Deux morts selon la préfecture de police, le lendemain, entre 40 et 200 selon les historiens qui ont travaillé par la suite, le bilan du 17 octobre 1961 est aujourd’hui bien connu. Des associations ont œuvré pour que la répression tragique d’une manifestation pacifique des Algériens de France ne soit pas oubliée dans la mémoire collective. Cette sanglante répression, menée par la police sous les ordres du sinistre préfet Maurice Papon, dont la responsabilité avait déjà été engagée pour la rafle de Juifs sous Vichy, a pour particularité de s’être déroulée en plein cœur de Paris. Ce n’est pas sous la torture, dans les caves des commissariats, mais boulevard Bonne-Nouvelle, à côté du cinéma Le Rex, ou noyés dans la Seine que les Algériens ont péri.
Humiliations
Le 17 octobre 1961 s’inscrit dans un contexte d’impopularité croissante de la guer- re d’Algérie. L’année 1960 a été marquée par le procès, à l’automne, du réseau Janson, celui des « porteurs de valise » soutenus par les intellectuels et artistes du Manifeste des 121. Le 27 octobre 1960, l’Unef a été en mesure d’organiser une grande manifestation pour la paix, qui a rassemblé de nombreux jeunes. La tentative de putsch d’avril 1961 a radicalisé les tenants de l’Algérie française, tandis que la poursuite de la guerre apparaissait, pour les autres, comme une menace contre la République. Dans ce contexte tendu, le gouvernement tente de négocier une sortie de la guerre, mais la répression contre les Algériens ne s’adoucit pas pour autant, bien au contraire. En métropole, le Front de libération nationale (FLN) a définitivement supplanté le Mouvement national algérien (MNA), et l’argent des Algériens qui vivent et travaillent en France a été très important pour l’organisation nationaliste. Le pouvoir connaît le rôle joué par l’impôt révolutionnaire et, dès lors, il ne fait pas bon être basané, en région parisienne. Le préfet de police, Maurice Papon, donne carte blanche à la police pour harceler les Algériens. Des groupes parapoliciers se constituent, composés de membres des forces de l’ordre qui ne sont pas en service et de farouches partisans de l’Algérie française. Ils n’hésitent pas à enlever, frapper et assassiner des Algériens qui leur sont parfois remis directement par la police. L’anticommunisme est un critère de recrutement pour entrer dans la police parisienne et l’influence de l’extrême droite s’y fait largement sentir.
Guerre coloniale
Dans ce contexte, l’adoption par Maurice Papon, le 5 octobre 1961, après concertation avec des syndicalistes policiers, d’une législation spéciale imposant un couvre-feu pour les « travailleurs algériens musulmans » qui doivent « s’abstenir de circuler » en région parisienne entre 20 h 30 et 5 h 30, est vue comme une provocation. Cette décision est justifiée par une augmentation des attentats perpétrés contre les policiers et elle réactive un couvre-feu déjà instauré en 1958, mais qui n’est plus appliqué. Poussés par leur base - excédée par ces humiliations -, les responsables locaux du FLN demandent au comité fédéral l’autorisation d’organiser une manifestation afin de défier le couvre-feu en défilant après 20 h 30. Le comité fédéral accepte, mais veut éviter tout risque de débordement ou de provocation. La décision est prise de fouiller, au départ, tous les manifestants afin d’éviter tout port d’armes. La présence des femmes est souhaitée pour attester des intentions pacifiques de la manifestation. Des militants français des réseaux de soutien doivent rester sur le bord de la manifestation en tant qu’observateurs. Henri Benoîts, militant trotskyste de l’usine de Renault-Billancourt, est ainsi sollicité par ses camarades algériens.
La manifestation est un succès numérique, avec plus de 20 000 participants, ce qui témoigne de l’exaspération des Algériens. Elle s’organise en plusieurs cortèges voués à suivre des itinéraires différents : des Champs-Élysées vers la Concorde, de Place de la République et de Saint-Lazare vers l’Opéra, et dans le Quartier latin. Les consignes données à la police sont d’empêcher à tout prix la manifestation et de procéder à des arrestations massives. Un dispositif de ratissage se met en place afin de ne pas laisser les cortèges aller à leur terme : tous les Algériens doivent être arrêtés, sur la base d’une chasse au faciès. Des gymnases et des casernes sont réquisitionnés pour les y conduire. La répression est d’une violence inouïe. Les charges policières sont très violentes et les forces de l’ordre n’hésitent pas à tirer sur les manifestants, notamment sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Si les conditions d’arrestation sont déplorables, il en est de même des conditions de détention, sans nourriture et sans soins. Des milliers d’Algériens sont arrêtés, et le nombre de morts est difficile à mesurer : de nombreux Algériens décèdent des suites de leurs blessures, des cadavres sont encore charriés par la Seine plusieurs jours après la manifestation et, surtout, les violences et les meurtres se poursuivent après cette date.
Une bonne partie de la presse, même hostile aux revendications des Algériens, déplore la violence de la répression, et la gauche réclame une commission d’enquête. Le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, parvient à l’empêcher et couvre, sans aucune hésitation, l’attitude de la police. La CGT, l’Unef, le Snes, la CFTC organisent un meeting de protestation, le 21 octobre ; le PSU est à l’initiative de deux manifestations. La gauche n’a donc pas été indifférente à la répression du 17 octobre 1961. Néanmoins, ce sont surtout les actions de l’Organisation des armées secrètes (OAS) qui provoquent l’organisation de manifestations en nombre croissant. Le 8 février 1962, la répression, au métro Charonne, d’une manifestation contre l’OAS provoque huit morts, pour beaucoup des militants communistes. Ces huit morts français entraînent une mobilisation beaucoup plus importante que ceux, algériens, du 17 octobre 1961, puisque 500 000 personnes suivent leurs obsèques.
Le 17 octobre 1961 témoigne des pratiques d’un État colonial en guerre, du mépris dans lequel les Algériens étaient tenus par le pouvoir et par la police. La mémoire de ce jour funeste explique combien fut provocatrice, après le mouvement de novembre 2005, la décision du gouvernement de proclamer le couvre-feu. La répression du soulèvement, si elle a été dure, ne peut, bien sûr, être comparée à celle du 17 octobre 1961. Toutefois, dans la réactivation d’une loi de couvre-feu datant de la guerre d’Algérie, dans les agissements d’un ministre de l’Intérieur couvrant systématiquement les actes de la police, flotte l’impression qu’une page de notre histoire n’a pas été complètement tourné.