Jusqu’où Shinzo Abe ira-t-il pour faire adopter ses législations sécuritaires ? Déterminé à faire amender l’Acte sur les Forces d’autodéfense (FAD) pour autoriser leur déploiement hors du Japon et leur intervention avec d’autres armées dans le monde, il a obtenu pour cela une prolongation de quatre-vingt-quinze jours, un record, de la session parlementaire qui devait se terminer le 24 juin.
Ce projet doit concrétiser la révision, en juillet 2014, de l’interprétation de l’article 9 de la Constitution – qui affirme le renoncement à la guerre – permettant à l’Archipel de participer à des systèmes de défense collective. Pour le gouvernement, soutenu par les Etats-Unis, qui souhaite voir le Japon jouer un rôle accru dans les questions de défense, il s’agit de répondre à « un environnement sécuritaire qui a fondamentalement changé autour du Japon », en raison notamment de « l’évolution de l’équilibre des forces ».
Mais le projet est contesté pour la liberté qu’il prend avec la Constitution. Intervenant au Parlement, lundi 22 juin, Reiichi Miyazaki, ancien responsable du bureau des lois du gouvernement, y voit une infraction à l’article 9. Il a rappelé la position du gouvernement de 1972, reprise par tous ses successeurs, à savoir que, d’après la Loi fondamentale, les FAD ne peuvent participer à des systèmes de défense collective que si le Japon est directement menacé.
Le même jour, Masahiro Sakata, lui aussi ancien responsable du bureau des lois du gouvernement, a critiqué un exemple souvent cité par les promoteurs de la révision, celui de participer à des opérations de déminage dans le détroit d’Ormouz, au cas où l’approvisionnement en pétrole du Japon serait menacé. « Quoi que vous pensiez, a estimé M. Sakata, en aucun cas une crise dans cette région ne peut menacer l’existence du Japon. »
« Test pour la démocratie »
Ces critiques interviennent après le coup de théâtre du 4 juin. Ce jour-là, dans une intervention très médiatisée, trois constitutionnalistes de renom ont estimé devant une commission parlementaire que le projet gouvernemental enfreignait l’article 9.
La veille, 176 professeurs de droit constitutionnel s’en prenaient, dans une déclaration, aux nouvelles directives de l’alliance de défense nippo-américaine. Révélées le 27 avril, elles évoquent une « alliance nippo-américaine globale ». Or le traité bilatéral de sécurité en vigueur prévoit une intervention armée du Japon uniquement si « l’une ou l’autre partie fait l’objet d’une attaque armée sur les territoires sous administration japonaise ».
Reprises par les partis d’opposition, les attaques ont surpris le gouvernement. Quand M. Abe a présenté, le 15 mai, son projet au Parlement, où il bénéficie d’une large majorité, il comptait sur une adoption rapide. Aux Etats-Unis fin avril, il avait promis un passage « avant la fin de l’été ».
Réagissant aux critiques, le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, a déclaré que « de nombreux experts reconnus » soutenaient la position du gouvernement. Or Hajime Funada, qui dirige la commission de la Chambre basse sur la Constitution, n’en a trouvé que dix, dont plusieurs appartenant à la Nippon Kaigi, une puissante organisation ultranationaliste dont M. Abe est membre et qui défend l’impérialisme nippon des années 1930.
Dans un texte publié le 22 juin par le site de référence Japan Focus, Lawrence Repeta, professeur de droit à l’université Meiji (Tokyo), voit dans les débats « un test pour la démocratie constitutionnelle au Japon ». « En raison de la quasi-unanimité et de la clarté des opinions des experts, ajoutait-il, il semble peu probable que l’administration Abe puisse fournir un argument juridique irréfutable à l’appui de sa position. »
M. Abe devrait peiner à convaincre une opinion de plus en plus mécontente. Environ 25 000 personnes ont défilé le 14 juin à Tokyo contre son projet. Le 20 juin, 15 000 femmes se sont rassemblées autour du Parlement.
Réalisé mi-juin par la chaîne Nippon Television, un sondage révélait que 62,5 % des Japonais s’opposaient au recours à l’autodéfense collective et 63,7 % à l’adoption des lois sécuritaires. Cette même enquête signalait une cote de popularité du premier ministre à 41,1 %, son plus bas niveau depuis son retour au pouvoir, fin 2012.
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
Journaliste au Monde