Il règne comme une ambiance de chasse aux sorcières, en Inde, où plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), dont Greenpeace et la Fondation Ford, basée aux Etats-Unis, sont dans le collimateur du gouvernement. Les autorités ont révoqué, début avril, les licences de 8 975 ONG qui, selon le gouvernement, n’auraient pas respecté la réglementation en matière de financement. L’ONG de défense de l’environnement Greenpeace a ses comptes gelés depuis un mois et sa licence suspendue pour au moins 180 jours.
Ses dirigeants ont fait savoir que d’ici à un mois, privée de ses fonds, l’organisation présente en Inde depuis quatorze ans serait obligée de fermer ses portes. Quelque 340 salariés sont menacés de perdre leur emploi. « Jamais dans aucun pays Greenpeace n’a été obligée de fermer ses bureaux. Ce serait sans précédent. Pourquoi un pays qui prétend être la plus grande démocratie du monde préfère taire les voix discordantes plutôt que dialoguer avec elles ? » s’interroge Vinuta Gopal, responsable, chez Greenpeace Inde, de la campagne pour le climat et l’énergie.
Le ministère indien de l’intérieur reproche à l’ONG de ne pas avoir déclaré des sommes perçues de l’étranger. « Des accusations sans fondements, rétorque Vinuta Gopal, le gouvernement veut surtout nous bâillonner à cause de certaines de nos luttes contre le nucléaire ou le charbon. » Ce n’est pas la première fois que Greenpeace est prise pour cible par le gouvernement. En janvier, une de ses militantes avait été interdite de sortie du territoire alors qu’elle s’apprêtait à se rendre en Angleterre pour évoquer devant des parlementaires britanniques le sort de populations tribales menacées par l’ouverture de mines de charbon, dans le centre de l’Inde. Une décision annulée début mars par la Haute Cour de justice de Delhi, qui a rappelé à l’Etat son devoir de respecter « les critiques et les désaccords ».
« Le ministre de l’intérieur est en train de nous tuer à petit feu, parce qu’il sait qu’une interdiction pure et simple est inconstitutionnelle. Nous lui demandons de reconnaître que sa véritable intention est de fermer Greenpeace Inde et de nous faire taire. Son attaque pourrait créer un précédent très dangereux : chaque membre de la société civile indienne est maintenant sur la sellette », écrit l’ONG dans un communiqué.
« La main de l’étranger »
La Fondation Ford est également sous étroite surveillance depuis quelques semaines. Le gouvernement lui reproche d’avoir soutenu l’association dirigée par la militante Teesta Setalvad, qui réclame justice pour les victimes des émeutes entre hindous et musulmans qui ont fait près de 2 000 morts en 2002 au Gujarat. Narendra Modi, critiqué pour son rôle présumé, était alors ministre en chef de cet Etat. Mercredi 6 mai, les Etats-Unis sont sortis de leur silence, par la voix de leur ambassadeur en Inde, pour exprimer leur « inquiétude » et leur « préoccupation » devant les difficultés rencontrées par les ONG en Inde. « Ceux qui agissent pacifiquement pour le changement ne sont pas anti-gouvernement. Ils sont pour un meilleur gouvernement », a plaidé Richard Verma.
La loi qui régit le financement étranger des ONG a été créée en 1976, en pleine guerre froide, quelques mois après l’instauration de l’état d’urgence par Indira Gandhi, puis renforcée en 2010. Mais, depuis, les temps ont changé. « En pleine globalisation, insister pour que les organisations à but non lucratif soient résolument non politiques est irréaliste, et la peur de “la main de l’étranger” est symptomatique des paranoïas médiévales », écrit le quotidien The Indian Express dans son éditorial daté du 4 mai. Les défenseurs des ONG soulignent que le gouvernement n’avait pas vu d’inconvénient à ce que son premier ministre, M. Modi, ait bénéficié de dons provenant des Etats-Unis ou du Royaume Uni, pour sa campagne électorale.
Plusieurs rapports de l’« Information Bureau » (IB), l’équivalent en Inde de la DST, ont fuité dans la presse et suggèrent que contrairement à ce que prétend le gouvernement, les difficultés rencontrées par les ONG ne sont pas que « réglementaires ». L’IB accuse les ONG de mettre en péril la « sécurité économique nationale », un concept inconnu jusqu’alors.
Dans un document rédigé en juin 2014, l’IB estime que les actions de certaines ONG financées par l’étranger coûteraient au pays entre 2 et 3 points de croissance par an. L’IB s’inquiète en particulier des manifestations menées contre le nucléaire, les organismes génétiquement modifiés, les centrales thermiques à charbon, les mines d’uranium, les grands projets industriels, les projets hydrauliques et les industries d’extraction (pétrole, calcaire) dans le nord-est.
Rôle indispensable dans la démocratie
Les millions d’ONG présentes en Inde jouent un rôle indispensable dans la démocratie. Elles pallient les défaillances de l’Etat en matière de santé publique ou d’éducation, luttent contre les discriminations fondées sur l’appartenance à la caste, se battent pour les droits des femmes ou la protection de l’environnement dans un pays miné par des inégalités croissantes. C’est sous la pression des ONG que le gouvernement indien a adopté la loi du « droit à l’information » qui oblige l’administration à davantage de transparence en rendant des comptes aux citoyens.
« Des ONG comme Greenpeace peuvent être dérangeantes, et mettent en cause la puissance de l’Etat. Mais elles jouent un rôle inestimable en nous donnant à voir le vrai visage de la gouvernance et des institutions sociétales, ce qui aide à leur transformation », soutient Manoj Joshi, chercheur au centre de réflexions Observer Research Foundation dans les colonnes du quotidien Mid-Day.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde