Le triomphe des positions favorables à l’indépendance lors des élections du 27S [27 septembre 2015] a été éclatant, le plus important enregistré jusqu’à aujourd’hui. Le mandat populaire de se diriger vers l’indépendance est clair. Toutefois, que quelques milliers de voix (92’591) aient manquées pour atteindre les 50% en diminue un peu la force. Aucun signe n’indique que l’agressivité dont a fait montre jusqu’à maintenant l’Etat espagnol va faiblir. Il faut donc s’attendre à ce que le chemin vers l’indépendance soit plus long et plus difficile que prévu par la candidature gagnante [1].
Les candidatures favorables à l’indépendance, Junts pel Sí [coalition formée d’indépendants, de CDC, Convergència Democràtica de Catalunya, le parti d’Artur Mas, d’ERC, Esquerra republicana de Catalunya et soutenue par l’Assemblée nationale catalane et Omnium] et la CUP [Candidatura d’Unitat Popular] ont présenté ces élections comme étant « plébiscitaires » ; c’est-à-dire comme la seule manière légalement disponible de savoir s’il y avait ou non un mandat populaire pour l’indépendance [allusion, entre autres, à l’opposition de l’Etat central à la tenue d’une consultation légale le 9 novembre 2014].
Le Parti Populaire (PP) et le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy, qui avait initialement refusé cette possibilité, ont fait tout ce qui était possible pour la confirmer dans la pratique : centrant ses arguments sur les maux de l’indépendance et exigeant toute l’aide possible des entrepreneurs, des banquiers et des gouvernements étrangers. Ciutadans (C’s – version catalane de Ciudadanos) et le PSC-PSOE (Parti des socialistes de Catalogne) ont accompagné le PP défendant le Non à l’indépendance comme argument central de campagne. Lluís Rabell, tête de liste de Catalunya sí que es Pot (CsqPot), a reconnu que sa coalition (intégrant Podemos) n’avait pas pu modifier ce caractère « plébiscitaire ». Les chiffres de ces élections sont éloquents pour montrer qui a gagné ce « plébiscite ».
Le triomphe du Oui
Avec la totalité des votes dépouillés et une participation record de 77,44% (4’099’875 votes valides, 464’705 de plus que lors des élections précédentes en 2012) les partisans du Oui ont cumulé 1’957’348 suffrages, en hausse par rapport aux chiffres précédents : 1’740’818 cumulés pour CiU [la coalition de plus de trente ans entre le parti néolibéral CDC et le démocrate-chrétien Unió Democràtica de Catalunya a été rompue en juillet 2015], ERC et la CUP en 2012 et 1’861’753 lors de la consultation du 9N (à laquelle pouvaient participer les immigré·e·s et les jeunes à partir de 16 ans).
Le pourcentage de votes obtenu pour le Oui atteint 47,74%, c’est-à-dire en deçà du seuil de 50% nécessaire pour gagner un véritable référendum (il manquait 92’591 voix), mais supérieur au pourcentage obtenu par le Parti québécois (PQ) lors des deux référendums réalisés [sur l’indépendance du Québec, avec 40,44% de oui en 1980 et 49,42% en 1995] et aux suffrages recueillis par le Scottish National Party d’Ecosse avant que Cameron n’accepte de convoquer le référendum de 2014.
Junts pel Sí a, en outre, gagné dans les 4 circonscriptions (Barcelone, Girone, Lleida et Tarragone), dans les 42 régions et dans 906 des 942 communes de Catalogne (et la CUP dans une) ; elle a également remporté 9 des 10 districts de Barcelone (C’s a gagné à Nou Barris).
Quel est l’indépendantisme qui a crû ?
Si nous comparons les voix actuelles reçues par Junts pel Sí avec la somme des suffrages reçus par CiU et ERC lors des élections autonomiques de 2012, nous observons qu’ils sont presque les mêmes ; c’est-à-dire que cette coalition a surmonté la rupture dont a souffert CiU [voir ci-dessus] et qu’elle a transformé ses électeurs en des indépendantistes, mais elle n’a pas additionné de nouvelles voix pour l’indépendance. La CUP, en revanche, l’a fait, augmentant de plus de 200’000 voix et elle est passée de représenter un maigre 8% de l’indépendantisme à 21%. C’est donc l’indépendantisme anticapitaliste qui a connu la plus forte augmentation et apporté des votes nouveaux.
Mon interprétation, bien entendu à discuter, c’est que l’indépendantisme modéré (« d’abord l’indépendance et nous verrons le reste ensuite ») a atteint son plafond. Pour continuer à croître, il sera nécessaire que les personnes favorables à l’indépendance, outre celles de la CUP, manifestent publiquement les positions de gauche qui existent au sein de Junts pel Sí, d’ERC et de l’ANC, et qu’elles cessent d’être subordonnées à l’indépendantisme néolibéral de Mas [2].
Changements au sein de l’anti-indépendantisme
La formation en ascension dans le camp anti-indépendantiste est clairement Ciutadans (C’s). Elle a augmenté ses suffrages de plus de 450’000 voix par rapport aux élections de 2012 et se situe en deuxième position, autant en termes de voix que de sièges. L’augmentation des suffrages de C’s ne s’explique pas seulement par le naufrage du PP, qui a perdu 8 sièges et plus de 120’000 voix, mais par ceux qu’elle a gagnés et qui proviennent d’autres formations et de nouveaux votants. Son augmentation dans des quartiers populaires de Barcelone (Nou Barris) mérite d’être soulignée ainsi que dans les villes que le quotidien El País a appelées la « ceinture orange » [pour renverser la formule « ceinture rouge », l’orange étant la couleur de C’s]. Dans 14 villes ayant une liste électorale supérieure à 20’000 citoyens – dans la région de Barcelonés, Baix Llobergat et Vallés – C’s est la première ou la deuxième force proche de la première (Junts pel Sí ou PSC) ; ce que le PP n’avait jamais réussi à faire.
Ciutadans a rompu le plafond du PP malgré le fait d’être aussi anticatalaniste et néolibéral que lui. Mais il utilise un langage démocratique, il n’est pas taché par la corruption et n’a pas réalisé des coupes budgétaires. Il produit une image jeune et moderne. C’est le cheval sur lequel misent les pouvoirs économiques et médiatiques pour compenser la paralysie et la chute du PP lors des prochaines élections générales.
L’autre composante du front anti-indépendantiste a été le PSC-PSOE qui a perdu 4 députés et est passé en troisième position, il est toutefois parvenu à maintenir presque les mêmes suffrages malgré la sortie de son secteur catalaniste.
L’échec de Catalunya sí que es Pot (CsqPot)
Cette coalition de Podemos, ICV [Iniciativa per Catalunya Verds] et de EUiA [Esquerra Unida i Alternativa] a réuni presque exactement le même nombre de votes et deux députés de moins que ce qu’avaient réuni ICV et EUiA lors des élections de 2012. CsqPot constitue la quatrième force au parlement, proche des deux suivantes (PP et CUP).
Cette candidature prétendait apparaître comme défendant une position de gauche qui prônait une position intermédiaire entre le Oui et le Non, fondée sur le droit à décider et la promesse d’un référendum si Podemos gagnait les prochaines élections générales. Elle prétendait également surfer sur le succès de certaines candidatures municipales, comme celle de Barcelona en Comú [avec sa maire : Ada Colau], plaçant un indépendant comme Lluís Rabell en tête de liste. Mais Barcelona en Comú avait gagné les élections municipales avec 176’337, alors que CsqPot n’en a pas rassemblé la moitié (85’519).
Je pense que cet échec tient à une combinaison de raisons : la défense du droit à décider ne suffit désormais plus en Catalogne, il faut préciser comment on veut l’exercer ; la défense du référendum est apparue lointaine et comportant de nombreux inconvénients (non seulement attendre que Pablo Iglesias le convoque, dans l’hypothèse de sa victoire aux élections générales, mais aussi devoir lutter contre le Non à l’indépendance) ; l’insistance sur un programme social et la nécessité d’expulser Mas et Rajoy n’est pas parvenue à avoir le rôle espéré ; la candidature a été vue comme un accord entre « sommets » d’organisations et non comme une expression d’unité populaire construite à partir d’en bas ; et le rôle de Pablo Iglesias et d’Iñigo Errejón a donné l’image d’une répétition générale des élections espagnoles.
La feuille de route de Junts pel Sí
La candidature gagnante, Junts pel Sí, s’est présentée avec une feuille de route vers l’indépendance qui envisage deux phases bien distinctes. La première, qui est la seule que j’analyserai, doit durer 18 mois. Elle débute le lendemain des élections et les principales étapes prévues sont les suivantes.
En premier lieu, le Parlement, après sa constitution, devra faire une déclaration solennelle sur le lancement d’un processus d’indépendance en vertu du mandat citoyen donné.
Il faudra, dans un deuxième temps, choisir un nouveau président de la Generalitat ; le 9 novembre est le dernier délai [le Statut de la Catalogne stipule que si un gouvernement n’est pas formé deux mois après les élections, le parlement est immédiatement dissous et de nouvelles élections convoquées].
Il est prévu que Junts pel Sí présente Artur Mas. Il aura besoin de la majorité absolue pour être investi : 68 députés. Comme la formation ne dispose que de 62 sièges, Mas aura donc besoin du soutien de la CUP, mais cette dernière affirme qu’elle ne votera pas pour lui. Au deuxième tour, Artur Mas aura seulement besoin d’une majorité simple, c’est-à-dire de plus de voix en faveur que contre : 64 députés ; mais il continuera d’avoir besoin du soutien de la CUP. S’il ne parvient pas à la présidence, de nouveaux candidats devront se présenter et répéter le processus. La possibilité d’un autre candidat qu’Artur Mas est difficile, mais pas impossible, non seulement en raison de la position de la CUP, mais parce que Junts pel Sí n’est pas le « parti de Mas ». Selon les décomptes établis Vicent Partal, directeur de VlaWeb, la coalition regroupe 29 députés de CDC, 18 de ERC, 11 indépendants, 3 socialistes et 1 de l’ancienne UDC [ancien partenaire de coalition de CDC].
Enfin, la volonté de Junts pel Sí est de créer un gouvernement de concertation, mais dans la pratique il ne pourra qu’être un gouvernement de la coalition elle-même. Les quatre grandes tâches fixées sont les suivantes :
1° La création des structures d’Etat nécessaires à ce que l’indépendance puisse fonctionner (sécurité sociale, finances publiques, banque centrale, système judiciaire, affaires étrangères, etc.).
2° Le lancement d’un processus constituant à base sociale et populaire, présidé par la société civile et pas régulé juridiquement dans cette phase.
3° Réaliser l’action de gouvernement avec la volonté d’exercer la souveraineté, s’exprimant particulièrement dans une série de lois, de décrets et de normes qui ont été suspendues, annulées ou font l’objet d’un appel devant l’Etat, en particulier sur : la pauvreté énergétique, la dation en paiement du logement [libération d’une dette par une prestation ou un bien autre qu’initialement dû], l’interdiction du fracking, l’imposition des dépôts bancaires, l’interdiction de l’énergie nucléaire et des émissions polluantes ainsi qu’une loi sur les horaires d’ouverture des magasins.
4° Commencer la négociation avec l’Etat [central] pour accorder l’indépendance ou étudier la proposition d’un référendum contraignant. Une offensive diplomatique pour préparer la reconnaissance internationale.
Comme dernière étape de cette phase de 18 mois, sont prévues la proclamation d’indépendance et la convocation à des élections constituantes de la République catalane.
Il est clair qu’autant le contenu que la durée de cette première phase de la feuille de route de Junts pel Sí devra se moduler en fonction du nombre de votes obtenus, des obstacles qu’y opposera le gouvernement espagnol, de la négociation nécessaire avec la CUP (qui met l’accent sur le processus constituant et sur un plan de mesures sociales pour protéger les citoyens et citoyennes des effets de la crise sociale et économique) et de l’activité des mouvements populaires.
Finalement, les résultats des élections espagnoles, très probablement avant la fin de l’année (décembre), peuvent également avoir une influence sur la feuille de route, bien que pour le moment on n’assiste pas à des changements d’attitude des partis qui puissent être déterminants.
Comment s’orientent les mouvements populaires ?
Le 10 septembre dernier, lors d’une action syndicale, un porte-parole de l’ILP [3] pour la Renta Garantizada de Ciudadanía [revenu garanti de citoyenneté] disait : « Nous allons exiger que la première loi qui sera approuvée par le nouveau parlement soit la RGC. » Cela m’a semblé être une bonne orientation : poser au parlement et au gouvernement des solutions aux besoins populaires les plus urgents, demander que s’exerce la souveraineté des institutions catalanes pour y répondre et que, si elles entrent en conflit avec l’Etat espagnol, l’on agisse selon la légalité catalane.
Il y a de nombreux domaines où l’on pourrait agir de manière analogue : dans le système de soins, en exigeant la dérogation de toutes les coupes budgétaires et privatisations suite à la RDL 16/2012 [Décret-loi royal 16/2012, du 20 avril, de mesures urgentes pour garantir la viabilité du système national de soins et améliorer la qualité et la sécurité de ses soins] ; dans l’éducation, contre les coupes budgétaires et la loi Wert [du nom de l’ancien ministre de l’éducation] ; etc.
Comme je l’ai dit auparavant, le lancement d’un processus constituant de base sociale et populaire est prévu par la feuille de route de Junts pel Sí. Néanmoins son développement effectif et sa vitalité ne peuvent provenir que des initiatives des citoyens et des citoyennes, parce que ce sont eux qui sont véritablement intéressés à « décider de tout », à soumettre au débat public des thèmes brûlants comme : l’audit de la dette et le refus d’en payer la partie illégitime, le maintien au sein de l’OTAN ou la création d’une nouvelle armée, la signature de traités qui cèdent la souveraineté aux transnationales (comme le TTIP-TAFTA), [4], etc.
Enfin, bien que certaines voix en dehors de la Catalogne commencent à parler de la possibilité de négocier un référendum comme celui qui s’est tenu en Ecosse, elles restent très faibles et limitées. Il est en outre probable que l’Etat espagnol ne se limite pas à placer des obstacles au processus indépendantiste, mais qu’il recourt à des formes diverses de répression légale (c’est la raison pour laquelle il a proposé la dernière réforme du Tribunal constitutionnel) ou même policier. Ainsi au lieu de respecter la volonté populaire exprimée par le biais des élections et l’instauration d’un dialogue, il peut poursuivre la « fermeture » et se diriger vers l’affrontement. Dans ce cas, la réponse devra être la plus large et la plus unitaire possible.
En définitive, la situation est difficile, mais elle suscite également des espoirs : la voie permettant d’unir les droits nationaux aux droits sociaux et la défense de la démocratie est possible.
Martí Caussa