Robert Pelletier – La maire de Sucy-en-Brie (94) poursuivie pour avoir refusé de scolariser à la rentrée 2014 cinq enfants roms qui vivaient dans un bidonville de Sucy vient d’être relaxée. Peux-tu rappeler les principaux éléments de cette sinistre affaire ?
Pablo Krasnopolsky – La mairie de Sucy-en-Brie avait refusé de procéder à l’inscription de cinq enfants vivant en bidonville sur le territoire de la commune, au prétexte que les justificatifs de domicile n’étaient pas fournis. C’est classique... mais illégal. Malgré le témoignage des familles, d’une militante de Romeurope qui s’était rendue au service des inscriptions scolaires de la commune, du sociologue Éric Fassin, malgré la solidité des plaidoiries des avocats des familles, le procureur de la République a estimé que la preuve de discrimination n’était pas suffisante. Les familles souhaitent faire appel, d’autant que les débats, lors de l’audience au TGI de Créteil, ont été pollués par la mise en cause, de la part de la défense de la maire, d’un des avocats des familles, Maître Karsenti, au prétexte qu’il avait été conseiller municipal d’opposition.
En fait, quel est le cadre juridique de la scolarisation des enfants roms ?
Le même que pour tous les enfants. Avant même la scolarité obligatoire, « tout enfant doit pouvoir être accueilli, à l’âge de trois ans, dans une école maternelle ou une classe enfantine le plus près possible de son domicile, si sa famille en fait la demande. » (Art. L113-1 du Code de l’Éducation). Les enfants roms comme les autres sont soumis à la scolarité obligatoire de 6 à 16 ans (art. L131-1). Les maires sont tenus de recenser chaque année tous les enfants d’âge scolaire résidant dans leur commune (art. L131-6). Beaucoup de maires, celle de Sucy-en-Brie comme d’autres, n’en font rien et confondent cette obligation avec la tenue d’un registre des enfants déjà scolarisés. En droit, seuls deux documents sont indispensables pour inscrire un enfant à l’école : un document d’état civil (passeport ou carte d’identité ou livret de famille ou copie d’extrait d’acte de naissance) et un carnet de santé (ou un certificat) avec les vaccinations à jour (ou en cours pour l’élémentaire). Il suffit que l’enfant réside effectivement dans la commune. L’absence de domiciliation administrative ne peut en aucun cas motiver un refus d’inscription.
Combien de familles, d’enfants, sont concernés ?
Un rapport de l’UNICEF publié en juin 2015 évalue le nombre d’enfants vivant en bidonville en France à 9 000. En juillet, ce sont au moins 30 lieux de vie, soit plus de 2 800 personnes dont 800 enfants, qui ont été expulsés. Pour la plupart d’entre eux, il est peu probable qu’ils retrouvent le chemin de l’école. À chaque expulsion d’un terrain ou d’un bidonville, tout le travail d’insertion patiemment construit par les associations avec les familles est anéanti en quelques minutes. Les enseignants témoignent qu’après le traumatisme de l’expulsion, beaucoup d’enfants « désapprennent », effacent ce qu’ils avaient acquis. Les expulsions à répétition découragent la poursuite de la scolarité. Les expulsions sans solution de relogement durable, au mépris des engagements gouvernementaux contenus dans la circulaire d’août 2012, sont une violation des droits fondamentaux des enfants roms, à l’éducation comme à la santé ou à une vie familiale stable.
Par-delà les contraintes juridiques, quels sont les obstacles pratiques, de la vie réelle à cette scolarisation ?
Outre les obstacles administratifs, les conditions de vie en bidonville ont des conséquences très néfastes sur la scolarité et rendent difficiles l’insertion scolaire et les apprentissages. L’habitat est inadapté et dangereux. Les services de base (eau, électricité, chauffage, gestion des déchets…) sont rares ou inaccessibles. Les troubles du sommeil liés à la promiscuité, les carences alimentaires, le manque d’hygiène qui rend impossible d’arriver « propre » à l’école et suscite les stigmatisations, l’éloignement géographique des écoles… rien n’est propice à une scolarité épanouie. La précarité est telle que les enfants participent souvent à la survie de la famille, ce qui rend leur scolarité chaotique.
On met souvent en cause l’attitude des parents vis-à-vis de l’école. Qu’en est-il ?
Les préjugés sont tenaces, surtout quand ils sont encouragés par les discours publics de hauts responsables. Alors ministre de l’Intérieur, Valls prétendait que « dire la vérité aux Français », c’était asséner que les Roms ne voulaient pas s’intégrer. Les parents roms de Sucy-en-Brie et d’ailleurs ont voulu scolariser leurs enfants, et ce sont les autorités qui les en ont empêché.
Il est vrai que certains enfants s’occupent de garder un petit frère ou une petite sœur ou prennent en charge les tâches du quotidien pendant que leurs parents pratiquent la mendicité ou font de la ferraille : aller chercher l’eau, le bois, faire le ménage. C’est la conséquence de la précarité, non d’un choix de vie sans école. La méconnaissance des institutions et de leur fonctionnement rend difficile la communication entre la famille et l’école. Le suivi de la scolarité s’en trouve compliqué. En général, les parents sont motivés pour que leurs enfants soient scolarisés. Mais cela dépend parfois de leur propre passé scolaire, en France comme dans le pays d’origine.
Ajoutons que même si la scolarité est gratuite, elle occasionne des dépenses de cantine et de transport que les familles ne peuvent pas toujours assumer. Lorsque la municipalité, et cela arrive, refuse de prendre en charge les frais de cantine pour les enfants des bidonvilles ou de mettre à disposition un dispositif de ramassage scolaire, certains enfants ne vont à l’école que de manière partielle, le matin ou l’après-midi. De plus, les familles sont rarement informées des dispositifs d’aide à la scolarité (ASE, CAF, fonds social…).
Et l’institution scolaire ?
Des dispositifs existent. Dans les académies, sont mis en place les CASNAV, des centres académiques pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage. En principe, tout élève nouvellement arrivé dans le système scolaire doit pouvoir bénéficier d’une évaluation qui permette de l’orienter au mieux. Quand il arrive en France, l’enfant allophone a une histoire, un parcours antérieur. Il n’est peut-être jamais allé à l’école, ou de façon chaotique. Il a peut-être suivi une scolarité normale dans son pays d’origine. Son affectation sera décidée en fonction d’une évaluation de ses compétences scolaires et de sa maîtrise du français. Une plateforme commune appelée « Unité pédagogique pour les élèves allophones nouvellement arrivés » (UPE2A) regroupe toutes les structures d’accueil scolaire de la maternelle au lycée. Le problème, c’est le manque de moyens, l’insuffisance des UPE2A, les trop longs délais d’évaluation dans les CIO (centres d’information et d’orientation)… Ces dispositifs ne sont pas épargnés par les politiques d’austérité qui frappent l’école.
Demandes abusives et illégales de documents non prévus par la loi de la part des administrations, délais d’attente trop longs, refus illégaux d’inscription par des maires, expulsions sans solution d’hébergement et de relogement… Ces discriminations systémiques ont conduit un Tribunal d’opinion, réuni en audience à Saint-Denis le 27 juin 2015, à condamner l’État et les collectivités territoriales pour violations des droits des enfants Roms. Le Tribunal et la condamnation sont certes symboliques, mais les discriminations et les violations des droits de l’enfant sont bien réelles...
Propos recueillis par Robert Pelletier