Quinze partis de la mouvance communiste de onze pays ont tenu un congrès à Rome, les 8-9 mai 2004, pour fonder le Parti de la Gauche Européenne (PGE ou ELP - European Left Party). Le Parti de la refondation communiste (PRC, appelé aussi Rifondazione), qui invitait et organisait, avait donné à cette assemblée une belle mise en scène qui devait symboliser l’espoir et la bonne entente. La tentative d’incorporer des partis de la gauche radicale a échoué. La vingtaine de partis communistes et progressistes invités - hors du PGE ou de l’Union européenne - donnait la touche internationaliste et mettait en valeur les liens internationaux de la nouvelle formation politique européenne. Dans l’ensemble pourtant, le profil du PGE reste celui du monde communiste et de ses multiples différenciations.
Le Congrès a réalisé ses trois objectifs : adopter des statuts (avec trois abstentions et onze voix contre) ; voter le Manifeste (à l’unanimité moins quatre abstentions) ; adopter une première liste de partis qui officiellement constitueront le PGE, suffisante pour obtenir sa reconnaissance par l’Union européenne (1).
Après cela, e PGE se trouve devant la réalité de la nouvelle formation, ses contradictions, ses orientations, ses alliances, sa cohérence organisationnelle. Comme le disait Bertinotti, fraîchement élu comme président du PGE : « C’est une entreprise pénible, mais utile et nécessaire... »
Que signifie ce PGE dans le paysage politique de la gauche ? Une naissance laborieuse
Deux documents fondateurs ont été adoptés : les Statuts, dont le préambule est toujours important car il signale la nature politique d’un parti ; le Manifeste, qui - plus long et plus concret - développe explicitement ses politique et tactiques.
On remarque quelques différences entre les deux, les Statuts étant nettement plus modérés que le Manifeste. Une des raisons est certainement liée à leur destination différente : les Statuts doivent être soumis à la présidence du Parlement Européen pour que le parti puisse être reconnu comme « parti européen », alors que le Manifeste s’adresse aux militants et à l’opinion publique. Ce n’est sans doute pas par hasard que le PDS allemand a pris en charge la rédaction des Statuts, alors que le Manifeste a été géré par Rifondazione. Le PRC y a mis sa marque sur le ton et le contenu avec des formules politiques plus radicales. Par certaines de ses formulations ce texte rappelle ainsi des déclarations de la Gauche AntiCapitaliste Européenne (GACE) (2).
Il ne faut pas oublier que les deux textes, qui fondent le PGE, représentent le plus petit dénominateur commun entre partis. Chacun des partis-membres a ses analyses et orientations propres qui fondent vraiment leur politique. Dans leur longue crise post-stalinienne, ces partis n’ont cessé de se diversifier idéologiquement - entre eux, et en leur sein. Les textes adoptés ne sont pas des « résolutions » obligatoires. C’est à ce point vrai qu’au départ il y a le compromis entre quelques partis protagonistes qui ont fait le tri pour composer la configuration (3).
L’intérêt des documents adoptés n’est pas avant tout de pointer les contradictions internes à cet ELP... Mais ayant adopté ces documents, comment celui-ci parviendra-t-il réellement à opérer comme un « parti européen ».
Entre gauche néolibérale et gauche anticapitaliste
Par ses textes, le PGE se situe à la gauche de la social-démocratie néolibérale (et certainement du Parti Vert allemand). Mais il se distingue aussi clairement de la gauche anticapitaliste. Avec celle-ci, le PGE a des convergences - au moins avec certains partis-membres - sur l’analyse du capitalisme d’aujourd’hui, la remise à jour des analyses et le langage face à la société, la prise en compte des nouvelles contestations et mouvements, et un vaste terrain de revendications fortes permettant d’agir ensemble et de collaborer sur le plan national et européen. Ces concordances se manifestent d’une manière très inégale. On constate aussi des désaccords importants. Le principal porte certainement sur la question gouvernementale et l’État bourgeois. La tradition stalinienne a inauguré - dans les années 1930, lors des « fronts populaires » - la possibilité « exceptionnelle » d’une collaboration gouvernementale avec la social-démocratie et les partis du Grand Capital. Ensuite, l’eurocommunisme l’a banalisée, depuis le début des années 1970. Aucun principe n’empêche les partis communistes, surtout les plus ouverts et les plus déstalinisés, à continuer dans cette voie ; même s’il ne s’agit que d’une social-démocratie néolibérale. Il est à ce titre symptomatique que dans les deux textes on ne trouve qu’une seule référence à cette vieille Deuxième Internationale ; qui plus est dans une phrase complètement tordue : « Le concept social-démocrate de la Troisième Voie en Europe a failli, parce qu’il ne résistait pas à ce développement [il s’agit de la politique néolibérale, des guerres, etc.], et de fait il l’a favorisé » (Manifeste). C’est tout, alors qu’on a assisté, les vingt dernières années, à la plus grande mutation programmatique, sociale et organisationnelle de la social-démocratie depuis 1914, avec ses conséquences en cascade... C’est tout à propos d’une social-démocratie qui a affronté sa propre base sociale, ses organisations annexes, ses forces militantes, et qui n’est pas prête à abandonner le système néolibéral.
Anticapitaliste ?
Il est indispensable de lire les textes du Congrès de Rome - raisonnablement, c’est-à-dire sans leur prêter la contrainte idéologique de la tradition marxiste-communiste du siècle passé. Ces documents comportent une solide dose de pragmatisme. Ils ont été confectionnés « sur mesure » pour recruter ou écarter des partis. C’est le compromis qui se trouve au départ du processus de le PGE, et pas les principes, ouvertement discutés.
On ne saurait les mépriser, pour autant. Car ils ont été âprement négociés. Anecdote : pendant que l’assemblée du Congrès écoutait une série juxtaposée de déclamations des ténors des partis, dans les caves du même bâtiment se réunissaient deux « groupes de travail » où le débat eut lieu.
On ne sous-estimera donc pas cette première phrase du Préambule - toujours très emblématique : « Nous unifions des partis démocratiques de la Gauche alternative et progressiste sur le continent européen qui œuvrent pour une transformation cohérente des rapports sociaux actuels dans une société pacifique et socialement juste sur la base de la diversité de nos situations, nos histoires et nos valeurs communes ».
Ce paragraphe semble être écrit pour un parti qui se prépare à plonger dans la clandestinité ! Personne ne se délecte de la langue de bois, mais il y a quelque chose de pathétique dans cet acharnement à masquer et à diluer les concepts et les formules théoriques. Et cela porte conséquence sur le contenu des analyses, plus encore dans les Statuts que dans le Manifeste. On évite scrupuleusement « capitalisme » ou « système capitaliste ». On ne parle pas de socialisme ou d’une autre expression synthétique qui indiquerait une société post-capitaliste. Quand le texte parle de « l’internationalisation et [de] la globalisation », il les qualifie de « libérales » et « résultant de développements et décisions politiques ». Alors qu’on « oublie » que la mondialisation résulte avant tout de la logique intrinsèque du capitalisme d’aujourd’hui : l’extraordinaire essor du marché mondial dans le commerce et les investissements, d’où le rôle prépondérant des très grandes multinationales. Le texte souhaite un « monde qui n’est pas une marchandise » ; mais on reste pantois devant sa définition concrète : « autre monde de paix, de démocratie, de développement durable et de solidarité ».
La « question sociale » et ceux/celles qui la subissent, sont absents dans les Statuts ! Ce n’est pas le cas du Manifeste qui développe largement les revendications sociales et sociétales (écologie, santé, patriarcat, éducation, orientation sexuelle...) qui touchent à l’ensemble des conditions de vie et de travail. Il insiste, par ailleurs, sur les mobilisations sociales et les mouvements. Mais ni les Statuts ni le Manifeste n’abordent les conséquences stratégiques pour imposer ces revendications et opérer la « transformation consistante ».
D’abord, le PGE ignore l’existence des classes sociales, sauf une : « les groupes financiers hégémoniques ». On évite manifestement de « nommer » la classe exploitée (qu’on l’appelle « classe ouvrière/travailleuse/salariale » ou « monde du travail exploité »), c’est-à-dire la force sociale majoritaire, qui par sa place dans la société, son auto-activité et auto-organisation est à même de changer les rapports de force, d’intervenir dans le processus politique et d’imposer une autre politique, voire une autre société.
Ensuite, le PGE n’aborde ni la crise sociale et politique, ni la rupture dans « la transformation ». Du coup, tout est graduel, amorphe, « par en haut », parlementaire.
Pourtant, inverser ce néolibéralisme dominant et annuler l’énorme régression sociale des 20 dernières années butera sur une féroce résistance des patrons et des gouvernements, adossés à l’État et à l’Union européenne. Appliquer la panoplie des revendications sociales (contenue dans le Manifeste) est impossible sans une refonte de la politique fiscale, de la politique économique, sans la redistribution des richesses et une relance massive des services publics, en clair : une incursion radicale dans la propriété privée. Sans parler de « la transformation consistante »... encore des bouleversements qu’entraînerait un changement de société.
Nous ne doutons pas que le PGE souhaite « un autre monde », mais force est de constater qu’il ne se dote pas d’une stratégie anticapitaliste.
« La prise de responsabilité politique »...
Mettant de côté la stratégie anticapitaliste, le PGE aborde néanmoins « le politique ». Il le fait, indirectement, très sommairement, sous un angle très particulier : « La Gauche est prête à prendre sa responsabilité en Europe et dans le monde afin de remodeler nos sociétés, d’élaborer des alternatives politiques, de les promouvoir dans le public et de gagner les majorités nécessaires » (4).
Cette formule forte - « prise de responsabilité » - n’est pas anodine dans un tel texte. Non seulement elle confirme la prépondérance du parlementarisme ; elle remet aussi « le Parti » au poste de commandement ! C’est le Parti qui « transforme », « élabore », « promeut » et « gagne » des majorités. Extraordinaire retour du parti qui dirige le mouvement et « le public ».
Cette phrase y figure surtout comme garde-fou contre l’abandon éventuel de la participation gouvernementale. Il ne peut que s’agir d’une collaboration avec la social-démocratie (et des partis assimilés), toujours néolibérale. Or, le programme minimum - si on ne veut pas se compromettre - c’est de prendre l’engagement d’appliquer un vaste programme de récupération sociale au service du monde du travail, ce qui nécessitera de rompre avec la politique néolibérale et les principales dispositions de l’UE.
Avec l’UE/Europe (voir plus loin), on touche là à une des deux questions politiques centrales qui vont peser lourdement sur les trajectoires des partis de le PGE.
...avec la social-démocratie néolibérale
Aucun des textes n’aborde ce problème. Il était également absent des discours des protagonistes au congrès de Rome. Bertinotti (PRC) et Buffet (PCF) ont critiqué vertement la politique sociale-libérale. Cela n’exclut pas un accord gouvernemental. Bertinotti œuvre depuis un an pour un nouveau gouvernement de centre-gauche, dirigé par Prodi, le symbole de l’UE néolibérale. Buffet se tait sur le sujet, devant un Parti profondément divisé, en attaquant le PS. Le PDS a les yeux rivés sur une coalition de gauche avec le SPD (et les Verts) ; en attendant, il fait « ses preuves » à la tête du Land de Berlin, par une féroce politique d’austérité. En Espagne, la gauche unie (IU) a (légitimement) apporté les voix parlementaires indispensables pour chasser la droite et permettre l’avènement d’un gouvernement-PSOE minoritaire. L’IU n’y est pas entrée, mais cela a sans doute dépendu plus de Zapatero que d’elle.
La gauche a certainement un gros problème tactique avec les PS. En remplaçant son programme néokeynésien par le néolibéralisme, la social-démocratie européenne a bridé ses liens avec les couches populaires, perdu son âme et chassé ses militants. Mais, en l’absence d’une force politique vraiment de gauche et crédible, elle réussit à rebondir comme appareil électoral, nourri par les médias. Car la masse des gens votent « socialiste » très pragmatiquement pour chasser la droite. Ce qui ne veut pas dire qu’ils avalent la politique sociale-néolibérale.
Ce mécanisme de redressement ne vaut que pour la social-démocratie ; pas ou très peu pour les PC et les Verts, qui ont participé à un tel gouvernement. Minoritaires et subalternes, ils payent nettement plus cher leur coresponsabilité pour la régression sociale. Les phénomènes de déception, de désarroi et de rejet sont, dans l’électorat « de gauche », beaucoup plus violents. Cela est lié à la nature quelque peu différente des PS. Les PC (et les Verts) se divisent et se déchirent. Le résultat c’est que leur survie dépend de plus en plus de la bonne volonté des PS. Ces derniers se renforcent électoralement, tout en se vidant de plus en plus idéologiquement, politiquement, organisationnellement. Là, l’État bourgeois arrive à leur secours (l’argent, les médias, les règlements) pour rebâtir la vie politique sur la bipolarisation « gauche-droite » néolibérale. PC et Verts (ne parlons pas de la gauche anticapitaliste, révolutionnaire) ne jouissent pas de ces faveurs...
Tant que les rapports de force dans la société restent défavorables et que le désarroi domine dans les larges masses populaires, les gouvernements néolibéraux, de gauche et de droite, se succéderont mécaniquement.
La tâche de « la gauche de la gauche » est précisément de travailler à une nouvelle force politique ample à gauche, radicale et unitaire, pluraliste et européenne, capable de rompre cette dynamique socialement dévastatrice.
La pudeur devant l’UE
L’accès, pour la gauche communiste et verte, au gouvernement de centre-gauche social-libéral est conditionné par une acceptation de l’UE (et du texte refondateur qu’est la Constitution) et de la politique néolibérale portée par la social-démocratie.
Le PGE a un gros problème pour s’opposer clairement au projet de Constitution de l’UE. Il rechigne devant la nécessité de présenter publiquement une vraie analyse forte de l’UE comme formation socio-politique (qui existe dans les partis-membres de le PGE). Sans cela, pas de stratégie ni d’alternative. Ainsi, les protagonistes de le PGE, qui officiellement sont contre la Constitution, ne l’ont écrit ni dans les Statuts ni dans le Manifeste. Cette UE imprègne de plus en plus la vie économique, les conditions de vie et de travail de millions de gens, le régime politique, la question des nationalités, les libertés démocratiques, le type de supranationalité... Il s’agit d’un outil redoutable au service des bourgeoisies européennes contre le monde du travail et les exploités et opprimés en Europe et dans le monde.
Dans les Statuts, le terme « UE » n’est même pas mentionné. Pour un « parti européen », cela fait très bizarre (5).
Les partis formant le PGE admettent dans les Statuts qu’ils « n’échappent pas à des contradictions, ayant des opinions différentes sur beaucoup de sujets ». Mais cette sincérité ne résout pas cette énorme question politique. Le Manifeste de le PGE lève l’ambiguïté entre « Europe » et « UE ». Il développe les critiques et propose une série de revendications et de propositions qui se retrouvent dans les Manifestes de la GACE (6).
Il y a là une convergence forte et ample avec la gauche anticapitaliste européenne, y compris dans la compréhension du nouveau cycle de mobilisations qui signifie aussi le début de la reconstruction d’un mouvement d’émancipation. C’est un terrain possible pour avancer dans les luttes et les débats.
Mais le Manifeste s’arrête devant une analyse des institutions européennes, de l’État-UE.
L’annonce semblait prometteuse : « Finalement, ce qui se trouve au cœur de la crise de l’Union Européenne est la Démocratie ». Le Manifeste le dit très bien, en une phrase courte et forte. Un excellent point de départ pour ouvrir une analyse et en tirer des conclusions politiques et pratiques.
Mais au lieu d’expliquer le caractère semi-despotique (par exemple le rôle prépondérant du Conseil comme corps exécutif et législatif ; un Parlement sous tutelle de l’Exécutif, une Banque centrale européenne opaque et incontrôlable) indispensable pour imposer une UE antisociale, le Manifeste se dégonfle. « La crise de la démocratie » est ramenée à « Pendant des décennies l’Union Européenne a été construite de par en haut, au mépris de la grande diversité des cultures et des langues - sans le peuple et souvent contre ».
Le PGE n’ose pas mettre en cause la construction et les institutions de l’UE actuelle. Cela ne signifie pas que certains partis-membres ne le fassent : le PCF d’une manière très appuyée ; le PRC, mais qui préfère ne pas exiger un référendum pour éviter de faire campagne sur la Constitution ; le PDS qui est « pour » la Constitution, mais esquivera, un court laps de temps, le problème... (voir son Programme électoral) ; l’IU déchirée et hésitante a basculé sur le « non », .... !
La question importante de « l’autodétermination des peuples » est ramenée à la « diversité linguistique et culturelle ». Puis, des mesures de démocratisation apparaissent dans le texte : « plus de pouvoirs au Parlement Européen et aux parlements nationaux ainsi qu’au Comité Économiques et Social, et à celui des Régions, (...) qui devraient être partie prenante du processus décisionnel des institutions européennes » ; « aujourd’hui nous sommes opposé à un Directoire des Grandes Puissances ». Et puis, une sorte de perspective plus générale : « Dans l’UE plusieurs intérêts entrent en conflit [lesquels ?]. Pour nous cela crée un nouvel espace pour la lutte de classes et pour la défense des intérêts des travailleurs et la démocratie, de la société européenne avec ses organisations et ses institutions et parmi elles le Parlement européen ».
La même prudence que le PGE a montrée devant la question stratégique (la politique néolibérale, la collaboration avec le social-libéralisme), se retrouve quant à l’UE : l’UE est le principal projet politique des (grands) pays impérialistes de l’Europe. On ne badine pas avec cela : qui combat ce projet risque de se faire exclure d’une rentrée dans le gouvernement !
Le PGE à l’œuvre...
Au moins chez la partie de la population la plus éveillée politiquement dans nos sociétés et la partie organisée il y a un intérêt croissant « pour l’Europe ». L’UE donne un appui financier considérable pour constituer des « partis européens ».
Le PGE va probablement réussir un premier pas vers un tel « parti », à côté des Verts, des PS, des partis bourgeois (qui se bagarrent pour découper leurs électorats).
Le premier test pratique est celui des élections européennes. Ce scrutin aura une signification politique plus importante que par le passé, malgré les abstentions et le manque d’intérêt dans de larges secteurs de la population. Mais, la simultanéité et l’ampleur du scrutin dans les 25 pays-membres de l’UE - même si la moitié des 338 millions de votant(e)s potentiels vont à la pêche ou au cinéma - en fera une consultation populaire autrement signifiante que les sondages médiatisés. Le PGE pourra faire ses comptes. Sera-t-il en situation de former un groupe parlementaire, comme le GUE (7) ? Sera-t-il reconnu par le Parlement Européen et donc subsidié ? Cela lui donnerait une base financière très importante pour agir publiquement de l’Atlantique à la Russie.
Autre question : le PGE parviendra-t-il à vraiment fonctionner comme un parti - avec des campagnes, des prises de positions politiques régulières, des interventions et mobilisations simultanées, un fonctionnement interne vraiment européen ? Le « parti » n’est pas vraiment un parti tel qu’on le comprend. Ce n’est même pas une fédération, même pas une confédération. Une forte odeur d’autonomie nationale flottait dans la salle du Congrès. Et les Statuts consacrent cet esprit en imposant l’unanimité.
Cela soulève deux grandes interrogations : le rapport entre les (ex-)PC des pays de l’Est et les partis-frères de l’Ouest, sachant que, dix ans après la chute du Mur, ils ont évolué dans des contextes de plus en plus différents, malgré le facteur unifiant de l’UE : les uns se dégageant péniblement du stalinisme et s’adaptant à la restauration d’un capitalisme misérable ; les autres, se trouvant sous la pression contradictoire de la social-démocratie, du mouvement altermondialiste et de la gauche anticapitaliste.
L’autre difficulté porte sur la cohérence à la tête du PGE.
A première vue, il y a beaucoup de différences entre le PCF, le PRC et le PDS dans la recherche d’un nouveau programme. La décomposition du stalinisme a été un processus lent et tortueux, mais surtout très inégal dans chaque pays. En constituant le PGE, comme nouveau cadre fonctionnel sur le plan européen, des liens inter-personnels transversaux (dirigeants et militants), sont réactivés. Sans parler des rivalités anciennes entre ces PC qui rebondissent autour de la direction de le PGE. Pour ne citer qu’un seul exemple : quand le PRC a essayé d’écarter les partis les plus staliniens (PC portugais et grec), le PCF a secouru le PCP. Sans entrer lui-même dans le PGE, ce dernier a pu empêcher que Bertinotti fasse entrer le Bloc de gauche (portugais, membre de la GACE) dans le PGE comme observateur.
Par ailleurs, la rivalité ancestrale subsiste entre le PCF et le PRC, dont les profils politiques n’ont cessé de diverger depuis les cinq dernières années. Il est significatif que ce soit le PDS (notoirement le plus modéré tout en traînant avec lui ses scories staliniennes) qui ait poussé Bertinotti (donc le PRC) dans le fauteuil de la présidence de le PGE.
Où va le PGE ?
Les multiples contradictions qui parcourent ce PGE, ne paralyseront pas forcément celui-ci. Car, il y a une autre dynamique politique à l’œuvre : la convergence entre les principaux partis vers une nouvelle expérience de « gauche plurielle/centre-gauche ».
Le PCF, traumatisé et déchiré par sa participation gouvernementale récente, n’en a pas fait le bilan, et un courant probablement majoritaire est prêt à récidiver. Le PDS a déjà mis ses premiers pas dans le gouvernement du Land de Berlin (imposant une austérité de tonnerre), en vue d’une rentrée dans un gouvernement du SPD (très affaibli) et des Verts. Le PRC compte contribuer à chasser Berlusconi et participer à un gouvernement-Prodi. Izquierda Unida n’est pas entré dans le gouvernement-PSOE, mais la décision a été prise par Zapatero dans son dos. Pour Synaspismos le problème ne se pose pas après la récente victoire de la droite. D’ici deux-trois ans (ce qui est court), un cycle « centre-gauche » pourrait se rouvrir.
Ce n’est pas rituel de dire que beaucoup dépendra de la situation politique et sociale en Europe et dans les pays-membres.
Par leur brutalité antisociale et réactionnaire, les gouvernements de droite actuels revalorisent indirectement l’idée du « moindre mal », en absence d’une alternative radicale forte. La social-démocratie apparaîtra encore comme le seul outil efficace pour chasser la droite dans les élections.
Cela posera aussi un défi à la gauche anticapitaliste. Celle-ci sera en pointe dans les mobilisations et les luttes, en unité d’action avec l’ensemble des forces de gauche sociales, politiques, citoyennes pour nos revendications et contre le gouvernement des patrons. Elle n’échappera pas à la contrainte (à cause des lois électorales de plus en plus antidémocratiques) d’être aussi efficace dans les urnes que dans les rues. La pression montera sur la gauche anticapitaliste - dans la mesure où elle a un poids social et politique - pour rejoindre un « gouvernement de gauche » (8).
Ce serait une grave erreur d’y céder, sauf s’il s’agit d’un gouvernement qui rompt effectivement et radicalement avec la politique néolibérale. Cela ne pourrait avoir lieu que dans le cas où de très fortes mobilisations sociales auront déjà bousculé le rapport de forces entre les classes, mais aussi au sein des organisations syndicales et sociales.
Le PGE n’est pas notre parti. Son centre de gravité, tel qu’il se constitue, se situe plus à droite qu’on aurait pu le prévoir, il y a 18 mois, quand le problème du « parti européen » arrivait à l’ordre du jour.
Le PRC a changé de stratégie à partir d’une déception : l’énorme radicalité sociale ne s’était pas prolongée sur le terrain politique (électoral et partidaire). A partir de juin 2003, le PRC a bifurqué vers une alliance, y compris gouvernementale, avec le centre-gauche, dirigé par Prodi. C’est une grave erreur, et un facteur de grande confusion, y compris en Europe. Le PRC avait séduit, éduqué et motivé des centaines de cadres politiques dans d’autres PC. Il a joué un rôle pilote dans un radicalisme moderne, le renouveau politique et intellectuel, celui d’un parti radical « extra-parlementaire » et très proche de la gauche anticapitaliste européenne. Il reste toujours marqué par le radicalisme social (contrairement à d’autres PC dans le PGE), mais il a changé de perspective politique. Le PGE se situe en effet entre la gauche sociale-libérale et la gauche anticapitaliste.
Si le PGE (ou : ses principaux partis-membres) participe à un gouvernement avec la social-démocratie sur un programme néolibéral, il créera une nouvelle situation au sein de la gauche et un rapport différent avec la gauche anticapitaliste.
Nous nous retrouverons dans les luttes et les mobilisations, nous serons prêts à l’unité d’action pour les revendications et des objectifs concrets. Le débat et le combat politiques prendront une autre tournure, en fonction de la politique d’un tel gouvernement.
Ce ne sont pas des pronostics, mais les échéances politiques qui guideront notre action. D’ici là, le débat continue, basé sur des expériences socio-politiques cumulées autour des questions fondamentales des conditions de vie et de travail. La proximité militante et organisationnelle entre cette gauche communiste/alternative et la gauche anticapitaliste est une condition favorable pour mener ce processus de clarification.
François Vercammen, 4 juin 2004
Notes
1. Les partis sont : PRC (Parti de la refondation communiste, Italie) ; PRC (San Marino) ; PDS (Parti de la Démocratie Socialiste, Allemagne) ; PCF (Parti Communiste Français - qui doit confirmer son adhésion après un référendum interne de ses membres qui aura lieu après le 13 juin) ; Synaspismos (Coalition, Grèce) ; IU (Gauche unie, Espagne) ainsi que EUiA (Gauche Unie et Alternative, Catalogne) et le PCE (Parti Communiste Espagnol, Espagne) qui font partie de IU ; KPÖ (Parti Communiste d’Autriche) ; SDS (Parti Social-démocrate de la République tchèque) ; ESDTP (Parti travailliste social-démocrate d’Estonie) ; Munkaspart (Parti des Travailleurs, Hongrie) ; SAP (Parti de l’Alliance de Roumanie) ; KSS (Parti Communiste de Slovaquie). Heurté par la forte dénonciation du stalinisme, le KSCM (Parti Communiste de Bohême-Moravie) a quitté la salle et provisoirement ( ?) l’ELP. L’ELP compte aussi trois partis « observateurs » : AKEL (Chypre), PdCI (Parti des Communistes Italiens) et La Gauche (Dei Lénke, Luxembourg). Un des principaux critères que l’UE (le Parlement Européen) impose pour une reconnaissance officielle - avec de forts subsides à la clé - est la présence d’au moins un(e) parlementaire (européen, national, régional) dans au moins sept pays-membres de l’UE.
2. Voir comme exemple le Manifeste de la 8e Conférence de la Gauche AntiCapitaliste Européenne (GACE), Inprecor n¡ 492/493 de mai 2004.
3. Il faudra un jour faire le récit et l’analyse des méthodes utilisées (comme « une tranche de vie » du PGE). Exemple : le seul « débat » en assemblée générale du Congrès de Rome fut la violente et insistante dénonciation du stalinisme, que les post-staliniens est-européens ont avalée non sans difficulté. Les staliniens ouest-européens avoués n’ont pas mis les pieds dans cette enceinte.
4. Le Manifeste est plus à gauche, mais il s’arrête là où on s’attendait à un contenu programmatique et stratégique : « Nous percevons la nécessité d’une transformation de l’Europe profondément enracinée sur le plan social et démocratique. Oui, le temps est arrivé pour intensifier les luttes qui défient le dogme sacro-saint de »l’économie de marché où la concurrence est libre« , le pouvoir des marchés financiers et des multinationales, et, à la place, de transformer nos citoyens en agents actifs des politiques mises en œuvre en leur nom ».
5. Exceptionnellement, le PGE en parle (dans les Statuts) ainsi : « L’Europe comme nouvel espace pour l’intégration de plus en plus de pays à l’Est et à l’Ouest, au Nord et au Sud, constitue à la fois une opportunité et un défi pour regagner l’initiative politique pour les force de la gauche ». Somme toute, l’UE n’est pas si mal !
6. On peut ainsi lire dans le Manifeste : « Nous voulons construire un projet pour une autre Europe et donner un autre contenu à l’UE : autonome de l’hégémonie US, ouvert vers le sud du monde, alternative au capitalisme dans son modèle social et politique, active contre la militarisation croissante et la guerre, en faveur de la protection de l’environnement et du respect des droits humains, y compris les droits sociaux et économiques. Nous sommes pour le droit à la citoyenneté de tous ceux qui vivent en Europe. (...) Nous voulons une Europe libérée des politiques antidémocratiques et néolibérales de l’OMC et du FMI, refusant l’OTAN, les bases militaires étrangères et tout modèle d’une Armée européenne qui conduirait à accroître la concurrence militaire et la course aux armements dans le monde. Nous voulons une Europe de paix et de solidarité, libérée des armes nucléaires et des armes de destruction massive, une Europe qui rejette la guerre en tant qu’instrument de règlement des conflits internationaux (...) » Suivent encore des alternatives.
7. Cf. Patrick Auzende, « La LCR et le groupe de la GUE/NGL », Rouge n° 2064 du 13 mai 2004.
8. Cela rappelle la campagne que Bertinotti, plusieurs mois avant la réunion de Rome, avait engagée pour recruter certains partis de la gauche anticapitaliste pour son ELP. Plusieurs intervenants au Congrès de Rome continuent à insister sur le caractère « tout à fait ouvert » du PGE, même si la LCR, d’abord invitée en tant qu’observatrice, a finalement été exclue de la réunion !