1. Depuis le 8 juin dernier, il y a dans le parlement turque beaucoup plus de femmes et de représentants des minorités linguistiques et culturelles comme les Kurdes ou les Arméniens. La campagne électorale de l’HDP a été très concentrée sur la question de la représentation de ces sujets dans les organes législatifs de l’Etat. Comment ces sujets peuvent-ils puiser de la force de cette victoire ?
Uraz Aydin - Soulignons pour commencer que la présence des femmes, des arméniens, des kurdes, des syriaques dans le parlement constitue tout d’abord l’expression politique d’années de luttes de la part de ces groupes, centrées sur la revendication de reconnaissance de leur identité et du fait que grâce à leurs combats, leurs problèmes spécifiques aient réussi à s’imposer dans l’agenda politico-social. Indiquons aussi au passage que le candidat LGBTI n’a malheureusement pas pu être élu, et il était d’ailleurs à une place difficilement éligible. Si le HDP possède bien sûr une conception démocratique et multiculturaliste concernant la coexistence pacifique des différentes ethnies et groupes religieux, il faudrait préciser par exemple que les trois nouveaux députés arméniens sont de trois partis différents (deux hommes du HDP et de l’AKP et une femme du CHP). C’est une des conséquences de l’énorme réaction populaire face à l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink en 2007 et des débats engagés à l’occasion du centième anniversaire du génocide arménien. Mais la vision du HDP est bien entendu beaucoup plus progressiste que celle des autres partis, il est le seul, par exemple à oser utiliser le mot de « génocide », terme imprononçable dans les sphères du pouvoir, comme d’ailleurs dans celles de l’opposition parlementaire. Il revendique de même la reconnaissance du génocide par l’Etat turc.
La question femme est plus complexe. Il y a tout d’abord le tournant « féministe » (même s’il refuse d’utiliser ce terme) du PKK et du mouvement kurde en général depuis plus d’une dizaine d’année, comme conséquence du changement de la position de la femme dans la société kurde patriarcale et féodale grâce au rôle des femmes dans la guérilla (du PKK et comme on l’a vu plus récemment, du PYD et sa branche armée de femmes, le YPJ). Les écrits d’Abdullah Öcalan (leader indiscutable du mouvement kurde) sur la question de l’oppression des femmes ont aussi probablement contribué à la réalisation de ce tournant. Pour les mutations idéologiques du PKK on peut se référer à l’excellent article de notre camarade Alex de Jong publié sur ESSF [1].
L’autre facteur important est très certainement la sensibilité féministe qui s’est éveillé dans les classes moyennes urbaines et laïques, surtout chez les jeunes femmes face au conservatisme islamique de l’AKP et sa biopolitique de domination du corps de la femme (l’encouragement incessant d’Erdogan à faire au moins trois enfants, les projets de restriction de la césarienne et de l’avortement…). Les meurtres et viols de femmes ont aussi engendré une réaction massive ces dernières années. Donc le fait que le HDP mette en avant l’oppression des femmes, se définisse comme “parti de la femme” repose sur toutes ces luttes et prises de conscience. Le fait que le HDP prenne place dans le parlement est certainement très important pour exprimer les revendications de toutes ces couches opprimées, pour défendre leurs droits et être solidaires de leur luttes tant dans le parlement que dans les rues.
Toutefois il faut aussi regarder du point de vue de la représentation des valeurs dans l’assemblée nationale. Les valeurs patriarcales, nationalistes, conservatrices représentées par l’AKP et le MHP (parti d’extrême droite) ont quand même obtenus plus de 57% des voix, auxquels s’ajoute les plus de 2% des divers partis islamistes qui n’ont pu dépasser la barrière des 10% pour accéder au parlement. D’autre part les kurdes religieux qui votaient auparavant pour l’AKP, mais déçu de son comportement concernant le processus de négociation avec Öcalan (aux alentours des 3%) ont préféré cette fois-ci le HDP, sont probablement loin de s’identifier avec son programme. Donc pour l’instant rien n’est gagné.
2. On a beaucoup parlé du fait que le HDP représente les préoccupations des sujets fortement opprimés dans la société turque, comme les femmes ou les personnes LGBTI, les kurdes ou les arméniens. Mais on a peu parlé du programme économique et de sa position par rapport aux grands thèmes de l’économie et du modèle de développement qu’il voudrait réaliser.
C’est évidemment le point faible du HDP. Rappelons tout d’abord que le HDP est membre consultatif de l’Internationale socialiste (et le membre de plein droit est le CHP). Donc on n’attend pas une perspective de rupture avec la mentalité de l’accumulation du capital, un programme anticapitaliste. Mais en réalité ses propositions face aux problèmes économiques sont beaucoup plus progressistes, plus égalitaires que les autres partis. Que ce soit sur la question de l’endettement individuel, la sous-traitance qui est devenu une sorte de norme, les accidents (de vrais assassinats en fait) de travail, la précarisation, l’énergie nucléaire, les services publics, les enfants travailleurs, les conditions salariales de femmes, les droits syndicaux... le programme électoral du HDP tente d’apporter des solutions parfois concrètes, parfois plus approximatives. Mais disons qu’il y a une perspective de défense des droits des travailleurs, des femmes, des citoyens, de l’environnement et non des intérêts du capital, ce qui est un bon point. Le HDP définit son programme économique comme, ce que l’on pourrait traduire par “une économie de vie en sécurité” (ou bien “assurée”) Faisant ainsi référence à l’importance de l’assurance et de la sécurité sociale, mais aussi à ce que les droits au travail, droits sociaux, droits à la ville soient assurés, que les droits de l’environnement et des animaux soient aussi assurés. Il s’agit d’un projet économique “égalitaire, écologique, basé sur le partage et abolissant les inégalités de genre”. Mais le programme va plus loin en affirmant que la principale perspective est de développer le contrôle des travailleurs sur les rapports économiques, alors qu’ils n’ont actuellement aucun droit de “parole et de décision”. Mais on ne comprend pas vraiment comment. Il est question des coopératives agricoles, de l’importance des administrations municipales et locales (« l’autonomie démocratique »).
Il est évident que pour nous, marxistes révolutionnaires, la revendication de contrôle du processus de production et de distribution par les ouvriers, leur droit à la “décision” c’est-à-dire l’autogestion suppose une planification centrale et bien sûr démocratique reposant sur des organes d’auto-organisation des travailleurs. C’est cette revendication stratégique, transitoire qui permet d’ouvrir un horizon de rupture avec les rapports de production capitaliste. Autrement il est tout à fait possible que ces expériences de contrôle autonomes réalisées à travers les administrations locales fonctionnent selon les lois du marché (pour un certain temps peut-être) et plutôt que de déclencher une dynamique d’auto-émancipation intègrent les travailleurs à la rationalité néolibérale. Mais bon, pour l’instant on n’en est pas encore là, le HDP n’est pas au pouvoir mais seulement dans le parlement et son programme permet aisément de combattre l’offensive néolibérale et éco-destructrice.
Et rappelons que c’est Demirtaş lui-même qui avait exprimé que la lutte contre l’AKP devait se faire non sur une base anti-islamique mais anticapitaliste ! Et aussi que les luttes pour l’émancipation des différentes identités opprimés (ethniques, religieuses, de genre...) devraient être organisées sur un axe de lutte de classe. Donc la conception de démocratie radicale dont se réclame le HDP ou du moins celle de Demirtaş est loin de s’apparenter à celle d’un Laclau... Mais comme vous le soulignez ce sont surtout les revendications des minorités opprimés qui sont mises en avant par le HDP. Et la sous-traitance continue à être de vigueur dans les municipalités du Kurdistan dirigés par le HDP (ou plus exactement le DBP –Parti des Régions Démocratiques- parti frère du HDP, étant donné que le HDP a été fondé pour s’adresser aux citoyens des villes de l’Ouest à majorité turque et que c’est le DBP qui représente le mouvement kurde dans les villes de l’Est). Donc les mots, les discours et les textes d’un sont bien sûr important, mais cela ne suffit pas.
3. La révolte de Gezi Park en 2013 a eu une influence sur le processus qui a amené le HDP à se présenter aux élections nationales et à augmenter son consensus ?
Certainement, mais disons que ce ne fut pas un impact direct, telle une voie à sens unique qui nous mènerait d’un point précis à un autre. Il y eu différentes bifurcations, où dans certaines le HDP a d’ailleurs, selon moi évidemment, fait fausse route. Mais il a su patiemment revenir au carrefour pour tenter de prendre cette fois-ci la bonne direction. Et au final, oui, il a réussi.
Je m’explique : tout d’abord, la participation du mouvement kurde à la révolte de Gezi était assez limitée. Si à Istanbul, place de Taksim les militants du HDP étaient dès le début sur les barricades et qu’ils ne désertèrent pas le parc de Gezi jusqu’au dernier moment, on ne peut pas en dire autant des différentes villes du Kurdistan de Turquie où il n’y eu aucun mouvement significatif. Mais ceci est absolument compréhensible étant donné que ce peuple qui combat dans les villes et les montagnes depuis trente ans avait vu fleurir l’occasion d’une paix durable avec l’Etat turc juste deux mois avant Gezi, avec la déclaration d’Öcalan (emprisonné dans l’ile d’Imrali en mer Marmara) lu devant des millions à Diyarbakir lors de la fête nationale kurde (Newroz). Öcalan y annonçait l’ouverture officielle des négociations avec l’Etat.
Concernant Gezi, la goutte qui avait fait déborder le vase a été la violence policière face aux jeunes qui campaient dans le parc pour interdire sa destruction. La violence de l’appareil policier n’est pas, pour le moins que l’on puisse dire, une expérience inédite pour les kurdes. Donc ça ne joua pas un rôle de détonateur. D’autre part les autres gouttes qui remplirent le vase petit à petit comme le réaménagement urbain (la “gentrification”) et la “bétonisation” de la ville, l’islamisation graduelle de l’éducation, les politiques sécuritaires (ré-interdiction de Taksim pour le 1er Mai) et les interventions du gouvernement sur le mode de vie séculaire, étaient loin d’être les principales préoccupations des habitants du Kurdistan. Et finalement la présence des drapeaux turcs et d’une majorité d’éléments politique habituellement opposés aux aspirations démocratiques des kurdes n’étaient pas pour les séduire non plus.
Mais malgré toutes ces raisons facilement compréhensibles, une sorte de propagande populaire s’est mise en marche, pour affirmer que les kurdes avaient préférés négocier avec l’Etat plutôt que de se révolter. Ceci était bien entendu très injuste, et relevait d’une myopie politique. Mais ça a eu un retentissement considérable dans la conscience collective du bloc “anti-AKP”, particulièrement chez les républicains-kémalistes. Mais d’autre part, il est indéniable que la vie collective lors des 15 jours d’occupation du parc de Gezi (la “commune de Gezi”), la coexistence des différentes sensibilités politiques et leur résistance commune face aux forces de sécurité fut une expérience inédite pour tous ceux qui s’y trouvaient. Cet héritage-là a bien sûr pesé sur la victoire du HDP.
Après l’essoufflement de la vague de révolte (suite à l’évacuation du parc) et l’incapacité du mouvement de constituer une volonté politique commune, les élections municipales de mars 2014 représentaient une échéance critique pour juger du poids électoral de la dynamique de Gezi. Le HDP avait peut-être choisi le bon candidat (pour la mairie d’Istanbul) mais avec une mauvaise campagne. Sirri Sureyya Onder, cinéaste-intellectuel-député du HDP avait été le premier à se dresser devant les bulldozers pour empêcher le déplacement des arbres, et devenu donc un des « héros » de Gezi. Mais il centra presque toute sa campagne sur une dénonciation du CHP (parti républicain-kémaliste-centre gauche) plutôt que de s’en prendre à l’AKP. Mis-à-part une minorité de révolutionnaires, la véritable base de Gezi, celle qui a permis que Gezi soit une véritable révolte, a une conscience politique confuse où une terminologie de gauche côtoie la défense de la république laïque turque et dont la principale référence politique est Mustafa Kémal, fondateur de cette république. Disons que c’est une génération qui a grandi dans une atmosphère d’apolitisme individualiste et néolibéral mais qui a du se politiser rapidement devant l’autoritarisme du régime d’Erdogan et a donc adopté les références politiques les plus accessibles, Kémal et drapeau turc, pour les dresser contre « le fascisme » de l’AKP. Donc la critique du CHP, qui idéologiquement coïncide le plus avec cette conscience, n’a pas facilité les choses pour le HDP. D’autant plus qu’il y avait une forte illusion que les candidats CHP d’Istanbul et d’Ankara pourraient reprendre ces villes à l’AKP, ce qui aurait été stratégique pour affaiblir ce parti. Finalement avec tous ces facteurs le HDP s’est retrouvé avec 5% pour Istanbul (les résultats sont évidemment très différents pour les villes du Kurdistan).
Mais c’est grâce à la candidature (et la personnalité) de Selahattin Demirtaş aux présidentielles d’aout 2014 que le HDP a réussi à redresser la situation en obtenant 9.8% des voix. Cette fois-ci le fait que le candidat du CHP, soutenu aussi par le MHP soit un islamiste « modéré » lui a permis de ramasser plus de voix que ses 6.5-7% habituels. C’est ce résultat proche des 10%, qui a en grande partie incité le HDP à se présenter sous forme de parti (et non plus comme candidats individuels où le barrage des 10% n’est pas nécessaire).
Mais les émeutes kurdes du 6-7 octobre 2014 en soutien à la résistance de Kobanê face à l’assaut de Daesh ont aussi certainement pesé sur les résultats des élections législatives. Ces émeutes massives protestaient contre la bienveillance de l’AKP envers Daesh [l’Etat islamique] (voir même son appui militaire, logistique et sanitaire aux combattants djihadistes) et son refus d’ouvrir un corridor d’aide à Kobanê. Cela a sans doute contribué à ce qu’une partie des kurdes religieux votent finalement pour le HDP.
Le dernier élément décisif fut le fait que l’entrée au parlement du HDP avec plus de 50-60 députés était la seule solution pour empêcher l’AKP d’atteindre le nombre de siège nécessaire pour pouvoir imposer un changement de régime à travers une nouvelle constitution et réaliser ainsi son désir d’instaurer un système présidentiel autocratique dont Erdogan serait le sultan.
Donc pour résumer, l’expérience de Gezi, la réaction face au comportement de l’AKP lors de la résistance de Kobanê et l’atout stratégique du HDP (de même que l’indignation populaire face aux affaires de corruption, aux politiques sécuritaires, aux projets d’intervention en Syrie etc…) ont été habilement articulés par le HDP à travers le discours non-sectaire, humoristique et démocratique de Selahattin Demirtaş.
4. La bombe qui a éclaté le 6 juin au milieu d’un meeting dans la ville de Diyarbakir, qui représente le bastion du HDP avec plus de 70% de préférences, démontre que les adversaires de la croissance politique d’une force démocratique et pluraliste en Turquie sont capables de tout et que la réaction des forces autoritaires à cette victoire ne se fait pas attendre. Rappelons-nous que pendant la dernière année des dizaines de kurdes ont été assassinéEs dans l’Est du pays, ainsi que les journalistes arrêtés et les activistes emprisonnéEs. Pensez-vous que l’AKP continuera sur ce chemin, et je pense au probable accord avec les fascistes du MHP, ou bien essayera-t-il de quelque manière à faire des concessions pour lisser l’opposition, surtout dans l’Est du pays ?
Durant la campagne électorale il y a eu de nombreuses attaques envers les militants et les locaux du HDP. Le chauffeur d’une automobile utilisée pour la campagne s’est fait torturer et tuer par balle, un autre à frôlé la mort en se faisant brûler vif lorsque la voiture qu’il conduisait s’est faite incendié et le lendemain il y a eu l’attentat à la bombe au meeting de Diyarbakir (Amed en kurde) que vous avez mentionné. L’AKP est bien sur soupçonné d’être le commanditaire de ces attentats ou du moins il est clair et nette que les discours criminalisant d’Erdogan présentant le HDP comme parti lié à “l’organisation terroriste” ont provoqué des attaques spontanées de fascistes et islamistes. Pire, le lendemain des élections un dirigeant d’une association liée au Hezbollah de Turquie (de son nouveau nom Hüda-Par) a été assassiné. Cette organisation islamiste radicale kurde qui a été directement soutenu par l’Etat turc pour affaiblir le PKK, fut durant les années 90 le principal rival de ce dernier dans la région. Lors des émeutes de Kobanê il y eu aussi des conflits meurtriers entre les membres des deux organisations et parmi la cinquantaine de personnes tués une partie est membre ou sympathisant de Hüda-Par.
Si Hüda-Par n’est pas en état de rivaliser actuellement avec la mouvance PKK, il possède quand même une base non négligeable : aux élections municipales de 2014 le parti a obtenu 4.7% à Diyarbakır et 7.8 à Batman. Donc avec l’assassinat les yeux se sont tournés vers le PKK et lors des représailles des militants armées de Hüda-Par, 3 personnes proche de la mouvance PKK ont été tués. La milice urbaine du PKK, le YDG-H a tout de suite déclaré qu’ils n’avaient rien à voir avec l’attentat. Par la suite Hüda-Par et le HDP ont appelé leurs membres à quitter les rues et exprimé qu’il était question d’une provocation de l’Etat. Donc il est tout à fait plausible d’en déduire que l’AKP a essayé avant les élections et tente toujours de provoquer un état de conflit et d’entrainer le mouvement kurde dans la violence afin de briser l’hégémonie du HDP pour l’affaiblir et de déployer l’appareil militaire ou policier pour le réprimer.
Pour l’instant plutôt que les militants du MHP qui se montre farouchement opposé à l’AKP principalement en raison du processus de négociation qui est actuellement interrompu, ce sont les services de renseignement inféodés à Erdogan et différents groupes islamistes qui sont utilisés ou bien provoqués contre le mouvement kurde. Dans le cas des bombes à Diyarbakir, le présumé coupable s’est avéré être un membre de Daesh. Mais si une coalition AKP-MHP se réalise, alors oui la carte fasciste pourrait entrer dans le jeu.
Cette tactique visant à créer un état d’exception, ou bien à faire croire à l’existence d’une telle situation pour criminaliser et réprimer toute opposition sociale ou politique est souvent utilisé par l’AKP. Que ce soit l’opposition laïciste-kémaliste, la révolte de Gezi, la rébellion kurde, le dévoilement des affaires de corruption par la confrérie de Fethullah Gülen (son ancien allié et nouvel ennemi) tout est présenté par Erdogan et l’AKP comme faisant partie d’une tentative de “coup d’Etat civil” orchestrée par les grandes puissances étrangères pour essayer de stopper le développement économique de la Turquie.
Il est fort probable que l’AKP instrumentalise maintenant le déploiement des forces armées du PYD (YPG/YPJ) le long de la frontière syrienne après la libération de Tal Abyad (Gire Spi en kurde) de l’occupation de Daesh, pour créer l’impression d’une atteinte à la sécurité nationale et criminaliser par la suite son parti frère, le HDP.
5. La donnée électorale change-t-elle quelque chose par rapport aux équilibres internes dans le HDP, qui, rappelons-le, est le fruit d’une coalition de forces de gauche dont la composante kurde est fortement majoritaire, surtout par rapport aux liens avec le PKK ? Pensez-vous que le HDP (qui gagne surtout dans les régions kurdes) arrivera à croitre comme force de référence de la gauche turque ?
Je ne sais pas si les équilibres internes peuvent changer rapidement, cela me semble difficile étant donné le poids du mouvement kurde dans le parti. Si le HDP est un parti pluraliste et que par exemple, lors de la rédaction du programme électoral chaque secteur a eu son mot à dire, je pense qu’il est difficile que dans les instants de décision critique l’avis de la composante kurde ne soit pas décisif. Mais par contre un point important est que si lors de la période de campagne une somme importante de personne ont évolué idéologiquement, que leurs sensibilités nationalistes ont été ébranlés, le HDP a lui aussi, dans un certain sens changé.
Le HDP a réussi à véritablement adopter un discours capable d’embrasser les revendications et aspirations de toutes ces différentes couches sociales et culturelles. Ce n’était pas gagné d’avance. Le fait que Demirtaş (et donc le HDP), au début de sa campagne ne sois pas clair sur les rapports que son parti aurait avec l’AKP dans le cas où ils arriveraient à être représenté au parlement (coalition, soutien au projet de réforme constitutionnelle...) a provoqué les réticences du secteur laïc qui n’excluait pas la possibilité de voter pour le HDP. Sur ce, l’Etat-major du HDP considérant que leur parti ne pourrait pas élargir sa base électorale sans être catégorique sur cette question-là, a fait faire une déclaration explicite à Demirtaş, qui répéta trois fois de suite lors d’une réunion au parlement : “Nous empêcheront ta présidence !”. Et ça a marché ! Cette phrase –,résumant en fait le véritable enjeu de ces élections – est devenu le motto du HDP, mais aussi de tous ceux qui s’opposait à ce que la folie des grandeurs d’Erdogan se transforme en un régime politique. Donc on peut véritablement parler d’une interaction entre le parti et les électeurs.
L’hégémonie du HDP dans la gauche (au sens large) s’est bien sûr accrue avec les élections. En dehors du HDP, il existait depuis quelques mois une autre structure unitaire qui s’appelle le Mouvement Unitaire de Juin (BHH) en référence à la révolte de Gezi qui s’est déroulé en juin 2013. La section turque de la Quatrième Internationale (Yeniyol) participe à ce mouvement où se trouvent de relativement grands partis de l’extrême gauche turque comme le Parti de la Liberté et de la Solidarité (ÖDP) ou le PC turc (qui a scissionné mais dont les deux composantes ont intégré le mouvement), ainsi que des députés de la gauche du CHP. Mais aussi beaucoup de participations individuelles. C’était une initiative qui arrivait un peu en retard et qui projetait de capter la dynamique de Gezi ou du moins de la réactiver de façon organisée. Mais pour nous c’était une bonne idée pour former une sorte de front unique sur des mots d’ordre concrets (anti-austérité, écologiste, féministe, antimilitariste et en solidarité avec le mouvement kurde) qui permettrait de mobiliser en dehors des secteurs habituels de la gauche. L’exécutif du BHH a opté pour mener sa première campagne, pour le thème de la défense de l’enseignement laïc face à son islamisation graduelle par l’AKP. Même si la question est importante, pour nous c’était une mauvaise idée d’inaugurer le mouvement à partir de ce thème qui s’enfermait dans la polarisation culturelle-religieuse que l’AKP essayait justement de consolider. Selon la section, la question de l’augmentation du salaire minimum ou de la nationalisation des mines, qui figurent parmi les revendications, auraient permis de donner un caractère plus “lutte de classe” au BHH.
La deuxième erreur, fatale, a été le refus de l’exécutif d’appeler à voter pour le HDP ! L’appel pour les élections déclarait juste qu’il fallait soutenir les candidats qui se réclament des revendications de Gezi. Ce qui signifiait HDP ou CHP, mais sans oser prononcer les noms des partis. Lors d’élections aussi critiques, concernant directement le changement du régime et l’instauration d’une autocratie, il est insensé de rester hors de la partie. Alors que, mis-à-part la campagne du HDP, différentes campagnes indépendantes de soutien au HDP (dont celle que notre section a animé avec d’autres composantes du BHH en rupture avec la résolution de son exécutif) se déroulaient, qu’une réelle mobilisation se faisait sentir dans la société et que la dynamique de Gezi réapparaissait finalement pour se canaliser dans le soutien au HDP où se cristallisait l’espoir de pouvoir stopper pour la première fois l’AKP, le BHH s’est quasiment déclaré en congé politique ! Il s’est contenté de dénoncer les attaques envers le HDP, ce qui est la moindre des choses et, entre nous on n’a pas besoin d’un front unique pour cela...Politiquement c’est une véritable faillite historique.
Donc, oui le HDP est devenu encore plus une référence dans la gauche, un pôle hégémonique pour tous ceux qui désirent une société plus démocratique, égalitaire, pluraliste et tolérante. On n’est pas obligé d’être dedans, mais on ne peut pas être à distance. Mais sachons aussi que l’hégémonie doit être en construction permanente car au moment où la construction s’arrête, l’hégémonie se resserre. Et ajoutons pour terminer que la victoire du HDP pèsera bien entendu sur les luttes à venir, mais ceci ne nous épargne nullement de la nécessité de restructurer un mouvement socialiste-révolutionnaire en Turquie, de construire un parti anticapitaliste, internationaliste et indépendant.
Uraz Aydin