Adrien Le Gal – Selon vous, le coup d’Etat du 22 mai 2014 à Bangkok est-il un coup d’Etat classique, comme l’armée thaïlandaise en a habitué le pays depuis 1932 ?
Pavin Chachavalpongpun – Le coup du 22 mai était très différent de celui de 2006. Il y a neuf ans, il s’agissait de mettre à l’écart un ennemi de l’establishment, à savoir Thaksin Shinawatra [premier ministre de 2001 à 2006]. A présent, le pays attend la succession royale. Les élites traditionnelles ont pris le contrôle de la politique en exploitant l’image de la monarchie. Depuis le coup d’Etat de 2014, elles peuvent considérer comme un ennemi n’importe quelle personne qui critiquerait la monarchie. Surtout, en 2006, les élites ont échoué à empêcher un gouvernement civil de revenir au pouvoir [Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin, a remporté les élections législatives de 2011]. Cette fois-ci, les militaires mettent en place de nouvelles institutions politiques qu’ils seront en mesure de contrôler, qu’ils soient au pouvoir ou pas au moment de la succession royale.
Le fils aîné du roi Bhumibol Adulyadej, le prince Vajiralongkorn, est désigné depuis les années 1970 comme héritier du trône. Si la succession est déjà réglée, comment les militaires et les élites traditionnelles pourraient-elles l’influencer ?
Très longtemps, il y a eu des rumeurs persistantes selon lesquelles les élites traditionnelles préféraient la princesse Sirindhorn pour succéder au roi Bhumibol Adulyadej. Mais les choses ne sont plus si simples. Les élites sont conscientes que ce scénario ouvrirait la possibilité de luttes internes au sein du Palais royal, et qu’un tel conflit ne serait pas utile à la monarchie, ni à l’armée. Les élites, aujourd’hui, pensent que le prince Vajiralongkorn doit être le successeur sur le trône, même s’il n’est pas populaire. Au moins, cette succession se déroulerait dans la légalité. Les élites veulent néanmoins être en mesure de contrôler le prince.
A quoi, selon vous, ressemblera la succession royale ?
C’est très difficile à imaginer, car la dernière fois qu’il y a eu une succession normale, c’était en 1910. Si le roi mourait demain, la Thaïlande rentrerait certainement dans une période de deuil profond, qui durerait des mois. Le pays porterait du noir pendant six mois, peut-être un an, peut-être davantage. Il n’y aurait plus de célébrations pendant tout ce temps. Cela serait utile pour contrôler le pays, rendant ainsi la succession plus facile. Toute l’attention porterait sur les funérailles, pas sur le couronnement du nouveau roi. Mais si la princesse devait être choisie, cela serait beaucoup plus compliqué, car beaucoup de questions juridiques seraient alors soulevées. Le Parlement a un rôle crucial pour désigner le successeur. C’est pour cela que l’armée veut contrôler le Parlement à ce moment-là : elle cherche à éviter à tout prix qu’un gouvernement civil domine la succession royale.
Peut-on imaginer une réconciliation des « chemises rouges », soutiens du clan Thaksin, et des « chemises jaunes », représentant les élites traditionnelles, à la faveur du deuil national ?
Les divisions de la société thaïlandaise ne vont pas s’effacer de sitôt. Le roi lui-même est un personnage qui divise. En fait, sa mort serait très sensible à gérer pour les deux camps. Pour les « chemises jaunes », cette mort serait tellement dévastatrice d’un point de vue émotionnel que leurs militants peuvent devenir très déraisonnables en obligeant tout le pays à porter le deuil de manière très stricte. Pour les « chemises rouges », ce serait aussi très compliqué : il leur faudrait trouver un moyen d’empêcher ceux qui ont des vues républicaines de s’exprimer. Si des [manifestations antimonarchistes] éclataient, elles seraient sans doute réprimées avec beaucoup de violence, parce que l’armée a très peur du républicanisme.
Le sentiment républicain est-il partagé en Thaïlande ?
Il y a un an, j’aurais dit non. Mais aujourd’hui, il existe un mouvement républicain, notamment chez les « chemises rouges » qui tentent de s’exiler. Beaucoup de Thaïlandais ont encore de l’amour et du respect pour le roi. La majorité des Thaïlandais sont pour la monarchie, mais les interventions du Palais royal dans la politique sont très mal vécues par certains d’entre eux. Nous sommes dans une période critique pour la Thaïlande. La principale cause est la succession royale, mais les divisions entre riches et pauvres, urbains et ruraux, jouent aussi un rôle. La Thaïlande future va dépendre de qui sera le prochain roi, s’il sera actif en politique, s’il se laissera instrumentaliser par tel ou tel groupe social.
Le clergé bouddhique est-il affaibli par son implication dans la politique thaïlandaise ?
L’institution bouddhique est de plus en plus politisée, ce qui est contraire à sa tradition. A la différence de la Birmanie, le clergé bouddhique n’avait pas, jusque-là, l’habitude de descendre dans la rue. Mais pendant les manifestations contre Yingluck Shinawatra [en 2014], un moine, Buddha Issara, a pris la tête du mouvement. Il a considéré que se politiser lui permettrait d’accroître le pouvoir de la Sangha [le clergé bouddhique]. L’institution bouddhique a depuis longtemps des liens très forts avec l’establishment.
Propos recueillis par Adrien Le Gal
Editeur au service international du Monde