Le dernier accord convenu entre le gouvernement de Syriza et les créanciers a choqué une grande partie de la gauche qui a suivi les événements en Grèce. Cet événement semble marquer la fin d’un cycle politique.
Dans cette interview donnée pour le site Jacobin par Sebastian Budgen, Stathis Kouvelakis, un des membres dirigeants de la Plate-forme de Gauche de Syriza, couvre les derniers événements, les théories qui se sont confirmées ou pas, et les prochaines étapes qui attendent l’aile gauche de Syriza.
Kouvelakis saisit ici l’occasion pour réfléchir de manière plus large sur le bilan de la stratégie de la Plate-forme de Gauche, sur ce qui aurait pu être fait différemment, et sur les perspectives pour une recomposition de la gauche.
Sebastian Budgen – Quelles ont été les raisons du référendum de juillet ? Beaucoup l’ont perçu comme sorti de nulle part ; un joker qu’aurait joué le premier ministre grec Alexis Tsipras. Mais il y a beaucoup d’incertitudes quant à ses motivations — certains ont même spéculé qu’il pensait perdre.
Stathis Kouvelakis – Je pense que le référendum était une tentative de sortir du piège dans lequel était tombé le gouvernement pendant le processus de négociation.
En fait il semble maintenant évident que pendant la spirale vers de plus en plus de concessions, le gouvernement et Tsipras ont pris conscience du fait que, quoi qu’ils proposent, ce ne serait jamais suffisant pour la Troïka. À la fin du mois de juin, il était clair que l’accord qui était en train de se construire laborieusement ne passerait jamais l’épreuve de l’évaluation interne de Syriza ou de l’opinion publique.
Des signaux arrivaient à la direction de Syriza et à Tsipras lui-même. Des signaux qui venaient de bien au-delà des rangs de la Plate-forme de Gauche. Et ces messages disaient que ce n’était pas acceptable. Pendant les derniers jours de la semaine, on pouvait aussi sentir un changement significatif au sein de l’opinion publique, avec des gens qui disaient qu’ils en avaient marre de ce processus de négociation interminable. On avait compris que la Troïka voulait vraiment humilier le gouvernement grec.
Tsipras, qui, il faut le dire, est plutôt joueur pour un politicien, pensait au référendum, non pas comme un élément de rupture des négociations, mais comme un mouvement tactique pour renforcer son plan de négociation (cette idée n’était pas tout à fait nouvelle et avait déjà été évoquée par d’autres dans le gouvernement, y compris par Yanis Varoufakis).
Je suis certain de ce que j’affirme parce que je suis au courant des rapports détaillés sur la cruciale réunion du cabinet qui a eu lieu le 26 juin, lorsque le référendum a été annoncé.
Il faut dire deux choses. La première est que Tsipras et la plupart des personnes proches de lui pensaient que ça allait être une sinécure. Ce fut à peu près le cas avant la fermeture des banques. Le sentiment général était que le référendum remporterait une victoire écrasante, dépassant les 70%.
C’était réaliste, sans tenir compte de la fermeture des banques, de penser que le référendum aurait été facilement gagné, mais la signification politique du « Non » aurait été différente, car il aurait été prononcé hors de l’atmosphère de confrontation et l’ambiance dramatique créées par la fermeture de la banque et la réaction de l’UE.
Ce qu’il s’est passé lors de cette réunion du cabinet est qu’un certain nombre de personnes — l’aile droite du gouvernement, dirigée par le vice-Premier ministre Giannis Dragasakis — était en désaccord avec l’initiative. Dragasakis est en fait la personne qui a assuré le suivi de l’ensemble du processus de négociation du côté grec. Tous les membres de l’équipe de négociation, à l’exception du nouveau ministre des Finances, Euclide Tsakalotos, sont des gens à lui, et il était celui pour qui, au sein du cabinet, il était vraiment important de se débarrasser de Varoufakis.
Cette aile droite pensait que le référendum était une proposition très risquée, et ils ont compris, mieux que Tsipras, que ce serait un geste très conflictuel qui déclencherait une réaction sévère du côté de l’UE — et ils avaient raison.
Ils ont également eu peur de la dynamique « par le bas » qui allait surgir de cette initiative. D’autre part, le leader de la Plate-forme de Gauche et Ministre de l’énergie et de la relance de la productivité, Panagiotis Lafazanis, a déclaré que le référendum était la bonne décision, bien que tardive, mais il a également averti du fait que ça revenait à une déclaration de guerre, que la BCE couperait les liquidités et que nous devrions nous attendre à ce que les banques soient fermées après quelques jours. La plupart des personnes présentes ont juste ri de cette remarque.
Je pense que le manque de prise de conscience par rapport à ce qui allait se passer est un élément clé pour comprendre toute la logique de la façon dont le gouvernement a fonctionné jusqu’à maintenant. Ils ne pouvaient tout simplement pas croire que l’UE réagirait de la façon dont elle a effectivement réagi. D’une certaine façon, comme je l’ai dit, l’aile droite de Syriza était beaucoup plus lucide sur ce qu’ils s’apprêtaient à affronter.
Cela explique aussi ce qui est arrivé au cours de la semaine du référendum. Tsipras a été mis sous une pression extrême par Dragasakis et d’autres pour retirer le référendum. Il ne l’a pas fait, bien sûr, mais il a clairement indiqué que ses prochains mouvements seraient ceux que l’aile droite approuverait, et que la mesure n’était pas une rupture avec la ligne qui avait été suivie jusqu’ici, mais plutôt une sorte de tactique dans ce cadre.
C’est ce qui explique les pas en arrière, le mercredi avant le vote ?
Exactement. Ce mercredi-là certains ont même parlé du déroulement d’un coup d’État interne et Athènes était traversée de rumeurs selon lesquelles Tsipras allait retirer le référendum. Au cours de son discours, il a confirmé le référendum, mais a également précisé que le référendum avait été conçu comme un outil pour obtenir un meilleur accord et que ce n’était pas la fin de la négociation, mais simplement sa poursuite, mais dans des conditions prétendument meilleures. Et il est resté fidèle à cette ligne pendant toute la semaine.
Une chose que je ne comprends pas à propos de ce processus, même si on le regarde d’un point de vue de relations publiques, est qu’il a appelé au référendum à propos d’une série de mesures qu’il demandait au peuple de rejeter, et à l’approche du référendum, il pose des gestes vis-à-vis des créanciers qui apparaissent sous certains aspects encore pires que ce qu’il demandait au peuple de rejeter. Cela donne une impression de chaos et d’amateurisme total.
J’ai essayé de reconstituer les intentions de Tsipras essentiellement pour répondre à ta question de savoir s’il pensait qu’il allait perdre le référendum et pour essayer de clarifier le sens que celui-ci avait pour lui. Mais ce qui est absolument clair, c’est qu’il a libéré des forces qui allaient bien au-delà de ses intentions. Tsipras et le gouvernement ont été clairement dépassés par l’élan créé par le référendum.
Ils ont donc essayé par tous les moyens de remettre le diable dans la boîte. La façon dont Tsipras a géré la pression de Dragasakis — et le « pourquoi » ce mercredi était si crucial — a été d’accepter leur ligne et d’envoyer cette lettre infâme à l’Eurogroupe, et, avant ça, la lettre demandant un nouveau prêt. Cela a ouvert la voie à ce qui allait arriver la semaine après le référendum.
Mais, d’autre part, pour justifier le fait qu’il ne pouvait pas, sans se décrédibiliser complètement, retirer le référendum, il a dû justifier l’initiative. Il devait évoquer la lutte contre les mesures d’austérité incluses dans le paquet Juncker, le chantage de la Troïka et l’ultimatum auquel il avait été soumis. Et, bien sûr, les mobilisations par en bas qui étaient en train d’émerger à ce moment ont saisi l’occasion, l’ont pris au mot, et ont continué à avancer pour mener la bataille contre la Troïka.
Ceci est un excellent exemple d’une initiative qui a été prise d’en haut, résultant de contradictions internes, mais a fini par libérer des forces qui allaient bien au-delà des intentions d’un leader. C’est très important, car il faut aussi comprendre que l’une des plus grandes difficultés auxquelles Tsipras doit faire face maintenant, après la reddition de l’accord d’hier, est que la légitimité politique de son geste après le référendum est très douteuse.
Nous devons comprendre qu’il est parfaitement illusoire de prétendre que le référendum n’a pas eu lieu. Il a eu lieu, et il est clair tant pour l’opinion publique internationale que pour la société grecque que Tsipras a trahi un mandat populaire.
D’où ce grand débat : Tsipras est-il une sorte de génie machiavélique super-tactique ou un genre de parieur fou dépassé par les événements ? Tu es certainement du second avis ?
Eh bien, je suis vraiment du second avis à condition de clarifier le point suivant : effectivement Tsipras et la direction s’en sont systématiquement tenus à la même ligne depuis le début. Ils pensaient que, en combinant une approche « réaliste » dans les négociations et une certaine fermeté rhétorique, ils obtiendraient des concessions de la part de l’UE.
Mais ils ont été de plus en plus pris au piège par cette ligne, et quand ils ont réalisé qu’ils avaient été piégés, ils n’avaient pas de stratégie alternative. Ils ont refusé systématiquement toute autre stratégie, et ils ont également rendu la mise en œuvre de toute autre approche pratiquement impossible même quand il en était encore temps.
Dans une interview qu’il a donné au New Statesman il y a quelques jours, Varoufakis dit qu’une petite équipe avait travaillé avec lui pendant la semaine précédant le référendum à un plan alternatif qui inclurait un contrôle de l’État sur les banques, l’émission de IOU [1]] et la déconnexion de la Banque centrale de Grèce de la Banque centrale européenne de Francfort, donc c’était une sorte de sortie graduelle de l’euro. Mais c’est clairement arrivé trop tard et l’idée a été rejetée par presque l’entièreté du reste de l’équipe économique du cabinet, c’est-à-dire essentiellement Dragasakis. Et Tsipras a, bien entendu, validé cette décision.
Il faut donc souligner la continuité de la ligne de Tsipras. C’est sans doute la raison pour laquelle je trouve que le mot « traîtrise » est inapproprié si on comprend ce qui se passe. On peut bien sur dire qu’il y a traîtrise du mandat populaire et que les gens sentent, légitimement, qu’ils ont été trahis.
Cependant, la notion de trahison signifie généralement qu’à un moment vous décidez en toute conscience de revenir sur vos propres engagements. Je crois qu’en réalité Tsipras croyait honnêtement qu’il pouvait obtenir un résultat positif en mettant en avant une approche centrée sur les négociations et sa bonne volonté. Et c’est aussi pour cela qu’il a constamment répété qu’il n’y avait pas de plan de rechange.
Il pensait qu’en apparaissant comme un fidèle « européen », « sans agenda caché », il obtiendrait une sorte de récompense. De l’autre côté, il a montré depuis quelques mois une capacité à résister à cette pression croissante et a marqué quelques gestes imprévisibles tels que le référendum ou son voyage à Moscou.
Il pensait que c’était la bonne formule pour aborder la question, et c’est ce qui se passe lorsque vous suivez cette ligne, vous en arrivez toujours à une position dans laquelle il ne vous reste que des mauvais choix.
Sur les origines de cette stratégie : dans quelle mesure est-ce de l’aveuglement idéologique et dans quelle mesure est-ce de la pure ignorance ? Ce qui est déroutant pour beaucoup de personnes est de voir agir ainsi un gouvernement composé d’un grand nombre d’intellectuels, des gens qui ont passé toute leur vie à étudier l’économie politique capitaliste contemporaine, à la fois dans l’abstrait et le concret, des gens qui sont des militants politiques. Comment peut-on expliquer ce qui semble être de la naïveté par rapport à qui sont leurs adversaires politiques ? Est-ce une idéologie trop profondément ancrée ou était-ce juste un manque d’expérience de la haute politique ?
Je pense que nous devons distinguer deux éléments au sein du gouvernement. Le premier est l’aile droite du gouvernement dirigée par deux des principaux économistes, essentiellement Dragasakis mais aussi Giorgos Stathakis. Et puis il y a la direction centrale, Tsipras et les gens autour de lui. Le premier groupe avait une ligne de conduite cohérente dès le départ — il n’y avait absolument pas de naïveté de leur côté. Ils savaient très bien que l’UE n’accepterait jamais une rupture avec le mémorandum.
Voilà pourquoi Dragasakis a toujours mis tout en œuvre pour ne pas changer la logique de l’approche globale. Il a clairement saboté toutes les tentatives de Syriza d’avoir un véritable programme économique, même celui qui avait été approuvé par la majorité de Syriza. Il pensait que la seule chose possible était une version améliorée du mémorandum. Il voulait avoir les mains complètement libres pour négocier l’accord avec l’UE ; sans trop apparaître sur la scène, il a réussi à maîtriser l’équipe de négociation, en particulier après que Varoufakis ait été mis à l’écart.
À l’été 2013, il a publié une interview très intéressante qui a fait le « buzz » à l’époque. Ce qu’il proposait n’était pas tant une version allégée du programme de Syriza qu’un autre programme qui améliorait légèrement l’accord existant qu’avait signé Nouvelle Démocratie.
Et puis vous avez l’autre approche, celle de Tsipras, qui trouvait en effet enracinée ses racines dans l’idéologie de la gauche européaniste. Je pense que la meilleure illustration en est Euclide Tsakalotos, une personne qui se considère comme un marxiste ardent, quelqu’un qui vient de la tradition eurocommuniste, et nous étions dans la même organisation pendant des années. Sa déclaration la plus typique, qui reflète à la fois son idéologie et les perspectives données au gouvernement par la présence de tous ces universitaires, est ce qu’il a dit dans une interview sur le site français Mediapart en avril dernier.
Lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avait le plus frappé depuis qu’il était au gouvernement, il a répondu en disant qu’il était un universitaire, que son travail consistait à enseigner l’économie à l’université, alors quand il est allé à Bruxelles, lui-même avait préparé très sérieusement l’ensemble de ses arguments et il y allait dans l’attente de se voir présenter des contre-arguments élaborés de manière précise. Mais, au lieu de cela, il a juste eu à faire à des gens qui n’ont pas cessé de réciter des règles, des procédures et ainsi de suite.
Tsakalotos a dit qu’il était très déçu par le faible niveau de la discussion. Dans l’interview au New Statesman, Varoufakis dit des choses très semblables au sujet de sa propre expérience, bien que son style soit nettement plus conflictuel que celui de Tsakalotos.
On comprend que ces personnes envisageaient le fait que la confrontation avec l’UE se déroule selon les règles d’une conférence universitaire où vous venez avec vos jolis rapports et vous vous attendez à ce que l’on vous présente aussi un joli rapport. Je pense que cela est révélateur de ce qu’est la gauche aujourd’hui. La gauche est composée de plein de gens bien intentionnés, mais qui sont totalement impuissants sur le champ de la politique réelle.
Mais il a également raconté le genre de dévastation mentale causée par la croyance quasi religieuse dans l’européanisme. Cela signifiait que, jusqu’à la fin, les gens ont cru qu’ils pourraient obtenir quelque chose de la Troïka, ils pensaient qu’« entre partenaires » ils allaient trouver une sorte de compromis, qu’ils partageaient certaines valeurs fondamentales comme le respect du mandat démocratique, ou la possibilité d’une discussion rationnelle fondée sur des arguments économiques.
Dans l’ensemble, l’approche de Varoufakis était plus conflictuelle mais finalement assez semblable, même s’il l’avait enveloppée dans le langage de la théorie des jeux. Disant que nous avions à jouer le jeu jusqu’à la fin des fins et qu’ensuite ils allaient se retirer, parce que soi-disant les dommages encourus, s’ils n’avaient pas reculé, auraient été trop conséquents à accepter.
Mais cela revenait à assister au combat entre deux personnes avec l’un qui risque de perdre une dent et l’autre qui met en jeu ses deux jambes.
Donc, il est vrai qu’il y a eu un clair manque de réalisme élémentaire et que cela nous amène au problème principal de la gauche aujourd’hui : son impuissance.
Et cet européanisme que tu décris dans la faction du centre de la direction de Syriza, quelle est sa nature idéologique ? Parce que ce ne sont pas des libéraux ou même des fédéralistes à la Negri — ce sont des gens qui se définissent dans la plupart des cas comme marxistes. Y a-t-il une influence de Habermas ou d’Étienne Balibar ?
Je pense que, dans ce cas, Balibar est probablement plus pertinent que Habermas. Une fois de plus, je pense que nous devons prendre Tsakalotos au mot. Il a été interviewé par Paul Mason un jour après que les contre-propositions très humiliantes du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, eurent été envoyées.
Lorsque Mason lui a posé la question de l’euro, Tsakalotos a répondu que la sortie serait une catastrophe absolue et que l’Europe devrait revivre les années 1930 avec le retour de la concurrence entre les monnaies nationales et la montée des nationalismes et du fascisme.
Pour ces personnes, le choix se pose entre deux choses : soit être « européen » et accepter le cadre existant, ce qui représente en quelque sorte un pas en avant objectif par rapport à l’ancienne réalité des États-nations, ou être « anti-européen », ce qui est assimilé à une retombée dans le nationalisme, à un mouvement régressif réactionnaire. C’est une légitimation assez pauvre de l’Union européenne — ce n’est pas l’idéal mais il vaut mieux ça qu’autre chose.
Je pense que dans ce cas on peut clairement identifier quelle idéologie est à l’œuvre ici. Bien que vous n’approuviez pas ce projet et que vous ayez de sérieux doutes sur l’orientation néolibérale et le fonctionnement de haut en bas des institutions européennes, vous acceptez d’agir selon ses paramètres et vous n’arrivez pas à imaginer quelque chose de mieux en dehors de son cadre.
Voilà ce que signifie la dénonciation du Grexit, présenté comme une sorte de retour aux années 30 ou comme une sorte d’apocalypse. C’est symptomatique. C’est le symptôme du piège dans lequel est tombée la direction avec son idéologie européaniste de gauche.
C’est plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que celle de l’Union européenne ou même de l’euro ?
Exactement, c’est ce que j’ai déjà écrit il y a quelques années.
Et pourtant, ce genre d’attendrissement à propos de l’Union européenne est incompatible avec l’opinion même de Nicos Poulantzas, en dépit de quelques intellectuels qui utilisent Poulantzas pour défendre la position du leadership.
Oui, Poulantzas a parlé de l’intégration européenne dans la première partie de son livre sur les classes sociales dans le capitalisme contemporain. Dans ce livre, il analyse les processus d’internationalisation du capital et il considère clairement la Communauté économique européenne comme l’exemple d’une forme impérialiste d’internationalisation du capital européen dans le cadre de ce qu’il considérait comme la nouvelle hégémonie structurelle d’après-guerre des États-Unis.
Revenons sur le référendum. Celui-ci est arrivé dans un contexte de crise monétaire, de banques fermées, de réactions hystériques des médias, et des autres partis qui faisaient pression pour le « oui ». Mais quelque chose s’est passé qui a déclenché une contre-réaction chez une grande majorité des Grecs ordinaires. Ont-ils été motivés par la fierté nationale, était-ce essentiellement une question de classe, ou l’ont-ils fait, comme Paul Mason et d’autres le supposent, à cause du souvenir de la guerre civile ? Quelles sont les principales raisons du vote du « Non » ?
De tous les facteurs que tu as mentionnés, le moins pertinent est celui qui se rapporte à la guerre civile. Il faut noter que le « non » a dominé même dans les zones du pays parmi les plus conservatrices comme Laconia, près de Sparte, Messinia, ou d’autres zones dans le centre de la Grèce où la droite domine comme Evrytania. Le vote du « Non » était majoritaire dans tous les comtés de la Grèce.
La dimension de classe est certainement le plus important parmi les trois facteurs que tu mentionnes, que je vais passer en revue par ordre d’importance. Même les commentateurs relativement traditionnels ont reconnu que ce fut l’élection la plus divisée en classes dans l’histoire grecque. Dans les quartiers de la classe ouvrière, il y a eu 70% ou plus pour le « Non », dans les quartiers de la classe supérieure vous aviez 70% ou plus de « Oui ».
La réaction hystérique des forces dominantes, la situation dramatiquement concrète créée par la fermeture des banques et le plafond imposé sur les retraits en espèces, etc., ont amené les classes populaires à identifier le camp du « Oui » à tout ce qu’ils détestent. Le fait que le camp du « Oui » ait mobilisé des politiciens impopulaires, des experts, des chefs d’entreprise, plus des célébrités des médias pour leur campagne n’a fait qu’enflammer cette réaction de classe.
La deuxième chose qui est tout aussi impressionnante est la radicalisation de la jeunesse. C’est la première fois depuis la crise que la jeunesse, massivement, fait une déclaration unifiée. 85% des personnes de 18 à 24 ans ont voté « Non », ce qui montre que cette génération, qui a été complètement sacrifiée par le mémorandum, est très consciente de l’avenir qui se présente devant elle et a une attitude claire en ce qui concerne l’UE.
Il y a eu cet article dans Le Monde qui posait la question du pourquoi ces jeunes gens, qui avaient grandi avec l’euro, les programmes Erasmus et l’Union européenne, se retournaient contre elle, et la réponse de toutes les personnes interrogées a été simple : nous savons ce dont il s’agit lorsqu’on parle de l’Europe et l’Europe c’est l’austérité, l’Europe c’est le chantage vis-à-vis des gouvernements démocratiques, l’Europe c’est la destruction de notre avenir.
Cela explique aussi les rassemblements massifs et combatifs de cette semaine qui ont culminé avec les rassemblements du vendredi 3 juillet à Athènes et dans d’autres grandes villes de Grèce.
La troisième dimension est la fierté nationale. Cela explique pourquoi le « Non » a emporté une majorité aussi en dehors des grands centres urbains, là où les lignes entre classes sont plus floues, dans les campagnes grecques et les petites villes. C’était un « Non » à la Troïka, un « Non » à Juncker. Même ceux qui sont sceptiques par rapport au gouvernement et ne se reconnaissent pas dans Syriza ou Tsipras ont vu que c’était clairement une tentative d’humilier un gouvernement élu et de maintenir le pays sous la domination de la Troïka.
Tu as été faire campagne pour le « non » sur les lieux de travail. Peux-tu en parler et évoquer les réactions que tu as rencontrées ?
C’était évidemment une expérience tout à fait unique. Il y avait une disparité entre les situations — l’atmosphère était difficile dans les chemins de fer qui est une société qui a déjà été en grande partie démantelée dont le reste sera privatisé et dont les ouvriers savaient que le gouvernement Syriza avait déjà accepté la privatisation. Cela faisait déjà partie de la première liste de réformes annoncées par Varoufakis après l’accord du 20 février.
Mais malgré les différents contextes, dans chacun de ces endroits la discussion tournait autour de deux questions différentes : « pourquoi le gouvernement a-t-il fait si peu jusqu’ici, pourquoi a-t-il été si timide ? » et aussi « qu’allez-vous faire après la victoire du non ? »
Il était tout à fait clair pour ces gens que le « Non » gagnerait, parce que la campagne du « Oui » était invisible dans les lieux de travail et au sein de la classe ouvrière en général. Mais il y avait une inquiétude massive à propos de ce qui se passerait après la victoire.
Ainsi, les questions ont été : « quels sont vos projets ? », « qu’est-ce que vous allez faire ? », « pourquoi parlez-vous encore de négociations alors que cela fait cinq mois et demi et qu’il est clair que cette approche a échoué ? ».
Cela m’a mis dans une situation très embarrassante, parce que, en tant que porte-parole de Syriza et membre du comité central, je ne pouvais pas donner des réponses convaincantes à toutes ces questions.
Le « Non » a bien sûr remporté un succès massif. As-tu été surpris par l’ampleur de la victoire ?
Oui, c’est vrai je ne m’attendais pas à ce que le « Non » atteigne le seuil de 60%. Il faut dire que, parmi les cadres de Syriza, seul Lafazanis l’avait prédit et peu d’autres, même au sein de la Plate-forme de Gauche, étaient d’accord avec lui. On s’attendait plus à quelque chose comme 55%.
Le premier impact immédiat de cette victoire massive du « Non » a été de confirmer la désintégration des partis d’opposition.
Le soir même du résultat, ils ont été complètement défaits et ce fut de loin la défaite la plus dure pour le camp pro-austérité, depuis le début de la crise. Cette défaite était beaucoup plus claire et plus profonde que celle des élections de janvier, car ils étaient regroupés et avaient mobilisé toutes leurs forces, mais ont quand même subi une défaite dévastatrice. Ils ne gagnent pas une seule région en Grèce.
Le dirigeant de Nouvelle Démocratie, et ancien Premier ministre, Antonis Samaras a démissionné presque immédiatement. Et puis, quelques heures plus tard, l’ensemble de ce camp a été ressuscité et légitimé par Tsipras lui-même quand il a fait appel au « Conseil des dirigeants politiques » sous la présidence du Président de la république, un partisan affirmé du « Oui », qui avait été nommé par Syriza à la majorité au parlement en février.
À cette rencontre, on a vu quelque chose d’incroyable, le chef du camp victorieux a accepté les conditions du camp perdant. C’est, il faut le dire, quelque chose d’unique dans l’histoire politique. Je n’avais jamais vu cela avant.
Le gouvernement a peut-être été surpris par la force du vote pour le « Non », et de sa nature de classe (qu’il a du bien comprendre aussi) mais il s’est donc contenté de n’y voir qu’une confirmation de ses plans initiaux. Il n’y a pas eu de prise en compte du fait que quelque chose de plus profond était en œuvre ?
Je ne peux pas vraiment parler de la manière dont ils ont interprété le référendum, car tout le monde était absorbé par les soi-disant négociations (qui étaient en fait une sorte de blague). Je pense que la meilleure expression pour nommer ces négociations a été rapportée par le correspondant à Bruxelles du Guardian, Ian Traynor, qui a écrit que les fonctionnaires de l’UE les avaient appelées un « exercice mental de simulation de noyade ».
Ce qui est clair, cependant, c’est que le gouvernement a immédiatement pris ses mesures pour désactiver la dynamique qui émergeait avec le référendum. Et voilà pourquoi quelques heures après l’annonce du résultat final, cette réunion de tous les dirigeants politiques a été appelée, au sein de laquelle ils ont fixé un programme entièrement différent de celui exprimé par le vote de « Non ».
Le nouvel ordre du jour était que, quoi qu’il arrive — et c’était déjà en préparation depuis plusieurs semaines à l’initiative de Dragasakis, la Grèce devait rester dans la zone euro.
Le moment fort de la déclaration conjointe signée par tous les dirigeants politiques — à l’exception du Parti communiste grec (KKE), qui a refusé de signer, et des nazis, qui n’ont pas été invités à la réunion — était l’affirmation que ce référendum était non pas un mandat de rupture, mais un mandat pour une meilleure négociation. Donc, à partir de ce moment, ça a été n’importe quoi.
Y a-t-il des signes qui prouvent que le point de vue des gens sur la question de la zone euro a évolué avec le référendum ?
Bien sûr que ça évoluait. L’argument qui a été constamment répété par les médias et par les dirigeants politiques en campagne pour le « Oui », mais aussi par tous les dirigeants européens qui ont clairement interféré de manière flagrante tout au cours de cette semaine avant le référendum, était que le vote pour le « Non » était un vote contre l’euro. Donc, il est complètement irrationnel de dire que les gens qui ont voté « Non » n’étaient pas du tout en train d’envisager le risque d’une éventuelle sortie de l’euro ; ils considéraient que c’était la condition pour dire « Non » à de nouvelles mesures d’austérité.
Il est aussi utile de souligner que ce qui s’est passé au cours de cette semaine était un processus de radicalisation de l’opinion publique. On pouvait le sentir et l’entendre dans les rues, les lieux de travail, dans tous les types d’espaces publics. Partout, les gens ne parlaient que du référendum, de sorte qu’il était assez facile de percevoir le sentiment de la population.
Je ne prétends pas que ce sentiment soit homogène. Des gens ont fait valoir l’argument selon lequel le vote « Non » servait juste à donner au gouvernement une autre carte pour les négociations. Je ne dis pas que ce n’est pas vrai. Mais nous devons aussi comprendre que le caractère massif du vote « Non » dans le pays signifie que les gens, plus particulièrement dans la classe ouvrière, la jeunesse et dans les couches moyennes appauvries, ont eu le sentiment qu’ils n’avaient plus rien à perdre, et ils étaient prêts à prendre des risques et à se battre.
L’esprit combatif des rassemblements de vendredi était un autre indicateur de cet esprit. Il était assez impressionnant. Personnellement, je n’avais rien vu de tel en Grèce depuis les années 1970.
Parlons du vote du 11 juillet au Parlement et des propositions envoyées par le gouvernement grec à l’Eurogroupe. À partir de là, il semblait évident que le gouvernement avait accepté la perspective d’un nouveau plan d’austérité. Ces propositions ont finalement été approuvées par 251 voix sur 300, en étant soutenues massivement par les partis pro-austérité.
Une des conditions posées par les créanciers était que les propositions du gouvernement grec devaient être approuvées par le Parlement, sachant que cela n’était pas logique. Ce n’est même pas, à proprement parler, constitutionnel, parce que le Parlement ne peut voter que pour des projets de loi ou des accords internationaux/interétatiques, ils ne peuvent pas voter sur un simple document qui sert de base de négociation et peut être modifié à n’importe quel moment de cette négociation.
Mais c’était un geste symbolique qui a donné carte blanche au gouvernement pour négocier sur une base considérablement réduite. Les propositions du gouvernement étaient seulement une version légèrement réduite du plan Juncker, rejeté lors du référendum. Donc en fait ce que le gouvernement demandait était l’approbation de la volte-face qu’il avait effectuée durant cette semaine.
Mais si on regarde l’intérieur du groupe parlementaire de Syriza, cela semble assez complexe. Donc, abordons les divergences à l’intérieur des rangs de Syriza et les prises de positions de la Plate-forme de Gauche.
La position de la Plateforme de Gauche a été considérablement débattue en interne et en particulier à l’intérieur de sa principale composante, le Courant de Gauche dirigé par Panagiotis Lafazanis. L’opinion majoritaire était que nous devions aller vers un vote différencié à ce stade, ce qui signifie que certaines personnes devaient voter « présent » — ce qui techniquement revient à voter « non », mais peut-être avec une signification moins symbolique.
Pourquoi est-ce que cela revient à voter « non » ?
Parce que cela ne change pas le fait qu’il faut une majorité pour faire passer une proposition. Quoi qu’il arrive, il faut 151 voix pour la faire adopter. Il y a une autre partie du groupe qui a voté en faveur des propositions tout en publiant par ailleurs une déclaration disant deux choses. Tout d’abord ils affirmaient leur solidarité politique avec ceux qui ont rejeté les propositions — avec ceux qui ont voté « présent » dans ce cas, et qui ont refusé l’accord — et qu’ils ne voteraient pas pour un accord contenant des mesures d’austérité.
Et le deuxième point est encore plus important que le premier (nous y reviendrons dans un instant certainement). En fait, la pratique constitutionnelle grecque est la suivante : sur chaque projet de loi, le gouvernement doit montrer qu’il a une majorité venant de ses propres rangs, de Syriza lui-même ou de la coalition, ce qui est le cas ici, si nous prenons l’ANEL, le Parti des Grecs indépendants, en compte. Et, en fait, le gouvernement a perdu le contrôle de sa propre majorité.
Bien que ce ne soit pas juridiquement contraignant, il est un fait que dans l’histoire constitutionnelle grecque, lorsqu’un gouvernement perd le contrôle de sa majorité, ce qu’on appelle le dedilomeni (la majorité déclarée), il faut refaire des élections. C’est la raison pour laquelle la discussion sur de nouvelles élections a tout de suite démarré. Des nouvelles élections ont déjà été annoncées, la seule question qui reste et de savoir quand est-ce qu’elles vont se dérouler. Donc, on peut voir que cette ligne — que personnellement je désapprouve, je suis plutôt de ceux qui auraient voulu un vote homogène de « non » ou de « présent » — a échoué parce qu’en fait, avec les sept députés de la Plate-forme de Gauche qui ont voté présent, plus quelques députés de Syriza qui ont aussi voté présent (plus significativement, Zoe Konstantopoulou, la présidente du Parlement et Rachel Makri, une ancienne députée de ANEL qui est maintenant très proche d’elle), le gouvernement avait déjà perdu sa majorité.
Quoi qu’il en soit, maintenant il y a une échéance : tous les députés de la Plate-forme de Gauche vont rejeter le nouveau mémorandum lors du prochain vote, cela a déjà été annoncé. À cela je dois ajouter que les deux députés de la Plate-forme de Gauche, qui ne sont pas membres du Courant de Gauche mais sont proches du Réseau rouge (La Gauche internationaliste des travailleurs DEA et d’autres — les composantes trotskistes de la Plate-forme), ont voté « non » et que ce sont les deux seuls députés de Syriza à avoir voté « non » contre le nouvel accord.
Donc tu es en train de dire que la Plate-forme de Gauche a pris ce positionnement complexe, du moins compliqué vu de l’extérieur des salles du Parlement, parce qu’elle a mal calculé l’ampleur de l’impopularité qu’aurait la proposition de Tsipras ? Elle a sous-estimé à quel point les gens en dehors des rangs de la Plate-forme auraient reculé et se seraient opposés ? Ils imaginaient qu’ils étaient des sortes de « derniers des Mohicans ». Ils pensaient qu’en votant « non », ils allaient causer la chute du Gouvernement et provoquer de nouvelles élections — alors qu’en fait il y avait déjà une crise plus large en cours, impliquant — par exemple — la Présidente du Parlement et dont ils n’ont pas tenu compte dans leurs prévisions ? Ils étaient portés par une préoccupation de légitimité ?
Je dirais que c’était essentiellement la légitimité, il fallait montrer que leur intention n’était en aucun cas de renverser le gouvernement, mais d’exprimer leur désaccord avec ses actions, d’agiter un drapeau lui indiquant qu’il allait dépasser la ligne rouge. C’était donc de montrer l’illégitimité de la décision de Tsipras sans, à ce stade, opter pour une rupture claire avec le gouvernement. Je dois ajouter que deux des principales figures de la Plate-forme de Gauche, Lafazanis lui-même et le Ministre-député aux affaires sociales, Dimitris Stratoulis, ont voté « non » afin d’être très clairs. Lafazanis a aussi publié une déclaration affirmant que malgré la position politique de la Plate-forme, leur intention n’était pas d’essayer de renverser le gouvernement.
Mais penses-tu que les nouvelles couches radicalisées de la classe ouvrière grecque, qui viennent de remporter un référendum, ont compris ce qui est en train de se passer ?
Eh bien, ils ont compris que le gouvernement avait perdu le contrôle de sa propre majorité. Les médias ont fait le travail pour nous, en se concentrant sur Lafazanis et en faisant état de qui a voté « Non », « présent » et « absent », etc. Je dois aussi ajouter que, parmi ceux qui étaient absents, il y avait les quatre députés du courant maoïste (KOE) et Yanis Varoufakis lui-même, qui, soi-disant, avait « des obligations familiales ». Donc, les médias ont finalement fait en sorte que tout le monde prenne conscience qu’il y avait une scission au sein du groupe parlementaire de Syriza.
Immédiatement, les éléments les plus droitiers de Syriza ont exigé que ceux qui avaient été en désaccord d’une façon ou d’une autre démissionnent immédiatement de leurs fonctions, y compris de leurs sièges parlementaires. Donc, il était tout à fait clair que Syriza était fracturée, même si bien sûr les tactiques ne sont pas évidentes.
Le vote le plus symbolique et crucial arrive maintenant. Le vote de la semaine dernière était un vote sur les propositions de négociation. Le prochain vote, qui déterminera l’avenir de Syriza et du pays, sera le vote sur l’accord signé dimanche. Selon l’information que j’ai jusqu’ici, la tendance de ce vote sera absolument limpide et deviendra dans la mémoire populaire le véritable parallèle avec les célèbres votes de mai 2010 et de février 2012, quand tout le monde regardait tout le monde, et surtout qu’on observait chaque député de manière individuelle, pour voir comment ils voteraient à cette occasion.
Que penses-tu des arguments de certains comme Alex Callinicos, avec lequel tu as débattu il y a quelques jours, au moment où la Plate-forme de Gauche avait la légitimité du référendum et tâtonnait sur l’opportunité que cela représentait ?
Je pense qu’il est trop tôt pour dire si nous avons perdu cette opportunité ou non. Les choses ne se jouent pas sur un moment unique, ou en tout cas pas sur ce moment-là. Maintenant, c’est un processus qui est en cours et je pense que le véritable choc pour la société arrive avec le nouvel accord. À ce stade, nous pouvons dire que la décision de la Plate-forme de Gauche est de revendiquer le parti et de demander l’organisation d’un congrès. Je pense qu’il est assez clair que ce revirement de Syriza n’est soutenu que par une minorité à l’intérieur du parti.
Bien sûr, nous connaissons l’infini potentiel de manipulation des procédures de parti et bien sur, il existe en la matière une incroyable capacité à innover. Cependant, j’ai du mal à croire que la majorité des membres de Syriza approuve la manière dont les choses se sont passées. Dans l’ensemble, la direction de Syriza va résister âprement à tout appel à un congrès. Nous verrons bien, car les statuts nous permettent d’appeler à une rencontre du comité central.
Mais objectivement, le processus qui va mener à la désintégration de Syriza est déjà en cours. Le Syriza que nous avons connu est terminé et la rupture est inévitable. La seule question qui reste est le « comment » cela va se passer et quelle forme cela va prendre.
Cependant, ce qui peut aussi arriver, c’est une refonte drastique de la majorité gouvernementale vers une certaine forme « d’unité nationale » ou de cabinet de « grande coalition ». Toute la logique de la situation semble aller dans cette direction.
Les quatre ministres de la Plate-forme de Gauche vont quitter le cabinet cette semaine et le vote sur l’accord qui aura lieu demain au Parlement permettra de valider l’existence d’une nouvelle majorité pro-austérité, regroupant la plupart des députés de Syriza et de tous les autres partis, à l’exception du KKE et des nazis. Il est prévu que près de quarante députés de Syriza rejettent l’accord et ils pourraient être suivis par certains des Grecs indépendants. Déjà le leader de To Potami (la Rivière) se comporte comme un ministre en attente et la Droite parle ouvertement de la possibilité de rejoindre le gouvernement, même si aucune décision n’a encore été prise.
Mais là tu décris le comportement de Plate-forme de Gauche comme s’il s’agissait d’un bloc discipliné. Donc tu suggères qu’il n’y a pas de fissures à l’intérieur, que le vote n’était pas la manifestation de désaccords mais plutôt une manœuvre tactique ?
On a eu quelques pertes, mais elles sont assez limitées, et nous avons réussi à maintenir la cohérence de la Plate-forme de Gauche. Pour moi c’était clairement une erreur de ne pas avoir présenté notre plan alternatif avant, mais le document avait été soumis à l’assemblée plénière du groupe parlementaire et avait été avancé comme une déclaration commune de la Plate-forme de Gauche, impliquant les deux composantes : le Courant de Gauche et le Réseau Rouge. Il est absolument crucial de maintenir la cohérence entre ces deux composantes. Mais il est d’autant plus crucial en fait, pour la gauche de Syriza, d’agir en cohésion.
Il y a toutes sortes d’initiatives qui viennent de plus loin que les rangs de la Plate-forme de Gauche en réaction à ce qui se passe. Déjà, nous savons que la tendance de ce qu’on appelle les 53 (l’aile gauche de la majorité) s’est désintégrée, et qu’il y aura de grands réalignements de ce côté. L’essentiel est pour nous d’agir en représentation légitime du camp du « Non », le camp anti-austérité, qui inclut la majorité dans la société grecque et qui a été objectivement trahi par ce qui se passe.
Et, statutairement, la direction est-elle en position de purger Syriza ?
Elle est certainement en position de purger le gouvernement, et c’est une bonne chose. Bien sûr, cela signifie que les ministres de la Plate-forme de Gauche seront bientôt expulsés du cabinet. Pour Syriza, on verra.
Mais ils peuvent utiliser certaines procédures ?
C’est vraiment difficile d’expulser quelqu’un de Syriza, mais nous verrons comment ils manipulent les procédures au niveau du comité central.
Et peut-on forcer les gens à renoncer à leurs sièges ?
Non, ils ne peuvent pas. C’est vraiment impossible. Il y a une sorte de Charte qui a été adoptée par tous les candidats de Syriza qui ont été élus députés, disant qu’ils doivent renoncer à leur siège s’ils sont en désaccord avec les décisions prises par la majorité. Mais la décision du Gouvernement n’a été approuvée par aucune instance du parti. Le comité central de Syriza, qui est le seul organe élu par le congrès, n’a pas été convoqué depuis des mois. Donc, la légitimité interne des décisions de Syriza, et bien sûr, leur légitimité au sein de la société grecque, est inexistante.
Mais dans le cas de nouvelles élections, la direction de Syriza peut-elle décider d’exclure des personnes ?
C’est bien entendu leur intention. On en parlait déjà avant le référendum, au cours de la dernière phase du processus de négociation lorsque l’impasse devenait de plus en plus évidente — les gens disaient que Tsipras devrait appeler à de nouvelles élections et de par les élections purger tous les candidats à la gauche du parti. Et je pense que c’est le type de démarche qu’ils ont en tête. Donc, ce sera une bataille entre le fonctionnement et la légitimité de Syriza et sa façon de manipuler l’ordre du jour et le calendrier politique, plus particulièrement en appelant à de nouvelles élections.
Quelle est votre évaluation de l’accord qui a été signé la semaine dernière entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe ?
L’accord est, à tous les niveaux, dans la continuité de la thérapie de choc qui a été consciemment appliquée à la Grèce au cours des cinq dernières années. Il va même plus loin que tout ce qui a été voté jusqu’ici. Il comprend les mesures d’austérité qui avaient été constamment mises en avant par la Troïka pendant des mois, avec des objectifs d’excédents primaires élevés, une augmentation des revenus grâce à la TVA et toutes les taxes exceptionnelles qui ont été créées ces dernières années, de nouvelles réductions dans les pensions et dans les salaires du secteur public, parce qu’effectivement la réforme de l’échelle salariale va certainement entraîner des coupes dans les salaires.
Il y avait aussi d’importants changements institutionnels, comme le produit intérieur qui deviendrait pleinement autonome par rapport au contrôle politique du pays et qui deviendrait en fait un outil dans les mains de la Troïka, plus la création d’une autre commission « indépendante » pour suivre la politique budgétaire, et qui sera habilitée à introduire des coupes horizontales automatiquement si les objectifs en termes d’excédents primaires ne sont pas atteints.
Maintenant, ce qu’il y a en plus et qui donne une saveur particulièrement féroce à cet accord, c’est avant tout qu’il a confirmé avec force que le FMI est là pour rester. Deuxièmement, les institutions de la Troïka seront présentes de façon permanente à Athènes. Troisièmement, Syriza ne peut mettre en œuvre deux de ses principaux engagements, le rétablissement de la législation du travail — il y a quelques vagues références à la meilleure pratique européenne, mais il est explicite que le gouvernement ne peut pas retourner à l’ancienne législation — et bien sûr, l’augmentation du salaire minimum.
Le programme de privatisation a été amené à un niveau incroyable — on parle de 50 milliards de privatisations — donc absolument tous les biens publics seront vendus. Et ce n’est pas tout, l’argent, dans son entièreté, sera transféré à une institution complètement indépendante par rapport à la Grèce. On a parlé de l’envoyer au Luxembourg, mais finalement ce sera situé à Athènes, mais de toute façon ce sera un organisme sans aucun contrôle politique. C’est le genre de procédé Treuhand [2] qu’on a vu avec la complète privatisation des biens de l’Allemagne de l’Est / qu’on a vu avec la complète privatisation des biens de l’Allemagne de l’Est par la Treuhand.
Et la plus forte de ces mesures est que, mis à part les lois de nature humanitaire qui ne sont qu’une partie minime du programme de Syriza et donc ne représentent qu’un geste symbolique, le reste des quelques lois de la politique économique et sociale du Gouvernement devront être retirées par celui-ci.
Et que dire de toutes ces questions que les libéraux et les sociaux-démocrates utilisent pour donner des arguments politiquement corrects afin de justifier l’austérité, à savoir le budget de la défense et de l’Église orthodoxe ?
L’Église n’a rien à voir. Il y a une réduction radicale du budget de la défense qui est effectivement mise en avant et il y avait une vague discussion sur la possibilité de rendre le remboursement de la dette plus viable, tout en rejetant explicitement toute restructuration ou annulation de la dette à proprement parler.
Ça ne va rien changer parce que les taux d’intérêts de la dette grecque sont déjà assez bas et le remboursement annuel est déjà fort étendu sur le long terme donc il n’y a que peu de marge pour alléger le fardeau de la dette de cette manière. Et nous ne devons pas oublier que l’accord n’est qu’un préliminaire au mémorandum qui accompagnera le nouveau prêt de 86 milliards, et qui mènera bien entendu à une augmentation future de la dette.
Donc, cette vague clause à propos d’une future reconsidération des termes du remboursement de la dette n’est qu’un geste rhétorique pour permettre à Tsipras de dire qu’il a fait reconnaître la nécessité de traiter la question de la dette. Ce n’est que de la rhétorique pure, des mots vains et vides de sens.
Penses-tu que c’était une erreur de la part du Gouvernement et de la Gauche de ne pas avoir fait quelque chose à propos de l’Église orthodoxe, de l’armée, du budget de la défense et d’avoir ainsi donné des arguments à leurs opposants ?
Honnêtement, ce n’était pas la priorité. La dette grecque est essentiellement due à la situation économique d’ensemble du pays qui a mené une croissance insoutenable alimentée par les emprunts des années précédentes. Elle est aussi due au fait que l’État grec n’a pas correctement taxé le capital et les classes moyennes et supérieures. C’est ça la base du problème. Pas les mythes à propos de l’Église.
C’est difficile, taxer l’Église n’est pas quelque chose que l’on peut faire du jour au lendemain, parce que les biens qu’elle possède sont extrêmement diversifiés. La plupart de ces biens prennent la forme de sociétés ou de recettes provenant de la terre ou de l’immobilier. Donc, on mystifie ce sujet alors qu’en réalité, si vous taxez correctement ce type de revenus et la richesse, vous taxez aussi l’Église en même temps.
Donc il est faux de penser que le gouvernement aurait eu peur du coût politique, même vis-à-vis d’ANEL et plus généralement dans le pays, d’une ligne dure face à l’Église ?
On peut vraiment reprocher beaucoup de choses à ce Gouvernement, mais honnêtement, le reproche d’avoir essayé de faire peser le fardeau de la responsabilité à ANEL est le moins pertinent.
Je dirais même que les actes les plus choquants se situent dans le domaine de la défense ou de politique étrangère, comme par exemple le maintien de l’accord militaire avec Israël et le fait de réaliser des exercices conjoints dans la Méditerranée avec les Israéliens, ce sont des décisions prises par des personnes clés de Syriza, comme Dragasakis. C’est tout dire que d’évoquer le fait qu’il représentait le gouvernement grec à la réception donnée par l’ambassade d’Israël pour célébrer 25 années de relations diplomatiques normales entre la Grèce et Israël.
Que dire de ceux qui voient un autre aspect de la situation et qui veulent présenter les choses dans le sens que Tsipras a réintroduit la question politique dans les discussions techniques, qu’il a maintenant mis à jour l’UE telle qu’elle est réellement et que maintenant Merkel et les autres apparaissent aux yeux de l’opinion publique comme les monstres qu’ils sont en réalité, etc. ?
Je pense que cela a été le cas, mais par inadvertance. Un camarade me disait par message personnel qu’il est vrai que Syriza a réussi à rendre l’UE bien plus odieuse aux yeux du peuple grec que tout ce que Antarsya ou le KKE ont été capables d’accomplir en 20 ans de rhétorique anti-UE sur le terrain !
Parlons de ce qui va se passer maintenant. Il va y avoir un nouveau vote sur le programme d’austérité et tu penses que la Plate-forme de Gauche va voter contre. Il va y avoir un congrès d’urgence pendant lequel le parti espère pouvoir regagner une majorité, avec sans doute des scissions et des expulsions. Et ensuite ? Une reconstruction de la Gauche avec des éléments d’Antarsya ?
Je crois qu’il est trop tôt pour voir aussi loin.
Mais les relations entre la Plate-forme de Gauche et Antarsya se sont améliorées ?
Je crois que ce qui est important c’est que la plupart des sections d’Antarsya se sont vraiment battues dans le cadre du référendum, et à beaucoup d’endroits il y avait des comités locaux impliquant toutes les forces du « Non », c’est-à-dire surtout Syriza et des sections d’Antarsya. Donc, je pense qu’il y a une possibilité politique qui doit être explorée.
Cependant, je ne suis pas optimiste quant à Antarsya en tant que telle car ce qui tient cette coalition soudée c’est toujours le même ultra-gauchisme. On peut déjà constater la manière dont ils analysent la défaite, à travers laquelle ils estiment qu’ils avaient eu raison. C’est l’échec de toute la gauche réformiste, ce dont nous avons besoin c’est d’un parti véritablement révolutionnaire et, bien sûr, eux en sont l’avant-garde et constituent le noyau de ce parti. Et ils vont continuer dans cette voie. Donc, je pense qu’il y aura une certaine recomposition, mais je pense qu’elle sera limitée.
Et qu’en est-il du potentiel d’un mouvement social ; on parle d’une grève générale dans le secteur public ?
C’est le facteur inconnu le plus décisif. Quel est le contexte maintenant ? Nous avons un nouveau mémorandum et nous avons une reconfiguration de la majorité parlementaire qui le soutient.
Ce sera symboliquement validé par le vote qui va avoir lieu, où nous allons voir la majorité des députés de Syriza voter avec les partis pro-austérité pour le nouveau mémorandum, et une fois encore nous aurons, dans ce pays, un écart entre la représentation politique et les gens. Donc, cette contradiction doit être résolue.
Il est clair qu’un espace s’est maintenant ouvert pour les nazis. Ils vont certainement essayer d’en faire le meilleur usage. Ils ont déjà voté contre la proposition du gouvernement, ils vont certainement voter contre le nouveau mémorandum et crier à une nouvelle trahison. La grande question est de savoir quel sera le niveau de mobilisation sociale face au tsunami de mesures qui vont inévitablement tomber sur les épaules des travailleurs. Et bien sûr, l’urgence absolue de la reconstitution d’un combat anti-austérité à gauche. C’est clairement le principal défi.
Nous savons que nous avons des éléments pour reconstruire la gauche, nous savons qu’une lourde responsabilité repose sur les épaules de la gauche de Syriza, dans le sens large du terme. Dans le sens le plus étroit du terme une responsabilité encore plus lourde repose sur les épaules de la Plate-forme de Gauche, parce que c’est la partie la plus structurée, cohérente et politiquement lucide de ces forces. Ce sera donc le test des prochains mois.
Revenons un peu en arrière pour observer le processus dans son ensemble et la première interview que tu as donnée à Jacobin [3] : d’abord sur la stratégie globale de la Plate-forme de Gauche et son choix de travailler au sein du gouvernement et au sein des mouvements sociaux en même temps. Quel est votre bilan sur cette stratégie ?
Tout d’abord, il faut revenir sur le contexte. J’avais dit dans l’interview qu’il n’y a que deux possibilités face à la situation grecque, la confrontation ou la capitulation. Donc, nous avons eu une capitulation, mais nous avons eu aussi des moments de confrontation, même s’ils ont été mal menés par le gouvernement. C’était ça le véritable test.
Évidemment, la stratégie du « bon euro » et de l’ « européanisme de gauche » s’est effondrée, et beaucoup de gens s’en rendent compte seulement maintenant. Le processus du référendum l’a clairement montré et l’expérience a été menée jusqu’au bout. Ce fut une leçon difficile, mais nécessaire.
La seconde hypothèse que je formulais à l’époque était qu’il fallait des succès politiques, y compris au niveau électoral, pour déclencher des nouveaux cycles de mobilisation. Je pense que cela s’est également avéré exact à deux moments cruciaux.
Le premier était pendant les trois premières semaines qui ont suivi l’élection, quand le ton était très combatif, conflictuel, et les esprits étaient échauffés. Cette période s’est terminée avec l’accord du 20 février. Et, à partir de ce moment, on est retombé dans la passivité, l’anxiété et l’incertitude quant à ce qui se passait. Le deuxième moment a bien sûr été le référendum. Ensuite, nous avons vu comment une initiative politique qui ouvre un espace de confrontation libère des forces et agit comme un catalyseur pour les processus de radicalisation dans la société dans son ensemble. C’est une leçon que nous devons également apprendre.
À propos des liens actuels entre les mouvements sociaux et la Plate-forme de Gauche. Eh bien, étant donné le pauvre bilan du gouvernement, ce que nous pouvons dire est qu’il n’y a pas eu d’initiatives gouvernementales spécifiques qui pourraient ouvrir des espaces solides pour la mobilisation populaire. Ces mesures n’ont effectivement jamais été prises. Donc cette hypothèse, à ce niveau au moins, n’a pas été testée. Et c’est quelque chose de beaucoup plus familier qui se mobilise contre les politiques d’un gouvernement converti à l’austérité.
Plus généralement, Syriza n’a mis en œuvre presqu’aucune mesure de son programme électoral. Le mieux qu’aient pu faire les ministres de la Plate-forme de Gauche est d’avoir bloqué un certain nombre de processus, en particulier la privatisation du secteur de l’énergie qui allait commencer. Ils ont gagné un peu de temps, mais c’est tout. Ce qu’on a aussi pu constater pendant cette période au gouvernement est que la direction est devenue totalement autonome par rapport au parti. Ce processus avait déjà commencé — nous en avons parlé lors de notre dernière conversation — mais maintenant il a atteint une sorte de niveau paroxystique.
Il a également été amplifié par le processus de négociation qui a déclenché la passivité et l’anxiété des personnes et des secteurs les plus combatifs de la société, les conduisant à l’épuisement. Avant le référendum l’ambiance était clairement : « Nous ne pouvons plus supporter ce genre de processus de simulation de noyade, à un certain moment, ça doit s’arrêter. »
Il y a quelque chose que personnellement je n’avais pas prévu. Je pensais que le rythme serait plus rapide. Je n’avais pas prévu que ce processus d’enlisement jusqu’à l’impasse absolue prendrait si longtemps, ce qui a considérablement limité notre propre espace d’initiative.
C’est bien sur le moment de faire une inévitable auto-critique, et ça ne fait que commencer. De toute évidence, la Plate-forme de Gauche aurait pu faire plus de propositions alternatives pendant cette période. L’erreur est d’autant plus flagrante que l’autre proposition existait, il n’y avait que l’hésitation en interne sur le moment approprié pour l’avancer.
Nous nous sommes laissés neutraliser et dépasser par l’enchaînement sans fin des négociations, des moments de tensions, etc., et ce n’est que lorsqu’il a été trop tard, lors de cette réunion plénière du groupe parlementaire, qu’une version réduite de cette proposition a finalement été rendue publique et a commencé à circuler. C’est clairement quelque chose que nous aurions du faire avant.
Et que penses-tu des attaques de Costas Lapavitsas qui a déclaré que la Grèce ne serait pas prête pour un Grexit et qu’il n’y a donc aucune issue ? Même si c’est empiriquement vrai que le Grexit manquait de préparatifs, l’un des problèmes avec cette formulation est qu’il est une sorte d’auto-renforcement, parce que les gens qui veulent le Grexit ne seront jamais en mesure de faire les préparatifs.
Je pense que la déclaration de Costas a été mal interprétée. Tout d’abord, Costas est l’une des cinq personnes qui ont signé directement le document proposé par la Plate-forme de Gauche qui disait clairement qu’une alternative est possible, même maintenant, immédiatement.
Ce que Costas a voulu souligner dans sa déclaration exprimée derrière les portes closes du groupe parlementaire, c’est que le Grexit doit être préparé en pratique et qu’il y avait un choix politique de ne pas le préparer donc de couper toute possibilité matérielle de choix alternatifs au moment le plus critique.
Il y a eu une stratégie de la terre brûlée très systématique de la part du gouvernement. Et je pense que Giannis Dragasakis étaient particulièrement attentif à ce que cela se passe ainsi — il a fait en sorte qu’il soit impossible d’avancer vers un contrôle public des banques. Il est l’homme de confiance des banquiers et des secteurs de la grande entreprise en Grèce et, depuis que Syriza a pris le pouvoir, il a fait en sorte que le noyau du système reste inchangé.
Et tu confirmes que des premiers préparatifs de Grexit ont été mis sur la table et rejetés ?
Très vaguement. Dans les réunions du cabinet restreint, qu’on appelle le Conseil du Gouvernement, où ne participent que les dix principaux ministres, Varoufakis avait mentionné la nécessité de considérer le Grexit comme une action possible et de se préparer pour cela. Je pense qu’il y avait quelques propositions pour une monnaie parallèle, mais tout cela restait assez vague et mal préparé.
Maintenant, comme je le disais plus tôt, dans son interview au New Statesman, Varoufakis présente un récit selon lequel il a préparé un plan alternatif dès la programmation du référendum. Mais c’est aussi une confession du fait que c’est arrivé trop tard.
À part la question du rythme des négociations et de la démoralisation qui s’ensuivrait, selon toi, qu’avais-tu mal, ou pas du tout compris à l’époque de notre premier entretien ?
J’ai repassé le film dans ma tête un grand nombre de fois ces dernières années pour essayer de trouver des endroits de bifurcation. Et pour moi, un moment charnière a été la période juste après le pic des mobilisations populaires en automne 2011 et juste avant les élections du printemps 2012.
Tu sais sans doute qu’à ce moment, j’étais très impliqué, avec Costas Lapavitsas et d’autres camarades, y compris des dirigeants de la Plate-forme de Gauche, dans des démarches pour construire un projet réunissant toute la gauche anti-européaniste.
La discussion était allée très loin en fait, il y avait même une ébauche de document rédigé par Panagiotis Lafazanis et amendé par d’autres. L’idée était de créer un espace de discussion et d’action communes entre la Plate-forme de Gauche de Syriza, certaines sections d’Antarsya et quelques mouvements sociaux. L’initiative n’a jamais porté ses fruits parce qu’elle a été rejetée par la principale composante de la direction d’Antarsya, NAR (le Nouveau Courant de gauche). Ils ont montré qu’ils ne comprenaient pas la dynamique de la situation et le besoin de changement dans la configuration et les modes d’intervention de la gauche.
Une fois que cette possibilité a échoué, il ne restait qu’une alternative. La force réelle de la gauche radicale devait être mise à l’épreuve et, dans un sens, seul Syriza représentait une possibilité d’expression pour une vision alternative.
Avec le recul, on pourrait dire que certains groupes de la gauche grecque, moins liés aux partis politiques, auraient pu tenter une initiative de type Podemos, ou, pour être plus réaliste, quelque chose comme Candidatura d’Unitat Popular en Catalogne avec des sections de la gauche radicale et des mouvements sociaux.
Mais, à nouveau, il n’y avait pas d’acteurs prêts à se lancer dans cette idée. Chacun s’est laissé freiner par les limites des structures existantes et la seule réelle tentative de redistribuer les cartes n’a pas réussi à aboutir à cause du poids trop important de l’ultra-gauchisme traditionaliste.
Voudrais-tu ajouter quelque chose ?
Oui, je voudrais faire une remarque plus générale sur la signification que l’on donne au fait d’avoir eu raison ou d’avoir été vaincu dans un combat politique. Je crois que pour un marxiste, il faut prendre le temps de comprendre la signification historique de ces termes. On pourrait dire que tu as eu raison parce que les faits t’ont donné raison. C’est l’habituelle stratégie du « je l’avais bien dit ». Mais si on se révèle incapable de donner une signification politique à ce fait d’avoir raison, alors on a échoué. Car si vous n’avez pas le pouvoir et que vous vous êtes révélé incapable de transformer votre position en une position portée par les masses, alors il est clair que politiquement vous êtes vaincu. Ça c’est la première chose.
La deuxième chose est que tout le monde n’a pas échoué de la même manière et avec la même ampleur. Je tiens à insister sur ça. Je pense qu’il était crucial de mener la bataille à l’intérieur de Syriza.
Comprenez-moi bien. Qu’avions-nous comme choix ? Le résultat du test de cette période décisive est qu’autant le KKE qu’Antarsya ont prouvé que leur importance est négligeable. Pour nous, le seul autre choix aurait été de rompre avec la direction de Syriza plus tôt. Et même, vu le contexte dans lequel nous étions après la bifurcation cruciale de fin 2011, début 2012, nous aurions été immédiatement marginalisés.
Le seul résultat concret qui aurait pu en résulter aurait été d’ajouter encore quelques groupes à la douzaine qui constitue déjà Antarsya et Antarsya aurait remporté 1% plutôt que 0,7%. Cela signifiait aussi offrir Syriza sur un plateau à Tsipras et à sa majorité, ou du moins aux forces qui ne sont pas dans la Plate-forme de Gauche.
Maintenant, il est clair que pour la société grecque, la seule opposition de gauche visible au gouvernement est le KKE. On ne peut pas nier ce fait, mais ils sont totalement insignifiants d’un point de vue politique. Nous n’avons pas parlé du rôle du KKE pendant le référendum, mais c’était vraiment une caricature de leur insignifiance. Ils ont appelé à un vote nul en demandant aux gens de voter sur des bulletins qu’ils avaient faits eux-mêmes avec un « double-non » (non à l’UE et non au gouvernement). Ces bulletins n’étaient évidemment pas valides et toute l’opération s’est soldée par un fiasco. Les dirigeants du KKE n’ont même pas été soutenus par leur propre base, et ces bulletins invalides n’ont été utilisés que par 1% des votants.
Et, à côté d’eux, il y a la Plate-forme de Gauche. Les grecs le savent et les médias ne cessent de nous le répéter, la bête noire de Tsipras c’est Lafazanis et la Plate-forme de Gauche. On peut aussi ajouter Zoe Kostantopoulou dans cette catégorie.
Je pense que nous sortons grandis de ce qui s’est passé. Nous avons une base sur laquelle démarrer un nouveau cycle, une force qui a été à l’avant-plan de cette bataille politique et qui a une expérience sans précédent. Tout le monde est bien conscient que si nous ne construisons pas sur cet acquis, la gauche ne sera plus qu’un champ de ruines.
De ce point de vue, celui de la reconstruction de la gauche anticapitaliste, sans prétendre que nous sommes la seule force qui peut jouer un rôle, nous reconnaissons combien les enjeux sont majeurs, ce qui nous investit d’une haute responsabilité sur ce que nous allons faire dans les temps à venir.