Selon les chiffres du HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), 3 419 migrantEs ont perdu la vie en Méditerranée durant l’année 2014, et ils seraient plus de 2 000 rien que depuis ce 1er janvier 2015. Dimanche 12 avril, environ 400 ont péri en un seul naufrage. Déjà plus que les 366 de la tragédie de Lampedusa d’octobre 2013... Mais encore moins que les 800 « disparus » en mer de ce dimanche 19 avril. La traversée de la mer Méditerranée prend les allures d’une boucherie de masse...
Selon un rapport de ce même HCR, plus de 207 000 migrants, dont une part non négligeable de mineurs non accompagnés, ont tenté la traversée de la Méditerranée en 2014. Le record de 2011 (70 000 migrants), qui avait suivi les révolutions arabes, se voit donc largement battu. L’arrivée de l’été et l’amélioration des conditions climatiques ne devraient rien arranger.
Plus de chaos, plus de migrantEs, plus de mortEs
Cette explosion du nombre de candidatEs à la traversée s’explique par la persistance et l’approfondissement du chaos dans les régions de départ. La situation au Moyen-Orient est la plus visible et couverte. Mais la situation en Afrique sub-saharienne de l’Est ou en Afghanistan, moins médiatisée, alimente elle aussi le flux des migrantEs. Et c’est sans compter sur les pays de transit qui, eux aussi frappés par des crises, participent au phénomène, en ne remplissant plus leur rôle de sous-traitance dans le blocage des flux.
Le total chaos libyen en est l’exemple parfait. Depuis la chute de Khadafi, la Libye est progressivement devenue la principale plaque tournante des migrations vers l’Union européenne. Mais d’autres pays ne sont plus en mesure d’appliquer les politiques externalisées de blocage, lesquelles conditionnent le versement d’aides au développement, signées de manière antidémocratique sans passer par le Parlement européen. C’est que l’agence européenne Frontex a toute liberté en la matière...
L’explosion concomitante du nombre de morts s’explique logiquement par l’explosion du nombre de candidatEs mais aussi par l’infamie toujours repoussée de la politique européenne dans le laisser faire meurtrier. En effet, la fin de l’opération « Mare Nostrum », programme de sauvetage italien depuis le naufrage de Lampedusa, et son remplacement par une patrouille européenne qui n’a pas pour mission première de sauver mais de surveiller (l’opération « Triton » placée sous l’égide de Frontex), réduit encore un peu plus la politique européenne à une simple surveillance passive, donc complice... mais aussi intéressée.
Un bon migrantE est un migrantE sans-papiers
Déjà en 2011, quand les révolutions arabes avaient eu comme conséquence l’augmentation du nombre de migrantes, le discours raciste et paranoïaque sur l’invasion avait trouvé matière à une nouvelle bouffée, plus ou moins cyniquement mêlée de compassion abstraite. Aujourd’hui le nombre de migrantEs et de mortEs est encore bien supérieur, et l’indignation se tarit...
C’est que le seul ressort de la couverture médiatique est le nombre de morts par naufrage. C’est que les vents politiques sont mauvais : partout en Europe, les crises économiques s’approfondissent, les politiques migratoires se resserrent et les idées d’extrême droite se banalisent, dans un cercle vicieux qui maintient en vie le fantasme de l’invasion... mais aussi un système migratoire finalement cohérent en son fond, cela malgré ses contradictions.
Car c’est un fait : l’afflux de migrantEs, même en augmentation, n’a rien d’ingérable à l’échelle européenne du moins, et les politiques migratoires meurtrières de l’UE ne le tarissent guère. C’est que face au désespoir, par définition, rien n’est dissuasif. Plus (et pire) encore, c’est un système où la condition de départ détermine la condition d’arrivée, qui elle-même détermine la condition de résidence. Se barricader n’a donc finalement pas pour fonction d’empêcher la venue des migrantEs, laquelle est inévitable et nécessaire à « l’économie », mais d’en faire cyniquement un calvaire. Car plus un migrant arrivera à grands frais humains et financiers sur notre continent, plus il sera un parfait sans-papiers corvéable à merci.
La fabrique d’un prolétariat au rabais
Les politiques migratoires, européenne comme nationales, sont donc bien au service de la fabrique d’un prolétariat au rabais, nécessaire à certains secteurs non délocalisables d’une part, et plus généralement à une course au moins disant social, intra-communautaire ou à l’intérieur de chaque pays.
Tous les sans-papierEs ne sont pas arrivés clandestinement. Et tous les clandestinEs ne deviendront pas sans-papiers, même si la restriction du droit d’asile et de délivrance des titres de séjour se fait de plus en plus difficile. Mais tous les migrantEs seront, à coup sûr, en position d’extrême faiblesse une fois sur nos territoires. Ce doit être cela, l’immigration « choisie »... par la bourgeoisie !
Sylvain Madison