Certains ont comparé la victoire du « Oxi » au référendum grec du 5 juillet à la victoire de Pyrrhus, en ce sens que, même si le camp anti-austérité a gagné la bataille, il est condamné à perdre la guerre, étranglé par d’insurmontables difficultés financières dues au manque de trésorerie. D’autres ont suggéré une ressemblance avec la bataille des Thermopyles en 480 avant JC, lorsque trois cent courageux spartiates ont combattu l’armée perse et ont perdu. Selon moi, la meilleure comparaison serait à faire avec la bataille de Marathon.
En 490 avant JC, alors qu’elle n’était pas parvenue à convaincre les autres villes, et surtout Sparte, de l’importance d’une unité contre la menace que représentait l’invasion perse, Athènes décida d’affronter les Perses, soutenue uniquement par un allié mineur, Platée. Ce sont 10.000 Athéniens et Platéens qui ont donc affronté une armée bien plus importante comportant au moins 25.000 Perses. Ces 10.000 hoplites (citoyens-soldats) étaient tout ce dont Athènes disposait : perdre cette bataille revenait donc à perdre Athènes. Malgré leur infériorité numérique, Miltiade a donné le signal d’attaquer. Ils ont combattu et ils ont vaincus : l’invasion perse était terminée et Athènes a été célébrée pendant bien des années comme celle qui avait libéré la Grèce de la tyrannie perse, le héraut de la liberté. Plus tard, Hérodote dira que c’est son régime démocratique qui a fait la grandeur d’Athènes.
Bien qu’on ne puisse pas savoir ce qu’il adviendra après cette confrontation entre la Grèce et les institutions européennes, 61,3% de « non » ce n’est pas la victoire d’une petite bataille, mais bien celle d’une guerre d’importance. Le vote du « non » a montré que l’empereur est nu. Il a montré au grand jour comment est le cœur de l’Union Européenne ; moche et sombre. Tous les ajustements esthétiques qu’ils pourront mettre en place ne suffiront pas à redonner une légitimité à ce type d’Union Européenne. Abstraction faite du résultat qu’amènera cet affrontement dans les prochains jours, le peuple grec a donné aux peuples européens et à leurs gouvernements une leçon de démocratie, de dignité et de courage qu’on aura du mal à faire oublier.
Dans le New York Times, Robert Zaretsky comparait les négociations entre les institutions européennes, le FMI et le Gouvernement grec, au Dialogue Mélien de Thucydide [1]. Cette comparaison est surtout pertinente par rapport à l’incroyable arrogance dont font preuve les créanciers. Après cinq mois de négociations au bout desquels les grecs avaient déjà fait tant de concessions que l’hypothétique accord final (mêmes si les amendements grecs avaient été acceptés) n’avait plus rien à voir avec le programme de Thessalonique de Syriza (alors que c’était leur mandat populaire pour qu’ils mettent fin à l’austérité), il était évident qu’aucune capitulation ne serait suffisante aux yeux des créanciers. Ce qu’ils voulaient c’était l’humiliation politique de Syriza, et l’humiliation de ce peuple qui avait eu l’audace de combattre le dogme de l’austérité pendant ces longues années de puissante mobilisation sociale.
La nature paradoxale de ces négociations s’est vue de manière encore plus limpide quelques jours après l’annonce du référendum, lorsque le FMI a publié un rapport qui déclarait explicitement que la dette grecque était insoutenable. Le gouvernement grec a continué à demander un allègement significatif de la dette, étant donné que les dures politiques d’austérité imposées par les mémorandums avaient non seulement creusé le fossé de la dette à des niveaux abyssaux mais avaient aussi poussé l’économie grecque en récession, ce qui avait rendu l’insolvabilité inévitable et créé un chômage et un appauvrissement massifs. Cette demande insistante a rencontré une résistance qui frisait le ridicule et chaque discussion sur l’allègement de la dette a été exclue ou postposée : le gouvernement grec devait d’abord mettre en place un nouveau programme d’austérité sociale unsoutenable.
Or, déjà en 2010, le Directeur Exécutif suisse du FMI émettait des doutes significatifs : « Nous avons de sérieux doutes quant à la faisabilité du programme ... Nous avons des doutes sur les hypothèses de croissance, qui semblent être trop mineures. Même un petit écart négatif par rapport aux projections de croissance de base rendrait le niveau de la dette insoutenable sur le long terme... Pourquoi n’a-t-on pas, jusqu’ici, pris en considération la restructuration de la dette et l’implication du secteur privé dans le plan de sauvetage ? »
En 2013 la FMI admettait candidement qu’il avait en effet significativement sous-estimés les dommages que les politiques d’austérité causeraient à l’économie grecque : plutôt que de se remettre, le pays était entré dans une récession depuis cinq ans et l’économie avait chuté de 17% ai lieu des 5,5% annoncés. Plus encore, il a souligné que la dette serait insoutenable. Mais le FMI a tout de même maintenu sa stratégie.
Comme indiqué dans le rapport détaillé de la Commission pour la vérité sur la dette grecque, publié en juin dernier : « Il est maintenant clair pour la Commission que l’aspect insoutenable de la dette publique grecque était évident pour les créanciers, les autorités grecques et les mass-médias. Cependant, le gouvernement grec, avec d’autres gouvernements d’Europe, a œuvré contre la restructuration de la dette grecque en 2010 dans le but de protéger des institutions financières. Les grands médias ont caché la vérité à la population en dépeignant une situation qui aurait du être bénéfique à la Grèce, sur trame d’un récit dans lequel cette même population méritait ce qui n’était que le résultat de ses propres méfaits. »
L’attitude des institutions européennes peut sembler irrationnelle, mais elle ne l’est pas. Bien que nous évaluions le programme d’austérité du point de vue de l’échec qu’il représente vu ses conséquences sur la récession grecque, le rétablissement de la Grèce n’a jamais été l’objectif des institutions européennes. Tout d’abord, moins de 10% du total des fonds de sauvetage de 2010 et 2012 ont été utilisés par le gouvernement grec pour réformer son économie : L’essentiel de l’argent est revenu - sous forme de remboursement de dettes et d’intérêts - aux banques qui avaient prêté de l’argent à la Grèce avant le crash.
Comme l’a montré la commission pour la vérité sur la dette grecque, et contrairement au mythe de propagande des médias européens selon lequel ce seraient les taxes des européens qui financeraient l’oisiveté et la Dolce Vita du peuple grecque, le sauvetage était essentiellement destiné à des banques privées allemandes, françaises et italiennes. C’est un choix politico-économique très précis de la part des institutions européennes : protéger le secteur financier européen. Ensuite, par le biais de l’austérité, les institutions européennes prévoyaient de transférer le poids des conséquences de la crise économique de ceux qui en étaient réellement responsables vers la population européenne, ce qui est également un choix économico-politique très précis. Enfin, les institutions européennes ont aussi des raisons politiques plus immédiates qui justifient leur inflexibilité : la peur que l’opposition à l’austérité ne se répande à travers le reste de l’Europe.
Des mesures sociales et économiques brutales ont été imposées dans les pays baltes et dans les pays de l’Europe de l’est – où l’Allemagne a acquis des intérêts économiques importants – comme pré-condition pour entrer dans l’UE. Montrer de la flexibilité à l’égard de la Grèce aurait ouvert une boîte de Pandore et créé des remous entre les économies européennes les plus fortes et leurs satellites économiques. Une crainte analogue se pose dans le cas de l’Irlande, qui a aussi du subir un programme d’ajustement brutal après la crise : ce n’est pas par hasard que les grands médias ont créé le mythe qui met en contraste la diligente et vertueuse Irlande et la Grèce, parasite oisif. Qui plus est, une victoire du gouvernement grecque contre l’austérité aurait certainement galvanisé Podemos en Espagne, créant l’espace pour de nouveaux positionnements anti-austérité dans le pays.
Si les institutions européennes et le FMI avaient étés légèrement moins inflexibles lors des négociations, ils auraient peut-être conclu un accord avec Tsipras qui, loin d’être un « compromis honorable », n’aurait pas marqué de réelle cassure avec les memoranda précédents. Poussé dans le coin par la Troïka et surtout par le gouvernement allemand, et leur intransigeance avide, Tsipras n’a pas eu d’autre choix que de se tourner vers le peuple grec. Alors que les institutions européennes pensaient qu’elles pourraient acculer le gouvernement de Syriza à une capitulation humiliante sans résistance significative, le coup de Tsipras a été d’ouvrir un nouvel espace politique et social. Cela explique les réactions hystériques des gouvernements européens : une combinaison d’outrages, d’insultes, de politiques d’intimidations, d’intrusions dans le processus démocratique grec. Tout cela amplifié par une campagne médiatique massive qui n’a pas eu honte de mentir ouvertement et systématiquement.
Surtout, les institutions européennes ont eu recours à ce que Varoufakis appelait théâtralement du « terrorisme financier », définition perçue par les gouvernements européens comme une insulte inacceptable mais qui est en fait très proche de la réalité. Forcer le gouvernement grec à fermer les banques et à mettre en place un contrôle des capitaux a créé un climat de peur et d’insécurité, que les médias ont tout de suite enflammé avec leur lecture biaisée.
Les grands journaux et les chaînes télévisées se sont ridiculisés, comme lorsqu’ils ont transmis l’information des manifestations du 03 juillet pour lesquelles elles présentaient les deux camps comme équivalents, avec chacun 20.000 à 25.000 manifestants. Affirmation immédiatement réfutée par les images de la manifestation massive pour le ‘non’ sur la place Syntagma qui ont circulé de manière virale sur le net. Toutes les pressions de la bureaucratie, européenne et internationale, des banques et des médias n’ont pas suffit à faire plier le peuple grec. Sa brillante victoire dans la bataille pour la légitimité politique et éthique me rappelle donc, de ce fait, l’ancienne bataille de Marathon.
Au moment d’écrire ceci, nous ne savons pas encore comment la situation va évoluer. Mais le résultat du référendum grec est un appel à toute la gauche anti-austérité européenne. Un appel à reprendre confiance, pas seulement en elle-même, mais aussi, et surtout, envers les exploités et les opprimés. C’est maintenant au tour de la gauche européenne de répondre à cet appel.
Cinzia Arruzza