Le court roman (161 pages) de Kobayashi Takiji [1], nous plonge dans le Japon de 1929 – ou plutôt sur le pont et dans les soutes d’un « bateau-usine » partant pour la pêche au crabe loin au nord, au large de la péninsule sibérienne du Kamtchatka. Bien écrit et bien traduit par Evelyne Lesygne-Audoly, il met en scène, dans un espace confiné, soumis aux fureurs de l’océan, une micro société avec ses marins, ses pêcheurs et surtout ses ouvriers chargés de la mise en conserve ; ses contremaîtres ; son capitaine et surtout l’intendant, le représentant du propriétaire et seul véritable maître à bord.
Un monde d’exploitation sans entrave. « Les bateaux-usines étaient des “usines“ avant d’être des “navires“. La loi sur la navigation ne s’y appliquait donc pas. » (p. 36). Les ouvriers ne sont qu’une poussière d’humanité : paysans dépossédés de leurs terres, anciens mineurs fuyant les coups de grisou, étudiants désargentés à qui l’on avait promis un emploi… Avec en prime, une idéologie conquérante : le nationalisme d’une puissance pour laquelle tous les sacrifices peuvent être exigés – aux seuls prolétaires, cela va de soi – face à l’ennemi : l’Union soviétique, les « rouges ». L’idéologie impériale joue son rôle de carotte (la fierté d’être japonais) et de bâton : toute protestation est dénoncée comme un acte de trahison nationale.
Kobayashi Takiji a mené une véritable enquête sur les conditions de survie imposées à l’équipage de ces crabiers de haute mer. Il s’est inspiré d’événements réels, comme le refus de répondre aux SOS lancés par un autre bateau-usine en perdition. « Ils ont sombré. “Quatre cent vingt-cinq hommes à bord. » (p. 35), l’intendant ayant empêché le capitaine de se dérouter : ce navire « est assuré pour une somme astronomique qu’il ne vaut même pas. Ce rafiot rapportera plus en faisant naufrage. » (p. 33). L’auteur décrit la plongée dans l’inhumanité des ouvriers épuisés par un travail forcené, la malnutrition et la maladie ; l’impossibilité ne serait-ce que de se doucher régulièrement, la saleté et les armées de puces ; le « merdier » que sont les dortoirs, la misère sexuelle ; la terreur et les traitements dégradants. Une descente en enfer.
La vie des pêcheurs ne vaut pas beaucoup plus que celle des ouvriers – et toujours moins que celle de leurs barques que l’intendant, après une disparition en mer, n’a de cesse de retrouver avec ou sans survivant, peu importe.
L’auteur décrit aussi la lente maturation de la révolte. Des contacts fortuitement établis à terre avec des communistes russes. Une prise de conscience qui permet de surmonter les divisions soigneusement entretenues entre marins, pêcheurs et ouvriers ou la mise en concurrence des équipes de travailleurs. Le sentiment d’urgence, de vie ou de mort quand approche une nouvelle tempête et que le commandement exige quand même des pêcheurs qu’ils partent en mer. Les résistances sourdes, puis la première grève, mise en échec par l’intervention de l’armée : un destroyer censé protéger l’équipage des Russes, mais qui en réalité cartographie le zone en vue d’une prochaine conquête. Le roman s’arrête là ; on apprend néanmoins que la seconde grève sera victorieuse, grâce à la perte des dernières illusions de l’équipage et à une meilleure organisation.
Kobayashi Takiji, l’une des figures phares, au Japon, du courant de la Littérature prolétarienne met en scène le héros collectif dans ce roman à l’écriture diverse, poétique autant que réaliste, qui tourne parfois au petit manuel pour militant.
Bien des facettes de l’histoire sociale du Japon sont évoquées au fil des pages, comme le rôle de « colonie intérieure » jouée alors par l’île nordique d’Hokkaido dans le développement du capitalisme nippon – comme celui des « migrants de l’intérieur » ou des discriminations envers les populations d’origine coréenne, thèmes contemporains s’il en est.
Ce roman offre description du capitalisme des années 30 qui apparaît en effet étonnamment contemporain – ce qui explique que sa republication au Japon, en 2008, a connu un immense succès auprès de la jeunesse (près d’un million d’exemplaires vendus en un an), de même qu’un grand écho international, avec pas loin d’une quinzaine de traductions. Il nous parle en effet du présent autant que du passé.
Pierre Rousset
Le 20 février 1933, Kobayashi Takiji meurt à 29 ans des tortures subies dans un commissariat de Tokyo.