Ce qui n’aurait pu être qu’une sortie médiatique de plus s’est transformé en feuilleton. Lorsque Nadine Morano a affirmé, samedi, durant l’émission « On n’est pas couché », sur France 2, que la France était un « pays de race blanche », elle s’attendait forcément à susciter des réactions indignées, mais elle ne pensait sans doute pas que l’UMP finirait par lui retirer l’investiture pour les régionales dans le Grand Est.
L’ancienne ministre, soutenue par certaines figures d’extrême droite, assume : elle invoque le patronage de De Gaulle et revendique un certain « bon sens ». Qu’en est-il ?
1. De Gaulle a-t-il réellement prononcé cette phrase ?
Nadine Morano se défend en affirmant citer le général de Gaulle. Le passage est en effet connu, et on le trouve très régulièrement cité sur Internet par la « réacosphère ».
D’où vient cette phrase ? Elle est rapportée par Alain Peyrefitte, biographe de Charles de Gaulle – l’ancien ministre est d’ailleurs le seul à la citer, plus de trente ans plus tard (en 1994). Dans le tome 1 de C’était de Gaulle, il est écrit que le premier président de la Ve République aurait prononcé cette phrase le 5 mars 1959, en pleine guerre d’Algérie :
« C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. »
A part dans les écrits d’Alain Peyrefitte, nulle trace ne permet d’authentifier ce texte, que conteste l’historien Jean-Paul Bled, ancien président des Cercles universitaires d’études et de recherches gaulliennes, cité par Les Inrocks :
« Le général de Gaulle considérait qu’il n’y a que l’écrit qui pouvait engager sa personne. Or cette phrase a été prononcée à l’emporte-pièce dans une conversation privée mais il n’y a aucune trace écrite dans ses mémoires ou ses discours. Le général de Gaulle ne peut donc en être comptable. »
Néanmoins, ce n’est pas le seul emploi du mot « race » par de Gaulle. Comme nous l’ont fait remarquer plusieurs lecteurs, il évoque également, dans « Mémoires d’espoir », paru en 1970, à propos de l’Europe :
« ...Pour moi j’ai, de tous temps, mais aujourd’hui plus que jamais, ressenti ce qu’ont en commun les nations qui la peuplent. Toutes étant de même race blanche, de même origine chrétienne, de même manière de vivre, liées entre elles depuis toujours par d’innombrables relations de pensée, d’art, descience, de politique, de commerce, il est conforme à leur nature qu’elles en viennent à former un tout, ayant au milieu du monde son caractère et son organisation ... »
2. Peut-on dire néanmoins que cette phrase est « gaulliste » ?
Il faut d’abord rappeler que Charles de Gaulle, né en 1890, a grandi dans un contexte fondamentalement différent de celui de Nadine Morano, où la « race » était une notion très répandue et étudiée, qui n’avait pas encore été démentie par la science.
Dans son étude sur Le mot « race » au tournant du XXe siècle (1992), l’historienne Madeleine Rebérioux rapportait des débats à l’Assemblée nationale en 1908 où le mot désignait l’armature et la vigueur d’un peuple ou d’une nation – dans le cadre de discussions sur l’alcoolisme ou la natalité par exemple.
On peut aussi rappeler que Charles de Gaulle a pu parler en privé des « nègres » (selon Jacques Foccart dans ses mémoires), voire, dans un discours de 1967, des Juifs comme un « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».
Si le général a eu d’autres propos qui paraissent choquants quarante ou cinquante ans plus tard, il semblent davantage se rapprocher de l’usage sémantique en vigueur à l’époque que de propos racistes ou racialistes. L’argument est donc pauvre : on peut trouver chez Voltaire des écrits antisémites, et de grands penseurs de la renaissance ont cherché à justifier l’esclavage. Se prévaloir de l’emploi d’un mot en invoquant une citation datant d’un demi-siècle, même d’un homme illustre, ne peut suffire.
C’est durant la vie politique de Charles de Gaulle qu’a été cautionné l’inscription constitutionnelle du principe d’égalité entre les « races ». Il a déjà quitté le pouvoir avant l’adoption de la constitution de la IVe République (1946), mais a suivi, certes avec moins d’influence qu’il l’aurait souhaité, son élaboration. Il a ensuite été à l’origine de celle de la Ve République (1958). Dans celle de 1946 apparaît, en préambule, la phrase :
« Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. »
Dans celle de 1958, elle deviendra la première phrase de l’article 1er :
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »
De Gaulle, l’homme, a donc eu des propos parfois choquants aujourd’hui. Mais De Gaulle, président, a largement adhéré à ce principe fondamental depuis : la République ne fait aucun distinguo entre ses citoyens en fonction de la couleur de leur peau ou de leur religion.
3. Non, la « race blanche » n’existe pas
Nadine Morano s’est aussi défendue en avançant que le terme « race » était dans le dictionnaire. Si « race » se trouve en effet dans les dictionnaires – le Larousse signale d’ailleurs dans sa définition que le mot « est au fondement des divers racismes et de leurs pratiques » – il a été supprimé en 2013 de la législation française par l’Assemblée nationale – mais reste pour l’instant dans la Constitution.
Le mot existe, mais qu’en est-il de sa réalité scientifique ? Certains, minoritaires, estiment que le terme pourrait continuer de s’employer, arguant qu’on évoque des « races » au sein d’une même espèce animale, et que l’ethnie, notion complexe qui tient compte de considérations socioculturelles, linguistiques ou autres, ne peut suffire à décrire ces différences, non seulement physiques, mais aussi physiologiques (certaines affections sont plus répandues chez les personnes à la peau plus foncée, ou l’inverse).
Néanmoins, la plupart des scientifiques réfutent ce fait, estimant que ces différences ne peuvent suffire : les brassages génétiques se multiplient depuis l’aube de l’humanité, et la mondialisation tend à les accélérer. Le terme de « race » ne recouvre donc aucune réalité scientifique précise : il est le résultat d’une construction sociale et/ou de perceptions visuelles : les « Noirs » ne constituent pas un groupe biologiquement homogène ou cohérent, pas plus que les « Blancs », les « Jaunes », etc.
4. Non, ce terme n’est pas innocent
L’imaginaire du « Blanc », que l’on retrouve beaucoup dans une rhétorique d’extrême droite pointant la « menace » de « disparition » ou de « remplacement » de celui-ci, ressort très largement d’une distorsion sémantique : si l’on parle vraiment de couleur de peau, les « Blancs » sont très largement majoritaires en France.
Si la justice a reconnu des cas où la circonstance de « racisme » a été retenue comme aggravante, en cas d’insulte comme « sale Blanc », la sémantique du « racisme anti-Blanc » entretenue par l’extrême droite consiste en un renversement, qui vise avant tout à invalider les revendications des minorités.
C’est d’ailleurs la logique de Maurice Barrès (1862-1923), député et idéologue de l’extrême droite française, dans l’échange à l’Assemblée nationale que cite Madeleine Rebérioux dans son étude : « La race ne fonctionne plus comme un indicatif de cohésion partielle à l’intérieur d’un groupe, mais comme l’énoncé d’une radicale exclusion. »
Parler de « races » est donc tout sauf innocent, et la défense de Mme Morano consistant à s’abriter derrière le « bon sens » des différences physiques, ne suffit pas. Le racisme est, en soi, un délit. Et d’autres « dérapages », par exemple celui du socialiste Georges Frêche qui évoquait en 2006 « les Blancs (..) nuls en football », ou Manuel Valls parlant dans un enregistrement des « Blancs, white, blancos », ont été largement condamnés (mais pas forcément sanctionnés), comme celui de Mme Morano.
Mathilde Damgé
De l’éco, du décryptage et une pincée de data
Samuel Laurent
Journaliste au Monde