Brice Teinturier – Quelle est la part des attentats dans le besoin de sécurité exprimé par les Français ?
Jean-Baptiste de Montvalon – Le besoin de sécurité et la valorisation des institutions qui incarnent l’ordre et l’autorité sont bien antérieurs à la séquence des attentats. Dans les enquêtes que nous réalisons régulièrement sur les fractures françaises, l’armée et la police obtenaient déjà 79 % et 73 % de confiance, loin devant la justice (46 %), les syndicats (31 %), les médias (23 %) ou les partis politiques (8 %). De même, cela fait longtemps que l’opinion publique souhaite une sévérité accrue de la part des tribunaux. Mais bien évidemment, ces attentats ont transformé ce qui était une menace virtuelle et lointaine en un cauchemar concret et localement présent, dont chacun se dit qu’il peut recommencer demain.
Les Français souhaitent donc qu’il y ait unité de vue entre la majorité et l’opposition pour renforcer la sécurité et la lutte contre le terrorisme djihadiste. Ils veulent un durcissement des conditions de détention des détenus qui contribuent à propager des idées extrémistes et accepteraient aussi qu’on s’affranchisse de certaines règles de droit, comme l’accord préalable d’un magistrat pour des perquisitions ou des écoutes téléphoniques. Il n’y a donc pas un basculement au sens propre de l’opinion publique sur ces questions de sécurité mais un renforcement de ce qu’ils souhaitaient déjà très largement.
Comment analysez-vous les résultats du sondage sur la perception de l’islam ?
Le regard porté sur l’islam dans la foulée de ces attentats est un point clé sur lequel l’enquête apporte des réponses claires. Contrairement à certaines hypothèses ou affirmations péremptoires, la séquence des attentats n’a pas induit une défiance accrue à l’égard des musulmans et de l’islam. Elle semble au contraire avoir généré des clarifications qui ont fait baisser les tensions.
Il faut ici bien distinguer les niveaux et les évolutions. En termes de niveau, il y a toujours 47 % de Français qui estiment, en pensant à la façon dont la religion musulmane est pratiquée en France, que « cette religion n’est pas compatible avec les valeurs de la société française ». C’est donc un niveau élevé. Mais en termes d’évolution, il est de dix points inférieur et non pas supérieur à ce que l’on mesurait il y a un an. C’est là où l’on voit bien qu’il n’y a pas eu accroissement de la défiance.
Au fond, les Français nous disent trois choses qui expliquent un tel résultat : d’abord, que si nous sommes en guerre – ce que la moitié de la population trouve exagéré de dire –, c’est contre le terrorisme djihadiste uniquement et non l’islam en général. Et même, pour 66 %, que « l’islam est une religion aussi pacifiste que les autres et le djihadisme une perversion de cette religion ». Seuls 33 % jugent que « même s’il ne s’agit pas de son message principal, l’islam porte en lui des germes de violence et d’intolérance ». Les Français font donc une distinction nette entre l’islam et ce qu’ils estiment être sa perversion, le terrorisme djihadiste.
Ensuite, ils ont trouvé que les responsables musulmans en France ont eu raison de prendre la parole et de condamner ces attaques et qu’ils ont été globalement convaincants. Ces prises de position ont donc contribué à éviter simplifications abusives et amalgames. Il faut aussi souligner que les responsables politiques de la majorité et de l’opposition se sont efforcés de faire de même et qu’ils ont certainement, eux aussi, contribué à distinguer et clarifier les choses.
Enfin, l’énorme mobilisation des Français leur a renvoyé le miroir non pas d’une France fragmentée, confrontée à des communautés en concurrence ou en lutte, mais d’une France beaucoup plus unie que ce qu’ils pensaient. Même si la réalité est évidement plus complexe que cela, cette mise en scène de nous-mêmes, ce collectif qui soudain se donne à voir comme uni autour de valeurs partagées, a eu un effet rassurant et apaisant.
Le sondage a été réalisé dix jours après la mobilisation du 11 janvier. N’était-on pas encore dans une période propice aux discours plutôt consensuels ? Cette tendance n’est-elle pas vouée à disparaître au fil des semaines ?
C’est naturellement la question qu’il faut se poser, même si justement nous avons voulu faire non pas une étude à chaud et au cœur de l’événement mais une étude approfondie, dix jours après. Mon sentiment est que rien n’est écrit : les tendances lourdes et la défiance peuvent revenir, naturellement, tout comme l’esprit de ce moment historique perdurer pendant plusieurs mois. Cela va dépendre en réalité de l’actualité, de la présence ou pas de nouveaux attentats, du comportement des autorités religieuses et politiques, etc.
La perception de l’islam n’est-elle pas devenue, sous la pression de l’extrême droite, le principal sujet de clivage droite-gauche ?
C’est effectivement un clivage aujourd’hui très important, voire structurant, mais attention, il y a aussi, et notre enquête le montre, de fortes zones de consensus. Cela étant, le clivage gauche-droite perdure avec une défiance à l’égard de l’islam beaucoup plus importante chez les sympathisants UMP que chez les sympathisants de gauche et du PS. Sur certains points, on mesure également une porosité entre les sympathisants UMP et FN. Ce qui est clair, c’est que l’affaiblissement des clivages économiques laisse davantage la place à d’autres clivages et qu’il y a bien une singularité du FN. Les sympathisants de cette formation se caractérisent depuis très longtemps et encore aujourd’hui par un sentiment beaucoup plus marqué de déclin de la société française et par une préoccupation ultra-dominante à l’égard des étrangers en général et de l’islam en particulier.
Jean-Baptiste de Montvalon
Journaliste au Monde
* "Après les attentats, « des clarifications qui ont fait baisser les tensions sur l’islam ». Le Monde.fr | 28.01.2015 à 18h23 • Mis à jour le 28.01.2015 à 19h05. Propos recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/28/apres-les-attentats-des-clarifications-qui-ont-fait-baisser-les-tensions-sur-l-islam
Les Français après les attentats
Rien n’est gagné, loin de là. Les chantiers sont immenses, les urgences nombreuses, l’argent manque et le temps est compté. Mais au moins et quoi qu’il advienne, il y aura eu, après la barbarie des attentats des 7, 8 et 9 janvier, ce moment de fierté retrouvée. Fierté de s’être retrouvés si nombreux dans les rues, dimanche 11 janvier, pour partager en silence une égale indignation. Fierté de s’être montrés ainsi aux yeux du monde entier. Transfigurés, ces champions de la sinistrose et de la défiance tous azimuts, du bas en haut de l’Etat !
Dix jours après, les Français eux-mêmes n’en revenaient pas. Dix jours après, les 21 et 22 janvier, l’émotion retombée et les commémorations terminées, ce fut le moment choisi d’un commun accord comme « dates de terrain » d’un vaste sondage Ipsos/Sopra-Steria réalisé pour Le Monde et Europe 1, auprès de 1 003 personnes interrogées par Internet, portant notamment sur la perception des attentats et de la mobilisation du 11 janvier, ainsi que sur la place de l’islam.
Toute une batterie de questions, pour partie classiques. Et d’autres, moins courantes, pour essayer de (re)saisir autrement ces sentiments si forts que chacun avait perçus. « Colère » (72 %) et « dégoût » (51 %) sont les mots qui reviennent le plus quand on pense aux attentats ; « fraternité » (59 %) et « fierté » (53 %) quand on évoque le 11 janvier. Ce dernier souvenir n’a pas effacé le précédent, mais il semble l’avoir emporté, tant les Français ont été surpris de leur propre capacité de réaction. « Finalement, après ces attaques terroristes et la mobilisation du 11 janvier », 93 % des personnes interrogées jugent que les Français « sont prêts à se mobiliser massivement quand les valeurs du pays sont menacées ».
Va-t-en-guerre
Ce simple constat émerveille dans un pays où l’on s’était persuadé que cela était loin d’être acquis. 89 % des personnes interrogées trouvent que « les Français sont plus attachés à leur pays qu’on ne le pensait », 81 % qu’ils « sont plus unis qu’on ne le pensait », 67 % que leur pays « est plus aimé à l’étranger qu’on ne le pensait »… Un essai qui reste toutefois à transformer : une courte majorité des personnes interrogées (51 %) refuse d’en déduire qu’« on peut être plus confiant qu’avant quand on pense à l’avenir du pays et de sa société ».
Ragaillardis, revigorés par leur propre audace, les Français, dans cette enquête, se disent prêts à en découdre. 53 % estiment que « oui, il s’agit vraiment d’une guerre ». Et près des deux tiers (63 %) de ceux qui le pensent considèrent que nous « gagnerons » cette guerre. Cela vaut à l’étranger. « Là où la France est déjà présente (Mali, Sahel, Irak…) » pour lutter contre le djihadisme, 50 % des personnes interrogées considèrent qu’elle doit « augmenter » son engagement militaire, 40 % qu’elle doit le maintenir à son niveau actuel ; seuls 9 % souhaiteraient le voir diminuer. S’agissant spécifiquement de la Syrie, 65 % des personnes interrogées seraient favorables à ce que la France y « intervienne plus directement, dans le cadre d’une coalition internationale contre le djihadisme islamique ».
Sur leur sol, les Français ne se montrent pas moins va-t-en-guerre. Ils approuvent à une large majorité toutes les mesures qu’on leur suggère « pour lutter contre l’extrémisme religieux ». Y compris celles qui empiéteraient nettement sur les libertés individuelles. « Généraliser les écoutes téléphoniques sans accord préalable d’un magistrat » ? 71 % des personnes interrogées y sont favorables. « Pouvoir perquisitionner des domiciles sans accord préalable d’un magistrat » ? 67 % approuvent. « Pouvoir mener des interrogatoires de suspects sans l’assistance d’un avocat » ? D’accord à 61 %. Sur ces trois mesures, les sympathisants de gauche sont respectivement 60 %, 58 % et 46 % à se dire favorables à leur mise en œuvre.
Valeurs de la société
Dans un tel contexte, il convient, à tout le moins, de ne pas se tromper d’ennemi. De ce point de vue, les résultats du sondage semblent plutôt rassurants par rapport à ce que l’on pouvait craindre. 84 % des personnes interrogées qui affirment que notre pays est en guerre pensent que celle-ci est dirigée contre « le terrorisme djihadiste uniquement » ; seulement 16 % contre « l’islam en général » (6 % des sympathisants PS, 16 % de ceux de l’UMP et 42 % de ceux du FN).
51 % des personnes interrogées considèrent que la religion musulmane « n’est pas compatible avec les valeurs de la société française » ; soit 12 points de moins qu’en janvier 2014 et 23 de moins qu’en janvier 2013. 66 % des personnes interrogées estiment que l’islam est « une religion aussi pacifiste que les autres », et que « le djihadisme est une perversion de cette religion ». 33 % considèrent au contraire que « même s’il ne s’agit pas de son message principal, l’islam porte malgré tout en lui des germes de violence et d’intolérance ». De même, quasiment deux Français sur trois ont jugé les représentants de l’islam en France « assez présents » pour condamner les attentats, 60 % disant avoir été « convaincus » par leurs propos.
Jean-Baptiste de Montvalon
* LE MONDE | 28.01.2015 à 11h26 • Mis à jour le 28.01.2015 à 15h39.
Attentats à Paris : un ressenti différent chez les sympathisants FN
Les sympathisants du FN qui considèrent que l’on est « vraiment » en guerre sont particulièrement nombreux à juger que cette guerre doit être dirigée contre « l’islam en général ».
Dès la première question posée dans l’enquête Ipsos/Sopra-Steria, ils marquent leur différence. Sensiblement moins de « colère » (64 % contre 72 % de l’échantillon total) et de « dégoût » (45 % contre 51 %), nettement plus d’« envie de vengeance » (20 % contre 8 %) : les sympathisants du Front national n’ont pas ressenti tout à fait la même chose que la moyenne des Français lors des tueries en région parisienne. L’écart se creuse quand il est question de la mobilisation citoyenne du 11 janvier. « Fraternité » (59 %) et « fierté » (53 %), clament dans leur ensemble les Français interrogés ; des mots que prononcent aussi les sympathisants FN, mais mezza voce (36 % et 39 %). L’« agacement » (23 % contre 12 % en moyenne), le « malaise » (19 % contre 10 %), l’« indifférence » (13 % contre 6 %) sont très perceptibles.
Ces chiffres – et les suivants – sont à prendre avec une précaution particulière, puisqu’il ne s’agit que d’un sous-échantillon, aux effectifs réduits. Mais ils tracent, à leur façon, le fil conducteur d’un état d’esprit et d’un mode de pensée qui se distinguent tout au long de l’enquête, en particulier sur tout ce qui a trait à l’islam. Les sympathisants du FN qui considèrent que l’on est « vraiment » en guerre (58 % contre 53 % en moyenne) sont particulièrement nombreux à juger que cette guerre doit être dirigée contre « l’islam en général » (42 % contre 16 %). Un islam qui « porte en lui des germes de violence et d’intolérance », selon trois sympathisants FN sur cinq, alors que les deux tiers de l’échantillon total estiment que c’est « une religion aussi pacifiste que les autres ».
Compatibilité des religions
S’ils jugent eux aussi très majoritairement que les représentants de l’islam en France ont été « assez présents dans les médias pour condamner ces attaques », seuls 29 % des sympathisants du FN (contre 60 % en moyenne) concèdent avoir été convaincus par leurs propos. S’agissant de la compatibilité des religions « avec les valeurs de la société française », les proches du FN ne se retrouvent à l’étiage moyen qu’au sujet de la religion catholique (94 % la jugent compatible, contre 93 % pour l’ensemble des Français). Quatorze points de moins que la moyenne s’agissant de la « compatibilité » de la religion juive (qu’ils sont 67 % à reconnaître, contre 81 % de l’échantillon total), 35 points de moins au sujet de l’islam (12 % contre 47 %).
Les sympathisants du FN sont proportionnellement plus nombreux à approuver chacune des mesures de sécurité suggérées pour lutter contre l’extrémisme religieux, l’écart se creusant sur les décisions particulièrement attentatoires aux libertés. Sans surprise, ils sont relativement plus sévères que la moyenne lorsqu’on les interroge sur l’attitude des responsables de l’exécutif, et continuent de vouer aux gémonies la ministre de la justice, Christiane Taubira.
Cela dit, le fait notable est ailleurs : un tiers des sympathisants du FN désapprouvent l’attitude de la présidente du parti, Marine Le Pen, restée en marge de la mobilisation citoyenne du 11 janvier. Dans un parti où l’on entretient soigneusement le culte du chef, le chiffre est cinglant. Il est aussi, sans doute, une cause d’« agacement » et de « malaise
Jean-Baptiste de Montvalon
* LE MONDE | 28.01.2015 à 10h48 • Mis à jour le 28.01.2015 à 15h06.
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