée à la volonté de pouvoir impérialiste ».
L’analyse absolue du nazisme est ici très claire. Il est le fruit d’une histoire et comme cette histoire est celle de l’impérialisme et de sa voracité, Hitler en est le pur produit. Mais alors quelles tâches ? Il ajoute donc « L’écrasante majorité de nos camarades dans différents pays a soutenu victorieusement la première épreuve de la guerre. Ce fait est d’une signification inestimable pour l’avenir de la IV° Internationale. Chaque membre de base de notre organisation n’est pas seulement autorisé mais tenu de se considérer à partir de maintenant comme un officier de l’armée révolutionnaire qui sera constituée dans le feu des événements. L’entrée des masses sur l’arène révolutionnaire (je souligne) va révéler tout de suite l’insignifiance des programmes opportunistes pacifistes et centristes. Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus. ». Et il poursuite « Naturellement, il existe une différence entre les régimes politiques bourgeois dans la société bourgeoise, exactement comme il existe une différence de confort entre les wagons de classes différentes dans un train. Mais quand le train plonge dans un abîme, la distinction entre la démocratie décadente et le fascisme meurtrier disparaît devant l’effondrement de l’ensemble du système capitaliste. »
Nous savons que l’histoire ne s’est malheureusement pas déroulée selon ce schéma. Elle ne le pouvait d’ailleurs pas en raison justement des forces en présence. Sans doute parce que la génération de Trotsky tirait son expérience de la première guerre mondiale, et que lui-même pensait que dans ce nouveau conflit la guerre devait pouvoir se transformer en révolution et que la bureaucratie stalinienne en sortirait défaite. Trotsky n’oublie pas les tâches, mais hélas il se joue d’illusions. Le pronostic était faux parce que, pour une large partie des masses, il ne faisait pas de doute que la barbarie nazie n’était pas seulement le wagon de 3e classe de l’impérialisme mondial mais était devenu un train indépendant et un train fou ! C’est pourquoi ce ne sont pas les masses converties au communisme antistalinien qui ont dominé le conflit et l’ont emporté mais des Etats, fussent-ils aussi peu démocratiques que l’URSS et aussi peu prolétariens que les Etats-Unis. Malgré l’existence de résistances nationales communistes, le plus souvent liées à Moscou.
L’actualité relance le même genre de débat : la guerre, notre indépendance politique, nos tâches. Encore faut-il se mettre d’accord sur ces termes. S’il ne fait aucun doute pour moi que nous devons rester à l’écart de toute « union nationale », c’est bien d’une guerre qu’il s’agit. Une guerre sans doute très longue.
Aussi les dénonciations de la barbarie et de la responsabilité impérialiste ne servent à rien si nous ne définissons pas des tâches pratiques. Envers les réfugiés, envers les quelques forces laïques opérant sur le terrain du conflit direct avec Daesh et envers les forces les plus progressistes dans la région du Moyen-Orient. Ce devrait aussi être notre tâche d’intervenir massivement dans les quartiers déshérités pour organiser la jeunesse et populariser nos principes de démocratie sociale, de laïcité et d’antiracisme. Mais en avons-nous les forces et les moyens ?
Alors que dire et que faire ? Dans un tout récent texte Roger Martelli, dénonçant à juste titre l’état d’exception, poursuit : « Or le choix officiel repose sur l’oubli des causes structurelles profondes de la déstabilisation de nombreuses régions du globe, notamment en Afrique et au Proche-Orient. Cantonner les pauvres ou éliminer la pauvreté ? Qu’on le veuille ou non, c’est toujours la même question qui revient (…) Si logique il y a, il faut la combattre, la défaire et lui substituer une autre logique de développement, une autre conception de l’équilibre social. » [2].
Je suis d’accord sur ce projet anticapitaliste ! Mais sans doute faut-il lui donner un horizon lointain ? Alors en attendant ? Car, il ne nous demande pas moins que de subvertir au plus vite les mécanismes de l’économie mondiale. Ce faisant, je crains qu’il substitue un objectif de long terme (pour dire le moins) à un problème immédiat.
LE « BON SENS » DU NPA
Je ne pense pas qu’il soit juste de cacher nos difficultés sous couvert d’une objectivation déformante. J’en veux pour exemple, le communiqué du NPA avec lequel je suis en désaccord : « Cette barbarie abjecte en plein Paris répond à la violence tout aussi aveugle et encore plus meurtrière des bombardements perpétrés par l’aviation française en Syrie suite aux décisions de François Hollande et de son gouvernement (…) La barbarie impérialiste et la barbarie islamiste se nourrissent mutuellement. Et cela pour le contrôle des sources d’approvisionnement en pétrole. »
Cette déclaration pose deux problèmes sérieux. Car, la dialectique du petit jeu de l’œuf et de la poule a ses limites ! En effet, aussi loin que l’on puisse remonter, il est loisible de dire que Daesh et ses cousins sont les rejetons d’une histoire dans laquelle les Etats impérialistes ont une responsabilité majeure. Si ce n’est aujourd’hui, c’est hier quand ils soutenaient Saddam et Bashar. Si ce n’était cela, ce serait les responsabilités franco-britanniques dans la région à partir du démantèlement de l’empire ottoman… C’est toujours un truisme que de souligner les responsabilités générales de l’impérialisme dans un contexte séculaire de domination mondiale des Etats impérialistes. Si Daesh ne fait que répondre coup par coup aux agressions impérialistes, alors sa responsabilité est bien moindre. Tout comme Hitler, Daesh n’est que le fruit de l’histoire impérialiste : circulez, il n’y a plus rien à discuter.
Le second problème de ce communiqué consiste à vouloir boucler sur le pétrole… Il fallait bien trouver un argument sonnant et trébuchant impliquant la voracité des multinationales [3]. « Pour mettre fin au terrorisme, il faut mettre fin aux guerres impérialistes qui visent à perpétuer le pillage des richesses des peuples dominés par les multinationales ». Chers camarades du NPA, il ne reste plus qu’une feuille de papier à cigarette entre votre analyse et une valorisation anti-impérialiste de Daesh ; vous en rendez-vous compte ?
Nous sommes tous d’accord sur le formatage de la situation actuelle par la longue histoire de l’impérialisme dans la région. Tous d’accord aussi pour dire que la guerre meurtrière menée contre son propre peuple par Bachar El Assad et les conséquences terribles de l’intervention américaine en Irak ont constitué le meilleur terreau de développement de Daesh et de quelques autres groupes. Mais ceux-ci ne sont pas nés de ces seuls événements, pas plus qu’Al-Qaïda est né de l’intervention américaine en Afghanistan. Ces courants se sont formés en plusieurs étapes, à partir de plusieurs cassures nationales y compris à l’encontre des régimes arabes qu’ils soient saoudiens ou baasiste. Le noyau dirigeant n’a pas grande chose à voir avec la religion ; ils étaient des militaires de Saddam.
Ne serait-il pas plus juste de souligner qu’à un moment donné Daesh cesse d’être une simple marionnette de l’histoire ? Que pour les capitales impérialistes, la question n’est plus prioritairement le pétrole (il suffit de regarder l’état actuel du marché pétrolier !) mais des questions géostratégiques : l’effet domino de l’islamisme radical du Pakistan jusqu’aux confins du Cameroun par exemple. D’ailleurs, est-ce que les attentats de Tunisie ont quelque chose à voir avec la barbarie impérialiste ? Est-ce que ceux récents du Liban contre le Hezbollah renvoient aux bombardements français ? Est-ce que les assassinats à Charlie étaient en lien avec l’appétit des multinationales françaises ? Est-ce que l’attentat au Danemark était une réponse aux violences perpétrées par l’impérialisme danois ? Est-ce que l’assassinat de 132 enfants hier dans une école du Pakistan, ou l’enlèvement de femmes au Nigeria pour faciliter le ralliement de jeunes hommes est la réponse à l’impérialisme britannique ? Est-ce que les attaques contre des synagogues… etc.
Avec ce qu’exprime le NPA, en pratique celui-ci devrait lancer l’initiative d’un mouvement de masse sur le thème « Paix en Syrie et en Irak ». Cela correspondrait à son analyse et effectivement mettrait l’impérialisme au pied du mur. Le NPA n’accompagne pas son analyse « concrète » d’une proposition de tâches politiques, mais pourquoi ne lance-t-il pas un tel mouvement ?
Je reprends ici cette explication de Trotsky sur l’ABC de la dialectique : « Pour les concepts aussi il y a des « tolérances », établies non par la logique formelle, pour qui A = A, mais par la logique issue de l’axiome selon lequel tout change. Le « bon sens » se caractérise par le fait qu’il franchit systématiquement les normes de tolérance établies par la dialectique. »
QU’EST-CE QUE DAESH SI CE N’EST UN FASCISME SUI GENERIS ?
En Allemagne dans les années 20 et 30, les SA étaient tous des ouvriers et des petits bourgeois paupérisés. Leur adhésion au fascisme avait une origine assez claire : la misère et le chômage apportés par les exigences françaises au moment de la défaite allemande ainsi que l’arrogance et le pillage de la grande bourgeoisie prussienne. Le capitalisme, les « vendeurs de canons » étaient sans aucun doute totalement responsables de leur basculement politique. Et alors ? Le fait est qu’ils étaient SA et pensaient que tout cela était dû au complot juif international, qu’ils s’attaquaient aux syndicats et aux partis ouvriers ainsi qu’aux commerces tenus par des juifs. Le rappel de l’ignominie du Traité de Versailles ne pouvait guère servir d’argument principal pour les faire revenir à une position de classe ou pour les combattre. Il fallait rester sur des positions de classe et les combattre les armes à la main.
Qu’est donc Daesh ? L’emploi systématique du mot « barbarie » pour qualifier ses actes n’est pas une définition. La barbarie stalinienne, la barbarie nazie, celle des américains au Vietnam, celle des Hutus contre les Tutsi (et toutes les autres) n’ont pas d’autres points communs qu’une violence aveugle, massive, paranoïaque. L’essentiel est ailleurs et relève du contenu social. A l’encontre des populations sous son contrôle, les islamistes de ce type exercent une totale oppression, s’opposent à toute forme d’expression libre en dehors de la leur, tuent sur la base de discriminations religieuses et mènent une guerre générale contre les femmes. En leur sein, tout cela fonctionne sans doute comme une nouvelle forme de bureaucratie, par cooptation et sur la base d’un partage discrétionnaire des biens, des femmes et des postes hiérarchiques qui vous éloignent des combats et des « postes » de kamikazes. Bureaucratie mafieuse, mercenaire. Pour moi c’est un fascisme, une monstruosité spécifique.
Bien sûr, aujourd’hui nous devons faire valoir notre indépendance politique. Les effets de manches de Hollande ne nous touchent en rien. Gardons ce cap, les uns comme les autres. Mais, notre paralysie, due sans doute en grande partie à notre marginalité politique et sociale, n’a pas besoin de se chercher des excuses en épaississant le trait et en distordant le réel. Cela nous desservira, car les gens perçoivent les gesticulations quand les mots ne servent finalement qu’à dissimuler une impuissance. Face à cette folie religieuse et mafieuse, les Etats occidentaux et la Russie ont la main, pas le mouvement ouvrier. La période va donc être dure pour nous tous. Et si cette guerre pouvait se transformer en révolution comme le souhaitait Trotsky en 1940 ? Nous en doutons n’est-ce pas ? Mais si, tout de même, cette dernière survenait, elle ne naîtrait pas de la seule dénonciation des responsabilités historiques de l’Occident impérialiste au Moyen-Orient.
Claude Gabriel