En 1895, le premier congrès de la CGT regroupait 420 000 syndiqués [1], membres de chambres syndicales, groupes corporatifs, fédérations de métiers, unions et bourses du travail, ayant des expériences, des pratiques et des conceptions bien différentes. La CGT mettra plusieurs années à se structurer.
Certaines structures existaient depuis longtemps, comme la fédération des cuirs et peaux créée en 1867, ou celle des ouvriers du bronze avec ses 40 chambres syndicales. Un premier congrès national ouvrier s’était réuni en 1876. En 1879, le troisième regroupa des organisations corporatives avec des cercles socialistes. Dominé par les guesdistes [2], il aboutit d’une part à la création de l’embryon du futur Parti ouvrier français, d’autre part à une orientation syndicale dégagée du corporatisme.
En 1886 était créée la Fédération nationale des syndicats, dominée par les blanquistes [3] et les guesdistes, pionnière du Premier Mai et de la revendication de la journée de 8 heures. En 1892, elle réunissait plus de 100 000 adhérents.
C’est aussi en 1892 que se constitua la Fédération des bourses du travail, issue d’une toute autre histoire. Ces bourses, dans lesquelles les syndicats pouvaient se réunir, où les ouvriers disposent d’un lieu d’embauchage, avaient été créées à partir de la fin des années 1880 par certaines municipalités. Elles regroupaient les ouvriers de diverses professions, organisaient la lutte, étaient « des centres de résistance et de propagande révolutionnaire dans un esprit économique et libertaire que renforce le choix fait, lors du congrès de 1893, d’adopter la grève générale comme moyen d’action révolutionnaire » [4].
La question de la grève générale
Elle se trouvait au centre des débats syndicaux et politiques. Dans la Fédération nationale des syndicats, cette perspective devint majoritaire malgré l’opposition grandissante des guesdistes. Son congrès de 1892 adopta une résolution préconisant le moyen de la « grève universelle ».
Au sein du mouvement socialiste, le débat faisait rage. Face à ceux qui, rejetant l’insurrection et le suffrage universel, « lent et aléatoire », défendaient l’efficacité de la grève générale comme moyen pacifique et légal, les guesdistes répondaient que la grève ne pouvait suffire à l’émancipation des travailleurs : « c’est par l’action politique, en s’emparant du gouvernement transformé par leurs mains en moyen légal d’expropriation de la classe capitaliste, qu’ils deviendront, qu’ils pourront devenir maitres de leurs destinées » [5]. Pour les blanquistes « la grève générale n’a pour nous que l’importance d’un moyen complémentaire des divers moyens d’action révolutionnaire directs et de la plus haute valeur » [6].
Les partisans de la grève générale répondaient que « les temps épiques des barricades sont passés, il serait absurde de continuer les errements du passé, alors que nous avons d’autres moyens de lutte à notre disposition » [7].
D’abord moyen pacifique et légal, la « révolution des bras croisés », elle devint, sous l’impulsion des courants syndicalistes révolutionnaires, la grève générale expropriatrice : ce n’était autre chose que la révolution.
Le congrès de fondation de la CGT de 1895 adopta le principe de la grève générale.
1902, la véritable unification
La CGT proclamait clairement sa volonté d’être l’élément fédérateur de l’ensemble du syndicalisme français, ce qui réduisait les bourses du travail à peu de choses. De leur côté, les animateurs des bourses du travail pensaient qu’elles étaient les meilleures garanties contre les tentations bureaucratiques et autoritaires. La Fédération des bourses du travail continua donc à tenir des congrès en parallèle de ceux de la CGT.
Dans cette situation, la CGT n’était qu’un organisme souple, sans budget ni structures permanentes, une coordination entre deux organisations indépendantes. Malgré cela, elle se renforça et, dès 1900, son congrès devint le plus important, en raison du nombre, de la qualité des participants ainsi que de l’importance des questions traitées. Les arguments en faveur de l’unité finirent donc par l’emporter au sein de la Fédération des bourses du travail.
Le congrès de Montpellier, en 1902, scella la véritable fusion. La CGT se trouva constitué de deux sections, celle des fédérations, syndicats nationaux de métier ou d’industrie, et celle des bourses du travail considérées « comme unions locales, départementales ou régionales de corporations diverses ».
Le syndicalisme d’action directe
La CGT se construisit malgré les coups et la répression : elle aura plus d’un million d’adhérents à la veille de la Première Guerre mondiale. Y cohabitaient des réformistes et des révolutionnaires, des socialistes et des anarchistes. L’influence des anarchistes nourrit une grande méfiance à l’égard de l’Etat (faire grève était passible de licenciement, les arrestations et condamnations pleuvaient pour atteinte à la liberté du travail, quand l’armée ne tirait pas sur les grévistes), un mépris à l’égard du parlementarisme et des politiciens, avec une solide fibre antimilitariste.
Le syndicalisme révolutionnaire était un mouvement de classe, dans lequel tout reposait sur la libération de l’individu par sa propre initiative, avec un minimum de discipline et de centralisation – un mouvement révolutionnaire sans politiques. Le syndicat assumait tous les intérêts de la classe, était l’instrument essentiel pour changer la société.
Victor Griffuelhes, devenu secrétaire général de la CGT en 1901, était un des théoriciens de l’action directe. Cette méthode de lutte n’attend pas la loi, mais relève directement de l’action créatrice des travailleurs, comme le sabotage, le boycottage des entreprises qui résistent à la pression syndicale, le recours au label, à la marque syndicale recommandant aux consommateurs les produits des entreprises satisfaisant aux revendications ouvrières, voire l’organisation de grandes manifestations qui secouent l’opinion autour de revendications comme la journée de huit heures.
A la démission de Griffuelhes, en 1909, la CGT était devenue la principale et plus prestigieuse force du mouvement ouvrier français, dotée d’une stratégie cohérente et d’une assise solide, même si elle ne rassemblait toujours que le tiers de la classe ouvrière [8].
La Charte d’Amiens
C’est Victor Griffuelhes qui, avec Emile Pouget [9], présenta au congrès d’octobre 1906 à Amiens le texte de cette fameuse charte à propos des rapports entre partis et syndicats.
A cette époque, l’Etat organisait une tentative de domestication, par la corruption des responsables, accompagnée d’intimidations contre les syndicalistes combatifs, dans une période où les grèves se multipliaient : plus de 1000 grèves par an à partir de 1904.
Le mouvement socialiste, réunifié en 1905 au sein de la SFIO [10], qui se référait explicitement à la lutte des classes et à la conquête révolutionnaire du pouvoir, se faisait pressant. Les dirigeants de la CGT s’inquiètaient de la concurrence qui risquait de se développer, du risque de domination de la SFIO avec une conception de syndicats inféodés au parti, ainsi que de la contamination des dérives opportunistes issues du socialisme parlementaire.
Au congrès d’Amiens, les guesdistes attaquèrent le syndicalisme révolutionnaire, firent l’apologie du travail accompli grace à l’alliance des socialistes et proposèrent à la CGT de « s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes avec le conseil national du Parti socialiste pour faire triompher plus facilement ces principales réformes ouvrières ».
Ils renco [11]11 défendaient la stricte neutralité syndicale (« la confédération ne doit pas être plus libertaire que socialiste ou radicale ») et affirmaient que « l’action parlementaire doit se faire parallèlement à l’action syndicale, cette double action pouvant contribuer à l’œuvre d’émancipation ouvrière et à la défense des intérêts corporatifs ». Puis ils rejoignirent une autre proposition, celle de Louis Niel [12], qui repoussait toute espèce d’alliance « avec tout parti ou secte politique » et déclarait que « le syndicalisme se suffit à lui-même pour réaliser son œuvre de lutte de classe en exerçant son action directement contre le patronat et contre toute force capitaliste d’oppression physique ou morale des travailleurs », tout en refusant de considérer le syndicalisme comme seul moyen de transformation sociale. Finalement, tous votèrent celle présentée par Victor Griffuelhes, d’une nature différente.
Dans ce texte, le contenu de l’indépendance syndicale, c’est l’action directe dans la perspective de l’expropriation capitaliste, le refus du gradualisme de la SFIO. Pour lui, les socialistes sont réformistes, l’objectif de la motion des guesdistes est de « transformer l’organisation confédérale, en la transposant sur le terrain de la légalité ». Enfin, les partis sont interclassistes, alors que le syndicat a un recrutement uniquement prolétarien : « là seulement réside la véritable lutte de classe ».
Les limites du syndicalisme révolutionnaire et la dérive réformiste
Mais si cette conscience prolétarienne indépendante permettait de maintenir l’autonomie complète de la CGT, elle ne la préservait pas des dérives réformistes.
Les syndicalistes révolutionnaires ne concevaient la lutte politique que sous la forme pratiquée par la SFIO, celle du travail parlementaire, et pensaient que la chute de l’Etat découlerait mécaniquement de la prise du pouvoir à l’atelier. N’était jamais abordée la question stratégique : lorsque la grève générale explose, elle ouvre un affrontement qui pose la question de l’Etat.
Ces limites laissèrent à des dérives réformistes la possibilité de se développer. Lorsque Léon Jouhaux [13] prit la direction de la CGT, en 1909, c’était déjà une transition. Jouhaux défendit les aspects d’indépendance de la Charte d’Amiens... mais pas les autres ! Au congrès du Havre de 1912, il mit l’accent sur une double nécessité : une organisation plus solide et une action « économique ».
Comme l’écrivit plus tard Alfred Rosmer [14], « la CGT n’a plus cet élan, cette confiance en soi qui étaient ses caractéristiques dans les années 1904-1908, quand elle est à l’apogée de sa force et de son rayonnement ; elle ne peut plus que se répéter ; elle piétine et décline. Pourquoi ? Parce que la formule sur laquelle elle s’est constituée et a vécu est usée, parce que les hommes qui l’ont appliquée avec éclat sont, eux aussi, usés. »
Le ralliement à l’union sacrée
C’est ce qui explique le ralliement si rapide à l’union sacrée en août 1914.
Tous les congrès affirmaient la nécessité de répondre à la guerre par la grève générale. Mais la CGT n’organisa aucune réaction. Au contraire, elle rencontra la SFIO puis, le 1er août, lança un manifeste d’abandon de la lutte contre la guerre :
« Femmes qui pleurez en ce moment, nous avons tout fait pour vous épargner cette douleur. Mais hélas ! Nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer le fait accompli. Pouvions-nous demander à nos camarades un effort plus grand ? Quoiqu’il en coûte, nous répondons : non ».
Léon Jouhaux entraîna sans beaucoup de résistances la CGT dans l’union sacrée. Seule une petite minorité autour de Monatte et Rosmer la refusa, avant de participer aux conférences de Zimmerwald et Kienthal.
Mais la version de l’union sacrée de 1914 ne résista pas longtemps aux aspirations à la paix. Les luttes ouvrières reprirent au début de l’année 1917, à peu près en même temps que les mutineries de mai-juin. Les socialistes quittèrent le gouvernement. En 1918, le courant pacifiste reprit confiance, les grèves commencèrent à se généraliser. Après la chute de 1914-1915, les effectifs de la CGT doublèrent en 1916, triplèrent en 1917 et doublèrent encore en 1918. En 1919, elle était plus puissante que jamais : 1,6 million de cotisants, près de 22 % des salariés !
Pour la minorité autour de Monatte et Rosmer, l’attitude de la CGT avait creusé un fossé qui ne pouvait être comblé. Cette minorité, qui mettait en avant la défense et l’extension de la Révolution russe, se renforça à partir de 1918. Le congrès de 1919 fut marqué par le débat sur l’annulation par la direction confédérale de la grève générale prévue le 21 juillet contre l’intervention militaire en Russie. Pour la minorité, il fallait tout faire pour étendre les mouvements, aboutir à la révolution. Pour la majorité, la victoire des bolcheviks était une catastrophe.
Les grèves de mai 1920
Les minoritaires prirent la direction de la fédération des cheminots, qui syndicalisait 80 % de la profession. Ils décidèrent d’une grève générale illimitée pour la nationalisation de l’entreprise et la réintégration des travailleurs révoqués. La direction de la CGT prit la direction du mouvement, pour le contrôler, mais laissa les cheminots dans l’isolement et décida la reprise du travail le 22 mai. 18 000 cheminots furent révoqués. La fracture s’accentua.
En même temps, au deuxième congrès de l’Internationale communiste à Moscou, il était défendu que les syndicats « qui forment des groupes internationaux sous le contrôle du comité exécutif de l’Internationale Communiste, constituent une section syndicale de l’IC ». La majorité se déchaîna contre cette subordination organique du mouvement syndical au parti communiste.
La minorité mit alors en place des « comités syndicalistes révolutionnaires », auxquels adhérèrent des syndicats, qui prirent contact avec l’Internationale syndicale rouge. La CGT adhéra à la Fédération syndicale internationale.
Les majoritaires prirent l’initiative de la scission, car les minoritaires progressaient sans cesse. Cette rupture apparaissait comme la suite logique et difficilement évitable de la scission politique survenue dans la SFIO à Tours. La majorité se déclara obligée de tout faire pour sauver les valeurs fondamentales du syndicalisme.
La crise de 1920-1921 finit aussi de briser l’anarcho-syndicalisme de la fin du 19e siècle, qui s’était progressivement effrité. C’est une autre période du syndicalisme qui commençait.
Patrick Le Moal