Parlons de Svetlana Alexievitch, figure majeure de la littérature documentaire soviétique et bélarusse, de langue russe, qui défraya la chronique en URSS dès 1984, bien avant d’acquérir la notoriété en Occident et d’être couronnée par le Prix Nobel de littérature 2015.
Le battage médiatique qui entoure cette haute distinction a-t-il pour motif
son œuvre, ou plutôt sa virulence à l’encontre de la politique (en Ukraine) de Vladimir Poutine et de la « dictature douce » d’Alexandre Loukachenko au Belarus ? [1] L’éloge s’adresse-t-il aux témoins dont l’auteure s’est faite la porte-voix, ou à ses plus récents propos plaçant un signe d’égalité entre « le socialisme et le fascisme » ? [2]
On peut se poser la question. Ecrivain de talent, la militante du libéralisme s’engage également dans la polémique de guerre froide conforme au climat actuel de russophobie. Nos médias ne mentionnent guère, du reste, le fait que la lauréate belarusse a été saluée dans la presse de Minsk [3] et que le président Loukachenko lui a fait part de ses félicitations. [4]
Mais, plutôt que de la « nobellisée » de circonstance, parlons de l’écrivain.
Son premier livre, pour moi le meilleur, est paru en URSS et fit l’effet d’une bombe « pacifiste » : « La guerre n’a pas visage de femme ». [5]
« Maudite et interdite » comme on le suppose de tout auteur critique en URSS ? L’ouvrage est paru une première fois en 1984 dans les revues « Oktiabr » et « Nioma, » à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Edité en livre en 1985 dans plusieurs maisons d’édition (une pratique courante en URSS) il sera diffusé, dans les années 80, à deux millions d’exemplaires. Le livre, un moment retenu par la censure, fut très mal accueilli par les anciens combattants, du moins ceux qui parlaient en leur nom, mais salué par le nouveau leader du pays, Mikhaïl Gorbatchev. Les adversaires et les sceptiques ont mis en cause le « journalisme spéculatif » ou le « genre fantastique » de Svetlana Alexievitch.
Son ouvrage a inspiré une série de téléfilms (Belarusfilm, 1981-1984) – une série parmi d’autres réalisés en Biélorussie [6], avec la même auteure, dans les années 1980. De nombreux spectacles théâtraux se sont également fondés sur l’œuvre de Svetlana Alexievitch, à l’époque soviétique et par la suite. Elle a été honorée de plusieurs prix, dont le Prix du Komsomol, la jeunesse communiste (1986) pour « La guerre n’a pas visage de femme ». A l’époque, vu qu’il était « soviétique », l’ouvrage n’a forcément intéressé personne en France. Excusez du peu, je fus l’un des rares à en parler, dans le « Monde diplomatique » en 1985. [7] Il ne fut publié en France qu’en 2004 ! En général, l’auteure n’a rencontré de succès en Occident que dans les années 1990-2000.
« La guerre » au féminin, selon Svetlana Alexievitch et les témoignages par elle collectés, rend compte d’une perception féminine très différente du « monde masculin » que constituait à ses yeux l’univers des combattants. La mémoire féminine propose une « lumière force » au sens optique : passionnée, « saturée de détails » avec « tout un continent de sentiments humains qui échappent d’ordinaire à l’attention des hommes ». [8] C’est une guerre qui, pour se réclamer d’une « juste cause » (antifasciste et patriotique), n’en est pas moins d’une cruauté extrême. Certains passages jugés trop crus, censurés ou autocensurés ont été ajoutés par l’auteure dans des éditions ultérieures. Le célèbre théâtre de la Taganka, à Moscou, en fit une adaptation magistrale, dans une mise en scène d’Anatoli Efros : face-à-face des jeunes filles d’avant-guerre et des femmes qu’elles sont devenues après la terrible épreuve. Que d’illusions perdues, de proches et d’amies fauchées, de vies brisées, irrémédiablement.
C’est l’un des premiers éclats de la « Glasnost » , en plein quarantenaire de la Victoire de 1945, alors que Mikhaïl Gorbatchev venait d’être élu, en mars, secrétaire général du Parti Communiste d’Union Soviétique, annonçant le temps du changement (peremena). Forcé par la crise mais aussi mûri de longue date par les mutations sociales, le développement industriel et urbain, la vie culturelle et l’éveil de la conscience critique.
Il n’est certes pas question, en 1985, de salir la réputation de l’Armée Rouge comme il est convenu de le faire de nos jours. Il est déjà permis de rompre avec les visions héroïsantes et romantiques qui ont longtemps prévalu dans la littérature mais qui, nullement « obligatoires », ne sont déjà plus le fait des meilleurs auteurs, écrivains, cinéastes, des années 1956-1985. [9]
A l’écran et sur scène comme dans les livres, la vie culturelle soviétique déborde bientôt de créations ou de mises au jour d’œuvres longtemps retenues par la censure. Les avancées de la modernité et du « petit-embourgeoisement des mentalités » nourrissent aussi des inquiétudes. « Le climat moral est à la passivité et au découragement, que M.Gorbatchev veut précisément combattre ». [10] Et pour cause : en ces débuts de Perestroïka, il est d’abord question d’espoir, de renouveau. Les promesses de réformes en vue d’une vie meilleure et d’une société « plus juste » le disputent à l’inventaire des plaies purulentes. Comme le rapportera S. Alexievitch, « A l’époque de Gorbatchev...Des foules de gens avec des visages heureux. La li-ber- té ! Tout le monde ne vivait que de cela. On s’arrachait les journaux. C’était le temps des grandes espérances : nous allions bientôt nous retrouver au paradis (...) [11]
Elle a poursuivi sa démarche avec d’autres compositions de rescapés de la guerre en Afghanistan et de la catastrophe de Tchernobyl, de grands brûlés du « bolchévisme » effondré en 1991 pour culminer, en 2014, avec « la fin de l’homme rouge » où se mélangent et se déchirent toutes les passions, au choc du réel, de l’impasse soviétique et de l’irruption brutale du Marché au sein d’une société rompue. L’impitoyable rouleau compresseur où les « petites gens » sont broyées.
Si des communistes rigides ne peuvent admettre sa vision apocalyptique du soviétisme, des anticommunistes butés ne peuvent davantage apprécier qu’elle ait largement donné la parole aux Soviétiques désespérément nostalgiques et aux victimes du capitalisme de choc des années 1990. De fait, c’est la polyphonie des cobayes de la débâcle, dans un grand chaos émotionnel.
Au fil du temps, cette fille d’un père communiste et, quoiqu’elle en dise désormais, ancienne jeune communiste qui ne supporta point que « les idéaux » soient bombardés en Afghanistan, compose, de livre en livre, ce qui peut être perçu comme un réquisitoire de l’idéologie et du régime qui ont abouti à un tel gâchis humain. Pour ce faire, Mme Alexievitch force le trait, qu’il s’agisse de ses propres réflexions ou du choix et du ton des témoignages. Il y a là une œuvre littéraire, et non la livraison de matériaux bruts. Elle-même précise qu’elle n’est pas l’historienne « des faits » mais bien « des âmes ». On est en présence de ce que les gens de télévision appellent le « docu-fiction » où la frontière n’est pas toujours évidente entre la part documentaire et la création d’auteur. Souvent, les « communistes » soviétiques qu’elle met en scène apparaissent comme des « bolchéviks fanatiques » assoiffés de combats, ce qui est pour le moins anachronique dans l’Union Soviétique finissante. On a l’impression que de tels personnages, parfois caricaturaux, et finalement suicidaires, sont indispensables à son procès à charge. Et au meurtre du père ?
L’auteure y « remet une couche » de rouge et ignore le rose et le gris, l’infinité de nuances qui faisaient la vie soviétique, ses zones hérétiques ou informelles, cet univers culturellement très contrasté, sans lesquels une Svetlana Alexievitch ne serait pas intelligible, ni du reste les débats passionnés qui ont entouré ses œuvres dès l’origine et, bien entendu, lors de la parution en 2013 du « Temps de seconde main » (traduction littérale de « Время секонд хэнд »), publié en français sous le titre idéologiquement plus suggestif et plus conforme à nos attentes de “la Fin de l’homme rouge”.
Elle témoigne, à sa façon, des convulsions de l’agonie, de l’immense douleur qu’a représenté l’effondrement du monde soviétique et des idéaux communistes, ou plus simplement des « valeurs soviétiques » pour celles et ceux qui y ont cru, qui leur ont donné leurs vies sur tous les fronts – antinazi en 1941-45, « internationaliste » en Afghanistan dans les années 1980, « liquidateur » à Tchernobyl, et jusqu’aux « réformes » désastreuses. En n’oubliant pas les « retour du Goulag », les tortionnaires et leurs victimes. Mais en laissant de côté le grand nombre de Soviétiques qui ont vécu d’autres expériences, dont ceux qui, dans de récents sondages d’opinions, regrettent les temps de « l’entraide », de « l’amitié des peuples » voire de « la joie de vivre » des années brejnéviennes ! Incompréhensible, bien sûr, pour le consommateur occidental du « réquisitoire du Mal » auquel consent Svetlana Alexievitch, alors même que ses témoins parlent aussi d’autre chose, et que la foi communiste de son père reste pour elle une énigme.
C’est une œuvre émouvante, déboussolante et troublante, qui touche au plus profond des questionnements soulevés par les tragédies du « siècle soviétique » [12] et de ses hoquets dans un nouveau siècle chaotique. Il serait dommage que Svetlana Alexievitch, portée par le Nobel et sa résonnance médiatique, devienne l’otage de polémiques de bas étage.
Jean-Marie Chauvier
12 octobre 2015