La victoire du parti d’Aung San Suu Kyi aux élections législatives du dimanche 8 novembre a beau être écrasante, il reste à déterminer vers quelle sorte de démocratie se dirige ce pays si singulier, qui ne « ressemble à rien d’autre », comme disait Rudyard Kipling. L’écrivain britannique, même s’il ne passa que quelques jours en Birmanie en 1890, était né à Bombay, connaissait son Asie et, même si ce fut de prime abord la beauté des Birmanes qui le charma et lui inspira son célèbre poème Mandalay, il comprit rapidement que ce pays charnière entre Inde, Chine et Siam était bien différent.
En termes contemporains, on pourrait dire de la Birmanie qu’elle est la nation de l’imprévisible. Qu’attendre d’ailleurs d’un pays où l’on roule à droite avec le volant placé à droite comme dans les pays où l’on roule à gauche ? Nul doute que la déroute que vient de subir la formation politique du pouvoir, de l’armée et du président Thein Sein, le Parti de l’union solidaire et du développement (USDP), vient de montrer l’immense attachement à la démocratie et à la liberté de la plupart des quelque trente millions d’électeurs birmans qui se sont rendus aux urnes le 8 novembre. Ainsi que leur vénération d’Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix 1991, pour laquelle le raz de marée en faveur de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), est une belle revanche contre ces généraux qui ont monopolisé le pouvoir durant un demi-siècle. Le président américain Barack Obama a félicité à la fois l’opposante et le président sortant Thein Sein, la première pour ses « efforts et sacrifices constants », le deuxième pour avoir mené des « réformes courageuses ».
La Birmanie a une terrible et tragique histoire derrière elle : en 1962, le chef d’état-major des armées, Ne Win, fomente le premier coup d’Etat. Le général est un homme étrange, fantasque, cruel et capricieux qui lance son pays sur la « voie birmane du socialisme ». Une voie qui, comme le pays, ne ressemble à rien d’autre. La Birmanie roule sur cette route, puis s’enfonce dans la pauvreté et la répression. Le tyran se fait soigner à Vienne pour troubles mentaux, tire au revolver dans son miroir pour délivrer son image qu’il croit kidnappée par les nat, les « esprits ». Il se baigne dans le sang de dauphins pour se fortifier et, une nuit, il est aperçu sur un pont, habillé, marchant en arrière pour conjurer le sort, ainsi que le lui avait conseillé son astrologue.
Mis à l’écart après le mouvement prodémocratique de 1988, écrasé par l’armée – cette répression a sans doute fait des milliers de morts –, Ne Win est remplacé par d’autres généraux. S’ils ne sont pas fous, ils sont tout aussi cruels et superstitieux. Ils ne lâcheront leur emprise qu’en 2011, date de l’autodissolution de la junte. Parce que ce sont ces mêmes militaires qui ont formé l’actuel gouvernement et entendaient diriger le pays vers la voie d’une « démocratie disciplinée », l’armée ne va renoncer ni à ses prérogatives, ni à son obsession de la « stabilité nationale », ni à son contrôle sur les ministères-clés du prochain gouvernement.
« Réconciliation nationale »
Dans le système en place, 25 % des sièges des deux chambres du Parlement sont réservés à des officiers. Le chef d’état-major des armées, le général Min Aung-Hlaing, qui s’est déclaré prêt jeudi 12 novembre à coopérer avec Aung San Suu Kyi, continuera à nommer les détenteurs de portefeuilles névralgiques : défense, intérieur et ministère des frontières. Ce dernier est important de par sa fonction stratégique et parce que, dans les confins frontaliers dont il s’occupe, vivent les turbulentes minorités ethniques (30 % de la population).
Le 15 octobre, un cessez-le-feu national a été signé entre le gouvernement et huit groupes séparatistes armés des ethnies. Mais treize autres guérillas ont été les grandes absentes de ce compromis historique, alors que les combats continuent entre l’armée et les maquisards dans plusieurs Etats. Au lendemain du scrutin, hélicoptères et artillerie ont bombardé des régions tenues par une guérilla de l’ethnie Shan, où 6 000 villageois ont fui les combats depuis octobre. Cette nouvelle Birmanie « démocratique » va donc faire face à de nombreuses inconnues. Comme vient de le dire au New York Times l’écrivain et expert Thant Myint-U – petit fils de U Thant, l’ancien secrétaire général des Nations unies qui fut, en 1961, le premier non-Européen à occuper cette fonction –, « ce scrutin était simplement une élection pour une place dans un gouvernement dont le pouvoir sera partagé avec l’armée »…
La « Lady » fait preuve d’une bonne volonté certaine. Elle a écrit jeudi au chef des armées, proposant de le rencontrer « à la date qui lui conviendra » au nom de la « réconciliation nationale ». Mais on ne sait pas quel poste va occuper Aung San Suu Kyi. En vertu d’un article de la Constitution, elle ne peut pas devenir chef de l’Etat car elle a été mariée à un étranger. D’ici à mars 2016, avant que les deux nouvelles chambres du Parlement – et donc les militaires qui y siègent – élisent un nouveau président, la NLD va devoir choisir un candidat dans le parti. Mais il sera vraisemblablement un inaugurateur de chrysanthèmes façon IVe République française…
« Le prochain président devra comprendre parfaitement qu’il n’aura aucune autorité et devra se plier aux décisions prises par le parti », a également affirmé la « Lady ». Ainsi parle Aung San Suu Kyi la victorieuse. Mais si elle a gagné, reste à savoir de quoi sa victoire est le nom.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde