Cet accord voulu par le Guide de la Révolution Ali Khameneï, premier personnage de la République islamique et par la Maison-Blanche s’inscrit dans la suite logique du texte signé en avril dernier à Lausanne. Historique et prévisible, il est l’aboutissement de deux années de négociations et met fin à plus de 12 ans de crises sur le nucléaire iranien.
Dans le marasme profond que traverse le Moyen-Orient, Téhéran et Washington ont fait le choix du compromis. Le rapprochement s’est d’abord opéré en Afghanistan contre les Taliban puis en Irak à la chute de Saddam Hussein. Enfin, la décomposition et la partition de fait des États irakien et yéménite, la perte de contrôle du régime d’Assad sur la majeure partie du territoire syrien et l’émergence de Daesh ont accéléré ce processus. Cela d’autant plus que l’impérialisme étatsunien et la République islamique ont désormais un ennemi commun : l’État Islamique. Alors que la monarchie saoudienne et la Turquie d’Erdogan ont fait le jeu de Daesh, le régime de Téhéran fait figure de nouvel allié et de puissance régionale incontournable pour la Maison Blanche. Par cet accord, l’administration étatsunienne entend intégrer davantage la République islamique à son dispositif régional, mais cela ne va pas sans contradiction, comme l’indique l’hostilité de l’État colonialiste d’Israël, celle des monarchies réactionnaires du golfe ou le retour en force de la puissance impérialiste russe.
Enfin, l’accord de Vienne permet aux puissances impérialistes de brider et de contrôler le programme nucléaire de Téhéran. Les inspecteurs de l’AIEA auront accès aux sites nucléaires et à certains sites militaires. Téhéran devra réduire le nombre de centrifugeuses (de plus de 19 000 à 5 000) et diminuer fortement son stock d’uranium enrichi. L’enrichissement d’uranium sera limité à 3,67 % pendant quinze ans et sur le seul site de Natanz.
Accord historique, intérêts communs et bouleversements régional
Ce compromis historique, le premier depuis 1979, est le produit des bouleversements accélérés qui frappent le Moyen-Orient.
Le chaos régional actuel signe la fin de la longue période historique ouverte par le dépeçage de l’empire Ottoman à la fin de la première guerre mondiale. En effet, les puissances impérialistes française et britannique ont, dans la foulée de la fin de la première guerre mondiale et des accords Sykes-Picot (1916), créés des états aux frontières artificielles sur les décombres de l’empire Ottoman. Les grandes puissances ont pris le soin de mettre au pouvoir, dans chacun des Etats créées, des forces minoritaires et inféodées aux impérialismes. Ainsi, les droits des peuples et des minorités nationales et religieuses ont été bafoué au profit des intérêts des grandes puissances qui n’ont eu de cesse de soutenir les régimes dictatoriaux de la région.
Aujourd’hui, avec la montée en puissance de l’Etat Islamique et de la province autonome Kurde (au nord de l’Irak) auxquels il convient d’ajouter la décomposition des Etats yéménite, irakien et syrien, une reformation en germe des frontières du Moyen-Orient est en cours. D’une certaine manière, ces projets politiques et « nationaux » sont tous réactionnaires. Ils témoignent d’un repli politique sur le plus petit dénominateur commun, à savoir l’identité religieuse et/ou ethnique. Ainsi par son projet et sa pratique, Daesh entend constituer une entité politique « homogène » et « nettoyée » de ses minorités. Il s’agit d’une « purification » sur des bases religieuses, ethniques et profondément réactionnaires.
Cette politique « d’homogénéisation » n’est pas le seul fait de l’Etat Islamique. Il en va de même de la politique saoudienne à l’égard des populations chiites qui vivent dans les zones riches en ressources naturelles du royaume.
Quant au gouvernement Turque d’Erdogan, il mène une lutte criminelle contre le peuple kurde afin d’empêcher la création d’un Etat Kurde qui modifierai la géographie politique de la région. De même, la Turquie refuse toute situation qui mènerait à la création d’une entité autonome des kurdes de Syrie. Cela explique pour une grande part sa complaisance et son soutien à l’égard de l’Etat Islamique.
Plus globalement, cette politique d’Ankara s’inscrit dans lignée historique de la politique de l’Etat turque. A savoir la négation du droit des minorités et l’existence politique et culturelle même de ces minorités. Les attentats de Suruç et d’Ankara sont un coup portés contre le peuple kurde et plus largement contre les courants d’oppositions démocratiques et de gauches en Turquie. Ils constituent les fruits pourris, directes et indirectes de la politique de l’Etat Turque.
Enfin, dans ce panorama régional chaotique il convient de ne pas négliger l’instabilité croissante du Liban et des pétromonarchies du golfe ainsi que la fragilité chronique du royaume jordanien.
De manière générale, les dynamiques à l’œuvre ne sont maîtrisées par aucun des protagonistes régionaux et internationaux et nul ne peut en prévoir les développements.
Ces bouleversements majeurs sont la conséquence directe des interventions impérialistes qui se sont succédés depuis 1991, de l’offensive néolibérale des dernières décennies qui a sapé les bases des pouvoirs en places et réduit leurs marges de manœuvres clientélistes. A ces éléments il convient d’ajouter la corruption des élites dirigeantes, le caractère dictatorial des États de la région et les soulèvements populaires au Maghreb et au Moyen-Orient. Tout cela a contribué à remettre en cause les « équilibres » passés. Ce d’autant plus que l’impérialisme étatsunien a réorienté son dispositif militaire vers l’Asie du sud-est et contre la Chine qui occupe désormais un rôle central dans les documents stratégiques américains. En effet, à Washington, la Chine est considérée comme un danger, surtout sur le long terme. D’ailleurs, les tensions diplomatiques et les manœuvres d’intimidations militaires ne cessent de se multiplier entre les deux grandes puissances, notamment en mer de Chine. Ce changement stratégique s’est accompagné d’un certain désengagement de l’impérialisme étatsunien au Moyen-Orient.
Plus globalement, le chaos régional prolongé témoigne de l’incapacité des puissances impérialistes (Etats-Unis, Union européenne, Russie) à stabiliser le Moyen-Orient. La crise du système capitaliste et la montée des contradictions inter-impérialistes sont les facteurs premiers de cette situation.
Dans ce contexte, les puissances régionales que sont la Turquie, le Royaume saoudien, Israël ou la République islamique ont vu leurs autonomies et leurs marges de manœuvres se renforcer.
Le désengagement relatif de l’impérialisme étatsunien et l’impasse sur le terrain militaire ont laissé le champ libre à l’intervention impérialiste de la Russie en Syrie. L’intervention aérienne de Moscou a pour but de sauvegarder le régime sanguinaire de Bachar El Assad, de défendre les intérêts géopolitiques de la Russie et de lui conserver son unique port en méditerranée, le port stratégique de Tartous en Syrie. Elle intervient à un moment où le régime d’Assad se trouve en grand danger. Dans un premier temps, cette intervention permet la survie politique d’Assad. Elle permet également à Poutine de reprendre pied dans la région et de renouer des liens importants avec les gouvernements irakien et égyptien.
Enfin, il faut noter la collaboration sur le plan du renseignement ainsi que les manœuvres aériennes conjointes entre la Russie et l’Etat colonialiste d’Israël. Ce dernier élément indique à quel point se fourvoient celles et ceux qui à gauche osent prétendre encore que le régime d’Assad ferait parti d’un supposé camp anti-impérialiste ou anti-sioniste. Aujourd’hui, comme hier, le pouvoir syrien n’a jamais été anti-impérialiste ou pro-palestinien.
L’intervention impérialiste Russe est massive et coordonnée avec la République islamique d’Iran qui a dégagé au sol des moyens humains importants. Ceux-ci s’élèvent à plus de 5000 miliciens, de conseillés et de militaires. Ainsi, le régime des Mollahs a déployé en Syrie des forces issues des unités d’élites des gardiens de la révolution, elle a organisé des milices à partir d’Afghan exilés en Iran notamment. Ces Afghans, particulièrement racisés par la République islamique constituent la chair à canon du régime de Téhéran. A ces forces il faut ajouter l’intervention du Hezbollah libanais qui participe à la guerre contre le peuple syrien et contre ses aspirations légitimes à la liberté et la justice sociale.
La mollahrchie victorieuse ?
C’est dans ce contexte particulièrement incertain que sont intervenus les accords sur le programme nucléaire iranien. Ils prévoient le maintient des sanctions relatives aux missiles balistiques et aux importations d’armes offensives. D’autre part, le transfert de matériels sensibles pouvant contribuer au programme balistique iranien sera interdit pendant huit ans. La vente ou le transfert de certaines armes lourdes de et vers l’Iran resteront proscrits pendant cinq ans.
Par contre, Téhéran obtient la levée progressive des sanctions adoptées par l’Union européenne et les États-Unis visant les secteurs de la finance, de l’énergie et du transport. La mollahrchie pourra disposer des avoirs de l’État iranien estimés à 150 milliards de dollars et bloqués aux États-Unis depuis 1979. Enfin, la République islamique, qui pourra vendre ses hydrocarbures sans limitation, entend profiter de son « retour en grâce » pour ouvrir son marché intérieur aux multinationales déjà sur les rangs. Les visites des dirigeants et industriels européens à Téhéran ou le déplacement du président iranien Rohani en France en novembre prochain annoncent un rapprochement qui dépasse le cadre de l’accord sur le dossier nucléaire.
Bien sûr, la levée des sanctions iniques qui ont frappé les peuples d’Iran est une bonne chose. En effet, les sanctions pèsent fortement sur les conditions de vie des peuples d’Iran et sur l’économie du pays. Ils alimentent le chômage de masse, l’hyper inflation et les pénuries. Elles ont conduit à l’explosion du marché noir largement contrôlé par les Gardiens de la Révolution dont la direction s’est considérablement enrichie.
Sur le plan interne le régime présente ces accords comme une victoire. En effet, la mollahrchie a toujours justifié les difficultés économiques et sociales du pays par le poids des sanctions et l’hostilité des grandes puissances. Bien sûr, cette « explication » évite de remettre en cause la politique économique et sociale de la théocratie iranienne. Une politique au service des plus riches, des dignitaires du pays, de leur famille et des Gardiens de la Révolution. Avec un chômage massif, notamment dans la jeunesse, des records d’inflations, une baisse importante des recettes pétrolières dû à l’obsolescence des infrastructures et à un effondrement des prix sur le marché mondial et l’absence de libertés démocratiques (notamment syndicales) les peuples d’Iran subissent de plein fouet la politique injuste et dictatorial du régime et sont d’autres part les premières victimes des sanctions impérialistes.
L’accord sur le nucléaire peut ouvrir de nouveaux espaces à celles et ceux qui veulent en finir avec la mollahrchie. En effet, le régime aura plus de mal à justifier ses échecs et sa corruption par la politique des grandes puissances. Les revendications sociales et démocratiques chercheront à s’exprimer davantage, ce d’autant plus que durant plusieurs décennies, le régime a dépensé en pure perte des centaines de milliards de dollars pour son programme nucléaire. Consciente du danger, la République islamique s’est engagée, depuis la signature de l’accord de Vienne, dans un nouveau cycle de répression contre les militants du mouvement ouvrier notamment, afin d’étouffer toute velléité de contestation. La mort récente sous les tortures dans les geôles de la mollahrchie du dirigeant syndical Shahrokh Zamani et l’arrestation de nombreux leaders syndicaux témoignent de ce durcissement répressif. Les militants ouvriers, les syndicalistes enseignants et les militants kurdes ou ceux pour l’égalité des droits paient un lourd tribut. Le régime des mollahs qui aujourd’hui fait figure d’allié pour les grandes puissances impérialistes reste le pouvoir théocratique, réactionnaire et dictatorial qu’il a toujours été.
La politique régionale de la République Islamique d’Iran
Plus globalement, la levée des sanctions et l’accès aux avoirs bloqués redonneront au régime de Téhéran des marges de manœuvres pour mener sa politique clientéliste et renforcer sa présence dans la région. Ainsi, la mollahrchie pourra augmenter encore l’aide matérielle et humaine apporté au gouvernement irakien et aux milices chiites qui, sous couvert de lutte contre Daesh, mènent une guerre « sectaire » contre les populations sunnites.
La politique sectaire menée par le pouvoir de Bagdad, soutenu pour la République islamique, a largement favorisé l’enracinement de l’Etat islamique. Celui-ci puise sa force dans le délitement de la société irakienne et l’exclusion des populations sunnites par les gouvernements irakien. Gouvernements soutenus par les Etats-Unis et la République Islamique d’Iran.
En miroir de la politique saoudienne, Téhéran va poursuivre son action déstabilisatrice au Yémen et à Bahreïn. En effet, la politique régionale de la République islamique d’Iran s’inscrit dans une guerre indirecte contre la monarchie ultra réactionnaire des Saoud. Téhéran et Ryad sont les principaux soutiens des courants réactionnaires de l’islam politique et favorisent les logiques d’affrontements sectaires et inter religieux qui mettent la région à feu et à sang. Derrière ces antagonismes se cachent une lutte d’influence et d’intérêts entre les deux théocraties réactionnaires qui « mobilisent » les populations sur la base de leurs identités religieuses et/ou ethniques. Cette guerre par forces interposées est un désastre pour la région et pour les populations. Elle ne sert que les intérêts étatiques et capitalistiques des Etats théocratiques que sont l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran. Ainsi, au Yémen, l’intervention criminelle menée par le royaume saoudien et ses alliés participe de cet affrontement qui ravage la région. Cet engrenage tragique fait l’affaire des grandes puissances. En effet, les Etats de la région se sont engagés dans une nouvelle course à l’armement dont l’issue ne peut être que la continuation de la guerre. Le grand bénéficiaire est l’industrie de l’armement qui se voit ainsi offrir des perspectives de profits considérables. A ce titre, le déplacement du premier ministre français dans les monarchies du golfe et en Arabie saoudite et la dizaine de milliard de dollars de commande, notamment en terme de moyens militaires, témoignent parfaitement de cette politique cynique menée par les grandes puissances.
Enfin, le régime de Téhéran pourra également accroître son soutien à la dictature de Damas et au Hezbollah libanais qui combattent sauvagement le peuple syrien. En effet, du point de vue de Téhéran, le soutien saoudien aux forces intégristes sunnites en Syrie constitue une menace inacceptable. La République islamique refuse la chute du régime d’Assad car cela constituerait un revers majeur pour son influence régionale. En effet, la Syrie est « le pont » stratégique directe entre en Téhéran et le Hezbollah libanais. D’autre part, derrière la chute du pouvoir de Damas pourrait se profiler un affaiblissement, voir un effondrement du gouvernement irakien. Or, cela reviendrait pour la République islamique d’Iran à une sorte d’encerclement par l’Arabie saoudite. Afin de comprendre cela, il ne faut pas négliger les ambitions régionales de le mollahrchie. Celles-ci sont largement exprimées par les médias et la presse proche des gardiens de la révolution et des secteurs les plus nationalistes de la théocratie iranienne. En effet, les affirmations selon lesquelles Téhéran contrôleraient trois capitales arabes, à savoir Bagdad, Beyrouth et Damas sont courantes dans la bouche des dignitaires iraniens. Cela indique l’importance qu’accorde la République islamique d’Iran aux conflits régionaux en cours.
Echec des interventions impérialistes
Bien sûr, l’échec de la campagne de bombardement contre Daesh menée par les Etats-Unis et leur « coalition internationale » et le rapprochement avec Téhéran ouvrent une nouvelle configuration. En effet, il est désormais probable que le régime des mollahs, la Russie et les puissances occidentales se mettent d’accord pour sauver le régime syrien. En effet, il faut noter que l’intervention Russe ne pouvait avoir lieu sans un certain « laissé faire » de la Maison Blanche. L’administration Obama cherche à obtenir une solution politique basée sur le maintient du régime Assad mais avec un départ de Bachar Al Assad à moyen terme. En soit cela ne constitue pas un point de désaccord avec Moscou. L’intervention russe permet de sauver le pouvoir de Damas tout en éliminant les composantes politiques démocratiques et révolutionnaires encore actives en Syrie.
A n’en pas douter, le revirement de François Hollande qui a engagé la France dans le bombardement des positions de Daesh en Syrie ou les interventions impérialistes de Moscou et de Washington ne font qu’enfoncer davantage la région dans le chaos. Les interventions impérialistes n’ont fait qu’accentuer le désastre humanitaire et renforcer l’adhésion de certaines populations à l’Etat islamique. Les scénarios impérialistes n’empêcheront pas la décomposition et la partition de la Syrie et de l’Irak.
Pour la liberté, l’égalité et la justice sociale
En Iran comme dans toute la région, les aspirations à la liberté, l’égalité et la justice sociale, sont fortes. Ces aspirations légitimes se heurtent à la contre révolution menée par les grandes puissances, les différents gouvernements de la région et ce qu’ils soient « laïques » comme en Syrie ou en Egypte ou qu’ils représentent une des multiples tendances de l’islam politique, toutes autant réactionnaires, comme en Arabie Saoudite, en Turquie ou en Iran.
Les peuples saisiront toutes les possibilités pour mettre fin aux injustices et aux régimes théocratiques et dictatoriaux du Moyen-Orient. Les mobilisations sociales et démocratiques récentes en Irak et au Liban montrent que les peuples de la région ne sont pas résignés. Nous devons les soutenir dans leur lutte pour se débarrasser des ingérences impérialistes et des pouvoirs tyranniques qui les oppriment et des différents courants de l’islam politique.
Face au chaos et aux partitions basées sur les identités ethniques et religieuses, les forces progressistes et socialistes doivent opposer une perspective de classe, démocratique, laïque, internationaliste et fédéraliste, fondée sur l’égalité des droits entre les peuples et le partage des richesses.
Babak Kia, octobre 2015