Une vague de chaleur en Inde a tué près de 1 500 personnes [déjà plus de 2 000] au cours des neuf derniers jours, et c’est comme si ces morts n’existaient pas. Ni le premier ministre, Narendra Modi, ni la plupart des journaux du pays ne s’en sont émus. Les médias anglais passent ces morts sous silence, sans doute parce qu’ils sont lus ou regardés par une population qui vit avec l’air conditionné.
Encore plus qu’ailleurs dans le monde, la canicule en Inde tue d’abord les pauvres parce qu’ils ne travaillent pas dans des bureaux climatisés ou ventilés et qu’ils ne peuvent se passer d’une journée de salaire. Sanjay est un chauffeur de rickshaw au visage émacié, maigre comme un clou, et qui doit appuyer de tout son corps sur les pédales de son tricycle pour transporter les passagers assis derrière lui : « Si je m’arrête de travailler, je n’ai pas de quoi manger le soir alors je continue sous la canicule, sauf au milieu de la journée où la chaleur est insupportable. » Son seul moyen de lutter contre la chaleur : une serviette posée sur la tête.
Odeur pestilentielle
La hausse des températures a transformé la rue en calvaire pour ces millions de travailleurs. Les ramasseurs d’ordures doivent traîner dans leurs chariots des monticules de déchets ménagers dans une odeur pestilentielle, les ouvriers des bâtiments doivent continuer à travailler pour que les appartements soient livrés à temps, faute de quoi les promoteurs immobiliers devront payer des pénalités de retard. Sans ces travailleurs de la rue, ces ouvriers du bâtiment, les villes indiennes s’arrêteraient de fonctionner. Il n’y a guère que les vendeurs à la sauvette, les bras chargés de bouteilles d’eau ou de morceaux de noix de coco, qui voient dans la hausse des températures une chance. Mais celle-ci se paie cher.
Aux carrefours des grandes avenues, les gaz des pots d’échappement et les moteurs en surchauffe augmentent la température de plusieurs degrés et la chaleur devient insoutenable. La canicule exacerbe le fossé qui existe entre riches et pauvres. Parfois, il est possible de basculer d’un monde à l’autre. Lorsque les climatiseurs s’arrêtent de fonctionner à cause des coupures de courant, par exemple, car la consommation d’électricité, en cette saison, atteint des pics, ou lorsque les moins fortunés vont faire leurs courses dans des magasins climatisés même si c’est pour en ressortir les mains vides.
A Delhi, où le thermomètre a grimpé jusqu’à 45 degrés, le goudron brûle, et fond sous le soleil. Les chauffeurs de motos ou de scooters se protègent les avant-bras avec de longs gants remontant jusqu’aux coudes. Dans les jardins publics, des hommes allongés avec un mouchoir sur le visage sont éparpillés sous les arbres, comme s’ils s’étaient évanouis.
Pas de plan de lutte anticanicule
C’est dans le sud du pays que la vague de chaleur est la plus meurtrière, avec plus de 1 100 morts comptabilisés dans les Etats du Telangana et de l’Andhra Pradesh où les températures ont frôlé les 50 degrés. Le bilan, sans doute sous-estimé en raison des décès dont les causes ne sont pas toujours connues, augmentera selon les prévisions des services météorologiques indiens. Le pays va encore connaître plusieurs journées de température élevée, avant que la mousson attendue entre la fin mai et mi-juin ne vienne rafraîchir le climat. Dans les zones rurales des deux Etats les plus touchés, la crise sanitaire est d’autant plus difficile à éviter que les médecins ou hôpitaux sont rares. Et quand ils existent… ils ne sont souvent pas climatisés.
L’Inde n’a pas de plan de lutte contre la canicule pour enrayer la hausse du nombre de victimes, car la chaleur, selon le gouvernement, ne fait pas partie des calamités naturelles, contrairement aux cyclones ou aux tremblements de terre. Si le bétail meurt à cause de la canicule, c’est le paysan qui doit en assumer les coûts. S’il meurt à cause d’un cyclone, l’Etat le dédommagera. Les autorités se contentent donc de diffuser des messages à travers les médias locaux, pour conseiller à la population d’éviter les déplacements entre 11 heures et 16 heures, de porter des vêtements clairs, ou de boire de l’eau. Les autorités ont également demandé aux ONG d’ouvrir des points d’eau pour éviter les cas de déshydratation.
La vague de chaleur n’avait pas fait autant de victimes en Inde depuis 2003, lorsque 1 539 habitants trouvèrent la mort. Or les épisodes de canicule risquent de se multiplier. Une étude, publiée en avril dans la revue scientifique Regional Environmental Change, montre qu’en Inde, sous les effets du réchauffement climatique, « les vagues de chaleur seront plus intenses, dureront plus longtemps et surviendront avec une fréquence élevée, plus tôt dans l’année ». Les auteurs mettent en garde contre les « graves impacts » que ces phénomènes pourraient avoir en raison de la « capacité d’adaptation limitée » du pays.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde