On ne se lasse pas de la langue de bois utilisée dans les conclusions de ces sommets. En l’occurrence : « Faire face à la crise des migrants et des réfugiés est une obligation commune qui requiert une stratégie globale et un effort résolu s’inscrivant dans la durée, dans un esprit de solidarité et de responsabilité. Les orientations adoptées par les chefs d’État ou de gouvernement le 23 septembre mettaient l’accent sur les questions les plus pressantes. Leur mise en œuvre progresse à grands pas, comme l’attestent les travaux entrepris au sein du Conseil ainsi que le rapport de la Commission du 14 octobre. Un suivi minutieux sera assuré à cet égard, y compris en ce qui concerne les engagements financiers et les éventuels besoins supplémentaires ». En fait, l’esprit de « responsabilité » domine nettement, et consiste à tout mettre en œuvre pour empêcher le plus possible de personnes fuyant les crises humanitaires de pénétrer dans la Forteresse Europe, et pour organiser les « réadmissions » des migrantEs et réfugiéEs dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée, voire dans les pays même qu’ils et elles ont fui.
Alors que deux immigrants africains étaient tués à Mellila, et un réfugié afghan abattu à bout portant à la frontière bulgare, c’est une belle panoplie de nouveaux outils d’oppression dont se dote l’Union Européenne. Il y a le « plan d’action commun » avec le président turc Erdogan pour que son pays retienne fermement les un à deux millions de réfugiés, essentiellement de Syrie mais aussi d’Asie centrale et Afghanistan qu’il héberge depuis plusieurs années. Cela signifie une aide financière des européens - modeste, un milliard environ pour 7 milliards déjà dépensés par l’Etat turc, la générosité est difficile en temps de crise, n’est-ce pas ? - et donc des contreparties pour l’Etat turc, sur lesquelles les dirigeants de l’UE sont plus ou moins rétifs : porter l’aide financière à 3 milliards, inscrire la Turquie comme « Etat sûr » ce qui signifie refuser tout asile politique à ses ressortissants mais au contraire pouvoir les récupérer quand ils sont poursuivis en Turquie, et qui signifie aussi l’accès facilité aux visas ; et surtout la relance de la demande d’adhésion à l’UE. Du coup, ce n’est pas l’heure de pointer les gravissimes attaques actuelles à la démocratie dont se rend coupable Erdogan !
Plus globalement, l’UE veut forcer les pays du sud de la méditerranée à gérer de manière systématique des « hotspots » (« points chauds », le nouveau terme à la mode des eurocrates se penchant sur les migrants et réfugiés), c’est à dire des grands camps durables d’hébergement et de tri des réfugiéEs à l’extérieur de l’UE (pour remplacer ceux actuellement existant et limités en Italie et Grèce), dans lesquels l’Europe choisirait par critères et quotas divers et variés, ceux qui seraient admis à entrer dans la forteresse… Les autres qui ne peuvent pas retourner à court terme dans leur pays resteraient parqués sur place, et les migrants économiques décelés, seraient renvoyés fermement à leur misère.
Par ailleurs, les « mesures opérationnelles concrètes » visent à lutter contre les réseaux criminels permettant aux migrants d’arriver en Europe, et à promouvoir cette fameuse « réadmission » des migrants dans leurs pays d’origine, ce qui se traduit soit par la mise en danger des personnes poursuivies pour leurs opinions, soit par des chantages éhontés aux financements dans les pays d’émigration économico-climatique. Surtout les préoccupations policières sont prégnantes : « élargir le mandat de Frontex dans le cadre des discussions sur la création d’un corps de garde-frontières et de garde-côtes européens, y compris pour ce qui est du déploiement d’équipes d’intervention rapide aux frontières lorsque les évaluations Schengen ou l’analyse des risques indiquent qu’une action énergique et rapide s’impose, en coopération avec l’État membre concerné ».
Alors, à la fin les chefs d’Etat de l’UE n’oublient pas, dans leur esprit de « solidarité », de recommander l’augmentation des aides financières aux structures d’aide humanitaire comme le HCR : un milliard pour la Syrie, 1,8 milliards pour l’Afrique subsaharienne. Le problème est qu’ils les ont d’abord réduit drastiquement ! Comme souvent, la palme de l’hypocrisie va au gouvernement français, qui n’a toujours pas fait de chèque dans ce sens, mais qui comptabilise le coût de ses interventions militaires en Afrique dans « l’aide au développement »… Ainsi, les dirigeants de l’Union Européenne cherchent toujours plus à éluder les principes démocratiques et humanitaires de base, comme ceux de la Convention de Genève adoptée en 1951 par tous les Etats de l’ONU, et pour laquelle l’accueil et la protection des réfugiés et demandeurs d’asile sont des obligations.
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Convergences de lutte contre les politiques de l’UE
Une fois de plus, au moment de ce sommet les mouvements sociaux européens ont appelé à la mobilisation pour mettre en accusation les responsables de l’Union Européenne. Des « euromarches » symboliques contre l’austérité ont convergé vers Bruxelles, la plus significative formée de quelques dizaines de militants du sud de l’Espagne, partis de Gibraltar et passant entre autre étapes, par Andorre, Luxembourg et Calais pour dénoncer les paradis fiscaux comme les lieux de déshumanisation européens. Jeudi 15 octobre, ils ont été rejoints à Bruxelles par plusieurs centaines de militants et militantes altermondialistes pour tenter de bloquer le quartier des institutions européennes. Une centaine d’entre eux, interpellés par la police, ont été relâchés dans la soirée. Vendredi 16, plusieurs conférences étaient organisées, dont l’une par le réseau « Blockupy » très actif en Allemagne, avant un meeting rassemblant les préoccupations communes des différents mouvements, ouvert par Susan George.
Enfin, samedi 17 octobre, la manifestation de clôture rassemblait quelques milliers de participants seulement, mais exprimait la résistance des mouvements sociaux qui, chacun dans leur pays ont récemment souvent mobilisé très largement : syndicalistes et féministes contre l’austérité, mouvement contre le TTIP/TAFTA (le traité transatlantique en négociation visant à un nouveau saut qualitatif dans l’ultra-libéralisme), contre le paiement de la dette publique, pour le droit au logement, mouvements pour la solidarité avec les migrants et sans-papiers… Avec d’autres délégations de forces anticapitalistes, le NPA était présent.
Je reviendrai ici sur la conférence organisée le 16 octobre par le CADTM et ATTAC contre la dictature de la dette, à laquelle ont assisté environ deux cent personnes. A la suite du représentant d’ATTAC Thomas Coutrot, les orateurs ont insisté sur la nécessité d’un espace public européen, politique et citoyen pour contester en commun cette dictature au niveau local, national et européen – le niveau le plus difficile. Mais au delà de la mise en cause d’un dogme néo-libéral, c’est la question de la démocratie qui est posée. Une représentante d’ATTAC Allemagne a lu un texte de l’universitaire Konrad Schuller rappelant que la gestion de la dette grecque par la Troïka a été purement idéologique, totalement différente de la manière dont historiquement ont été traité les dettes des Etats européens, à commencer par l’Allemagne après la seconde guerre mondiale. Pour l’ancienne présidente du parlement grec Zoé Konstantopolou, ce qui s’est passé en Grèce avec une politique punitive pour l’imposition du troisième mémorandum à un peuple qui se rebiffait, est une expérience de ce qui attend le reste de l’Europe. Les réformes structurelles s’approfondissent avec le pillage des infrastructures publiques et le système productif. Il y a en Grèce une explosion du chômage, de la pauvreté, de l’émigration, l’espérance de vie diminue. La Commission pour la vérité sur la dette grecque a voulu contribuer à la contre-offensive contre les politiques imposées par la Troïka, car les gens savaient qu’ils n’avaient pas bénéficié de l’argent dont on exige qu’ils le remboursent. Mais la dette a été utilisée comme arme, outil d’assujetissement, contre les libertés fondamentales et contre les institutions démocratiques. A chaque mémorandum, ma dette n‘a fait que croitre pendant que le peuple s’appauvrissait, elle dépasse aujourd’hui 350 milliards d’Euros avec le dernier plan signé en juillet. Mais même si Tsipras et son équipe ont trahi la confiance de son peuple en signant ce troisième mémorandum, il existe toujours une alternative, par la dynamique des mouvements citoyens.
L’Eurodéputé de Podemos Miguel Urban affirmait que cette année, on a vu que les marchés financiers peuvent faire un coup d’état sans tanks, quand ils veulent écraser les revendications venant de la rue, qui risquent d’être reprises en charge par un gouvernement. Celui-ci est hélas passé en Grèce de l’organisation de l’espoir à celle du désespoir, mais la nécessité absolue de contester l’austérité et la dette demeure entière, pour remettre en cause l’ensemble de l’architecture actuelle de l’UE, mais pour une alternative européenne et internationale. En particulier, la mise en pleine lumière des mécanismes de la dette, l’audit citoyen qui démasque son injustice, son illégitimité et son insoutenabilité s’apparente à la lutte contre les vampires qui meurent avec l’ouverture des rideaux ! La révélation de la réalité des mécanismes de la dette est un outil puissant de contestation, permettant de se soutenir les uns les autres. C’est ce que font actuellement les maires récemment élus avec Podemos à Cadix, Madrid et d’autres villes.
En conclusion de cette conférence où sont intervenus aussi Myriam Djegham, dirigeante d’un syndicat chrétien belge , Philippe Lamberts eurodéputé Vert et Bruno Théret spécialiste des monnaies alternatives, Eric Toussaint du CADTM insistait sur les suites à donner à ce type d’échanges, pour la solidarité avec les populations les plus attaquées comme en Grèce ; pour la mise en cause de l’austérité, de la dette, des paradis fiscaux, pour la justice fiscale et globalement pour poser centralement la question démocratique et des droits en Europe. Ce qui a permis la légitimation de l’Union Européenne, c’est l’idée de paix définitive et de prospérité croissante. Les moyens et outils mis en place devaient servir ces objectifs de base. Or on voit aujourd’hui que les politiques sont financières et économiques sont des buts en soi qui tournent le dos à ces objectifs. Le 13 juillet était un moment de bifurcation, mais le gouvernement grec devait assumer l’opposition populaire aux politiques de l’UE, et lancer l’affrontement au niveau européen. C’est d’abord une lutte à gagner sur la question démocratique, au nom de la survie d’une population en danger. Il s’agit de construire des contre-idéologies à tous les niveaux, du local à l’européen en passant par le monétaire. Dans ce sens, la question de la dette a été insuffisamment portée par la gauche de lutte, alors qu’elle aurait pu être un levier plus important pour peser sur la situation.
A la suite de cette conférence, une rencontre avait été initiée par des eurodéputés de Podemos et de Izquierda Unida pour discuter de la relance des convergences européennes de réflexion, de travail programmatique et d’action contre l’austérité, en particulier véhiculées par les appels dits « Plan B » et « Austerexit ». Cette réunion a débouché sur une proposition de conférence européenne contre l’austérité et la dette, pour les droits démocratiques, qui aura lieu les 30-31 janvier à Madrid, coorganisée par des Eurodéputés (Podemos et Izquierda Unida à titre individuel, et par une association contre la dette)
Quoi qu’il en soit, nous connaissons maintenant quelques rendez-vous importants de convergence de contestation à gauche des politiques européennes :
– 14-15 novembre : conférence « Plan B » à Paris
– 30-31 janvier : conférence contre l’austérité à Madrid
– début mars, 19 mars en France : mobilisations antiracistes/antifascistes, en defense des migrants.
A suivre donc !
Christian Babel