Sur la photo, une étrange embarcation faite de cageots, de cartons et de toiles est échouée sur le sable mouillé. Elle ne vient pas de voguer en mer, la cale pleine de réfugiés : surmontée d’une voile portant en gros caractères « Boats4People », elle a été installée en 2012, sur la plage de Calais, par une association qui secourt les migrants en Méditerranée. Avec cette image symbole, Boats4People affirmait sa conviction que le droit d’asile, en Europe, était en train de sombrer. « Naufrage de l’asile », proclame, trois ans plus tard, sous cette même photo, la revue du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), une association de juristes qui milite pour la liberté de circulation.
Le droit d’asile, en Europe, a-t-il vraiment chaviré, comme chavirent, depuis des années, les bateaux de migrants qui tentent de traverser la Méditerranée ? L’Europe a-t-elle tourné le dos à son histoire, elle qui a solennellement inscrit le droit d’asile dans sa Charte des droits fondamentaux ? Beaucoup le croient, et pas seulement au sein des associations d’aide aux migrants. Le système européen de l’asile est « déséquilibré et dysfonctionnel », estime le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Antonio Guterres. Parce qu’il contrevient au principe de solidarité – il fait peser l’essentiel de l’effort sur les pays du sud de l’Europe – mais aussi d’égalité – il offre aux réfugiés des niveaux de protection très différents en Suède et en Pologne.
L’asile est pourtant né, il y a plus de deux mille ans, dans le bassin méditerranéen. Introduit dans la langue française au XIVe siècle, le mot vient du grec asulon, qui désigne les espaces inviolables. Pendant l’Antiquité, les Grecs mais aussi les Hébreux accueillent, le plus souvent dans des temples, des hommes poursuivis par leurs ennemis, parfois même des meurtriers. La tradition se poursuit au début de l’ère chrétienne : en 511, le concile d’Orléans codifie ce principe d’immunité au nom de la charité. Cette belle idée est cependant enterrée au XVIe siècle par François Ier : en 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts supprime l’asile en matière civile et le subordonne à l’accord d’un juge en matière pénale.
Il faut attendre la Révolution française pour que le rêve de l’asile ressurgisse en Europe. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que la résistance à l’oppression fait partie des droits « naturels et imprescriptibles de l’Homme ». Quatre ans plus tard, la Constitution de 1793 va plus loin : le peuple français est l’« ami et l’allié naturel des peuples libres », il « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté et le refuse aux tyrans ». L’asile tel que le conçoit la Révolution n’est plus une pratique religieuse empreinte de charité mais une prérogative politique de l’Etat. « Seuls ceux qui sont persécutés en raison de leur combat pour la démocratie peuvent en bénéficier », souligne l’historien Gérard Noiriel dans la revue du Gisti, Plein droit.
Après une légère éclipse au XIXe siècle, l’asile revient en force au XXe siècle, qui devient vite le « siècle des réfugiés » : les Arméniens fuient le génocide en 1915 ; les Russes, la révolution d’Octobre en 1917 ; les juifs d’Europe de l’Est, le nazisme dans les années 1930 ; les républicains espagnols, la victoire franquiste en 1939… « Les déplacements de population, en Europe, sont si importants que la Société des nations crée, dans les années 1920, le passeport Nansen, un titre qui permet aux réfugiés privés de nationalité de circuler, précise le géographe Olivier Clochard, chargé de recherche au CNRS au sein du laboratoire Migrinter et par ailleurs membre du réseau Migreurop. Après la seconde guerre mondiale, l’Europe porte cette idée sur la scène internationale avec la convention de Genève de 1951. »
Cette année-là, les délégués de 26 pays aussi divers que les Etats-Unis, Israël, le Venezuela, la Norvège et l’Irak signent un texte appelé à devenir « le rempart de millions de déracinés ». Dans un monde bouleversé par les conséquences de la seconde guerre mondiale et la naissance des tensions Est-Ouest, la convention définit le réfugié comme une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». A ces persécutés, la convention offre une protection internationale : ils auront désormais le droit d’obtenir des titres de voyage, de travailler, d’être éduqués. Nul ne pourra les refouler vers un pays où ils craignent les persécutions.
Les trois principaux pays d’accueil sont situés en Asie ou au Proche-Orient
Qu’est devenue cette grande idée aujourd’hui, alors que des centaines de milliers de migrants bravent les mers en canot pneumatique pour atteindre les côtes européennes ?
Si l’on s’en tient aux textes, l’Europe est une terre accueillante pour les demandeurs d’asile : la Charte européenne des droits fondamentaux, signée à Nice en 2000, proclame en effet que dans l’Union le droit d’asile est « garanti ». « Les 28 pays de l’Union européenne ont tous ratifié la convention de Genève de 1951, mais aussi le protocole de New York de 1967, qui élargit la protection aux réfugiés non européens et aux personnes persécutées après le 1er janvier 1951, précise Olivier Clochard. Pour les derniers Etats membres, cette ratification était même l’une des conditions d’entrée dans l’Union. »
L’Europe est pourtant loin, très loin, d’être le grand continent d’accueil que l’on imagine parfois. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’immense majorité des réfugiés (plus de 80 %), étaient protégés, en 2013, non dans les pays industrialisés mais dans les pays en développement. « C’est le taux le plus élevé depuis plus de deux décennies », précisait-il. Les trois principaux pays d’accueil n’étaient pas situés en Europe mais en Asie ou au Proche-Orient : il s’agissait du Pakistan (1,6 million de réfugiés), de l’Iran (857 000) et du Liban (856 000). Sur les 11,7 millions de réfugiés relevant, en 2013, de la compétence du HCR, l’Europe, malgré sa richesse et ses discours généreux, en accueillait à peine 1,8 million, soit environ 15 %.
Si l’Europe assume une si petite part de l’accueil mondial des réfugiés, ce n’est pas parce que les demandeurs d’asile la boudent : c’est plus simplement parce qu’elle évite de leur tendre la main. « L’Union européenne a érigé un véritable mur de papier pour se protéger des réfugiés », résume Olivier Clochard. Arrêt de l’immigration de travail, restrictions sur le regroupement familial, limitation des « visas asile » : les portes d’entrée sont tellement étroites que le HCR ne cesse d’exhorter l’Europe à ouvrir des « voies légales et sûres » d’accès au continent. « Les pays européens doivent procéder à des changements fondamentaux afin d’augmenter leurs quotas en matière de réinstallation et d’admission, d’étendre les conditions d’obtention des visas, des parrainages et des bourses, ainsi que d’autres moyens de rallier l’Europe légalement », a-t-il rappelé en septembre, par la voix d’Antonio Guterres.
A ces murs de papier se sont récemment ajoutés des kilomètres de barbelés : pour empêcher les migrants de fouler leur territoire, la Hongrie et la Bulgarie ont érigé des clôtures le long de leurs frontières. Comment s’étonner, dans ces conditions, que l’Europe donne le sentiment de trahir ses promesses en matière d’asile ? « Ceux qui sont des victimes dans leur pays sont obligés de risquer leur vie pour faire valoir leurs droits : cette double peine est inadmissible, c’est pourquoi nous devons ouvrir des voies d’entrée sûres et légales en Europe pour les migrants et les demandeurs d’asile », affirmaient en septembre, dans une tribune commune, les députés européens (PS) Pervenche Bérès, Sylvie Guillaume, Christine Revault d’Allones-Bonnefoy et Vincent Peillon.
La première victime de cette crise est le règlement de Dublin
Tant que les réfugiés arrivaient au compte-gouttes, les dysfonctionnements de l’Europe de l’asile passaient relativement inaperçus. Mais l’afflux de ces dernières années a exposé au grand jour les incohérences du système. La première victime de cette crise sans précédent est le règlement de Dublin, qui oblige les migrants à déposer leur demande d’asile dans le premier pays qu’ils foulent. Présenté depuis des années comme le pilier incontournable de l’Europe de l’asile, il a été suspendu – provisoirement – par la Commission européenne : pour lutter contre l’invraisemblable chaos qui règne en Grèce et en Italie, elle a adopté un plan de « relocalisation » qui enterre le principe de Dublin – les demandeurs seront désormais répartis dans l’ensemble des pays européens.
Dans les associations d’aide aux migrants, rares sont ceux qui défendent ce règlement de 2003 : en imposant un dépôt de dossier dès l’enregistrement sur le sol européen, il interdit de facto aux demandeurs d’asile de choisir leur terre d’accueil. « Le règlement de Dublin est une aberration, affirme Catherine Teule, vice-présidente de l’Association européenne de défense des droits de l’homme (AEDH). Pour se reconstruire, les réfugiés doivent s’installer dans les pays où ils ont déjà des liens. L’intégration est évidemment plus simple s’ils parlent la langue ou s’ils ont de la famille ou des amis sur place. On ne peut pas leur demander de se fixer dans un pays où le racisme est fort ou le travail rare uniquement parce que les hasards de la géographie les ont fait débarquer là. »
Absurdité du système
Pour Olivier Clochard, Dublin engendre en outre nombre d’effets pervers. « Il complique considérablement les trajectoires des réfugiés. Si un demandeur d’asile dépose sa demande en France alors que ses empreintes digitales ont été enregistrées en Italie, on le renvoie en Italie, ce qui crée beaucoup de mouvements secondaires au sein même de l’Europe. Et s’il refuse, sa demande française est placée en stand-by pendant six mois – dans ce cas, sa situation se précarise et certains finissent par laisser tomber. Dublin ne prend pas en compte le désir des migrants alors que ce désir est plus fort que toutes les réglementations : il y a des réfugiés qui préfèrent vivre dans la clandestinité avec leurs proches plutôt que d’avoir un statut protecteur dans un pays où ils sont isolés. »
Enfin, Dublin présente l’inconvénient de faire peser un lourd fardeau sur les pays qui contrôlent les frontières sud de l’Union européenne. Comment demander aux services de l’immigration italiens d’accueillir et d’enregistrer, avec leurs maigres effectifs, les 110 000 migrants qui ont débarqué depuis le début de l’année sur les côtes italiennes ? Comment exiger de la Grèce, dont l’Etat est exsangue, de gérer les demandes d’asile des 200 000 personnes qui sont arrivées sur son territoire en 2015 ? Durant le seul mois de juillet, ce pays dit « de première ligne » a accueilli plus de 50 000 migrants – pour mesurer l’absurdité du système, il suffit de savoir que la France, qui a des structures d’asile autrement plus solides que la Grèce, a examiné 64 000 demandes… durant l’ensemble de l’année 2014.
« Une mosaïque de régimes d’asile nationaux »
Parce qu’il aggrave le chaos qui règne aux frontières sud de l’Union, Dublin n’a donc pas survécu à la crise des réfugiés. « Le plan de “relocalisation” de la Commission acte le fait que ce règlement ne tient pas debout et qu’il pénalise les pays aux frontières extérieures », affirme Catherine Teule. Mais Dublin n’est pas la seule faille révélée par la crise : si les réfugiés privilégient certains pays comme la Suède ou l’Allemagne au détriment d’autres, comme la Hongrie, c’est parce qu’ils savent pertinemment que la protection européenne est à géométrie variable. « L’Union est une mosaïque de régimes d’asile nationaux entre lesquels les divergences sont parfois très préoccupantes », résume la juriste Joanna Pétin dans une note du think tank Terra Nova.
L’harmonisation des régimes d’asile européens est pourtant sur le métier depuis de longues années. Le chantier a été lancé, en 1997, par le traité d’Amsterdam, qui a fait entrer l’asile dans les compétences de la Communauté. Deux ans plus tard, le Conseil européen de Tampere (Finlande) promettait d’instaurer « un régime d’asile européen commun fondé sur l’application intégrale et globale de la Convention de Genève ». En 2003, 2004 et 2005, trois directives déclinaient ces grands principes en tentant d’harmoniser les conditions d’accueil, les critères du statut de réfugié et les procédures. Au fil des ans, plusieurs outils ont été mis en place – le Bureau européen d’appui en matière d’asile en 2010, le fonds Asile, migration et intégration en 2014.
L’harmonisation de l’asile est loin d’être achevée
Ce long processus a beau avoir été placé sous les auspices du « respect absolu du droit d’asile », il est loin de faire l’unanimité. « L’harmonisation a tiré les règles vers le bas, affirme Catherine Teule. Le droit au travail, qui devrait être immédiat, est accordé au plus tard au bout de neuf mois de procédure : cela plonge les demandeurs dans une grande précarité. La détention des demandeurs d’asile, qui devrait être interdite, est autorisée dans certains cas, y compris pour les mineurs : c’est une drôle de manière de concevoir la protection internationale. L’instauration future d’une liste commune de “pays sûrs” [pays démocratiques] est absurde : elle va permettre d’exclure a priori des demandes d’asile – comme si, dans certains pays, il était impossible d’être persécuté. »
Bien que ces directives soient contestées, beaucoup ont été transposées dans les législations nationales. L’harmonisation est cependant loin d’être achevée. « Elle est à l’image de la construction européenne : c’est un processus en cours, explique le directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), Pascal Brice. Le socle est en place mais il y a encore du travail à faire : il faut établir une liste commune de pays “sûrs” et faire converger les pratiques – nous nous y employons en travaillant régulièrement avec les Allemands et les Belges, par exemple. Le mouvement est lent car les pays européens ont des cultures différentes : la France et la Suède ont une longue expérience de l’asile alors que dans certains pays d’Europe de l’Est la demande était, jusqu’à ces derniers mois, quasiment inexistante. »
Malgré les efforts de l’Union européenne, les disparités demeurent en effet très fortes. « L’Europe de l’asile est une véritable loterie », affirme Catherine Teule. Certains pays accordent des aides financières et des logements, d’autres non ; certains imposent de longs délais de procédure, d’autres examinent les dossiers en quelques semaines. Pour des raisons mystérieuses, les taux de reconnaissance diffèrent d’un pays à l’autre : si les Syriens et les Erythréens obtiennent aisément le statut de réfugiés dans tous les pays, les autres demandeurs ne sont pas logés à la même enseigne : en première instance, les taux de reconnaissance du statut varient, d’un pays à l’autre, de 13 à 94 % pour les Irakiens et de 20 à 95 % pour les Afghans, constate, en 2014, le rapport annuel du Bureau européen d’appui en matière d’asile.
Ces disparités se maintiennent une fois que la procédure est achevée. « En France, les réfugiés reconnus par l’Ofpra se voient délivrer un titre dit “de long séjour” de dix ans qui leur permet, s’ils le souhaitent, de s’installer en Belgique, en Allemagne ou ailleurs en Europe, explique Olivier Clochard. Ils sont donc libres de leurs mouvements. A Chypre, la situation est très différente, même si la législation est en train d’évoluer : les titres de séjour ne durent que trois ans, ce qui oblige les réfugiés à rester sur place. Beaucoup sont donc coincés sur l’île, ce qui n’est pas toujours une chance : il n’y a pas beaucoup de travail et les enfants ne peuvent pas y faire d’études supérieures. » Nul n’en doute : il reste beaucoup de chemin à accomplir pour qu’une véritable Europe de l’asile voie le jour. Les plus optimistes espèrent que la crise des réfugiés permettra d’accélérer le mouvement.
Anne Chemin
Journaliste au supplément Culture-Idées