Les principes généraux, s’ils permettent de penser le « Que Faire ? » [1] n’en donnent pas les clés par eux-mêmes. Pour cela, il faut bien entendu analyser la situation précise que nous vivons. Un moment encore sur le terrain des « principes » avant d’y arriver. La Laïcité doit donner un cadre général à la manière de vivre ensemble, et en particulier de comprendre les confrontations politiques. Il s’avère que parmi celles-ci, il y a, à gauche, pour qui lutte en faveur de l’émancipation humaine, la lutte contre le cléricalisme. Mais il faut la distinguer de celle de la laïcité. Ainsi on ne remet pas en cause la légitimité du parti de Boutin, tout en luttant contre lui. Il y a c’est vrai une nécessité de la lutte anticléricale, spécifique. Par exemple quand on combat spécialement l’Eglise pour son refus du préservatif. Ou contre les positionnements cléricaux réactionnaires concernant les femmes et leurs droits. Mais il très dangereux que ce soit l’Etat en tant que tel, s’il est bien en charge de voter et d’appliquer des lois pour les droits des femmes par exemple, qui soit chargé de la lutte anticléricale directe. Pour des raisons qu’on connait tous. Car, tirant le bilan général des révolutions faites au nom du communisme, nous devons être plus qu’attentifs à ces distinctions. Certes, indirectement, il y a aussi de ça. Par exemple quand on oblige les élèves à apprendre la théorie de l’évolution. Ceci est un cas emblématique des effets émancipateurs plus généraux de l’obligation scolaire et du respect de ses programmes définis par l’Etat. Mais la raison n’en est jamais directement anticléricale, ou antireligieuse, jamais ! Ce serait mettre au même niveau que les croyances (religieuses ou autres) ce qui relève des savoirs scientifiquement (et momentanément) admis. Ces distinctions s’entendant sur le principe. Evidemment que dans la vie réelle, tout ceci est toujours mélangé. Mais qui est habilité à fouiller les consciences ? Au moins pour nous qui voulons toujours limiter la charge purement idéologique de ce qui reste un appareil d’Etat (et donc, d’un Etat bourgeois en l’occurrence), ces distinctions demeurent fondamentales.
Donc si on parle lutte anticléricale il doit s’agir d’une prérogative sociale, pas étatique. Après, même une fois ceci admis, c’est compliqué. Il faut (c’est la leçon constante de Marx, puis de Jaurès) éviter à tout prix que la lutte anticléricale se transforme en lutte contre les croyant-e-s. D’abord parce que rien ne nous autorise (nous ou quiconque) à régenter ces croyances. Puis, sur un plan stratégique, parce qu’il faut éviter que le peuple se solidarise avec ses ennemis (on peut se rapporter aux nombreux débats des historiens sur la Vendée contre-révolutionnaire). S’en prendre au clergé quand il le faut est une chose, aux croyances une autre. Ma formule pour régler ça (très vague, mais comment faire autrement ?) est que quand sont en jeu des principes humains fondamentaux, tant pis pour les croyances (typiquement le droit à l’avortement). Mais on part « de chaque cas concret », pas de la croyance en général, comme si jamais on ne pouvait convaincre un croyant-e de la nécessité de reconnaître un droit humain général, y compris si lui/elle-même ne l’utilise pas.
Venons-en maintenant au cas des religions non seulement minoritaires (comme les protestants), mais spécifiques à une partie historiquement disjointe de la population.
Ce qui fut le cas en Europe des Roms (pour qui les religions sont d’ailleurs diverses). Et les Juifs, et pour ces derniers en fait surtout en Europe de l’Est et centrale. Disjointe beaucoup par antisémitisme, et un peu par étrangeté constitutive, n’étant pas chrétiens. Dans ce cas se sont mêlées la donnée « religion minoritaire » et une sorte « d’oppression nationale » ; C’était du moins l’analyse du Bund (Union Générale des Travailleurs Juifs, explicitement socialiste et internationaliste) qui demanderait à être reconsidérée. La « lutte anticléricale » ou contre les croyances archaïques en est rendue très différente que dans le cas général. Avec une conclusion qui s’impose. Portée « de l’extérieur » elle peut comporter un aspect oppressif évident. De « l’intérieur » c’est tout autre chose (d’où l’importance du Bund). La combinaison des deux, quand elle fonctionne, c’est le meilleur. C’était un grand classique de la bonne société avancée de Vienne, de Berlin ou de Varsovie de moquer les croyances et pratiques des juifs du Shtetl. Et ce n’est pas pour rien dans le renforcement de l’antisémitisme. Mais aucun essentialisme là-dedans. Même dans le Shtetl la bagarre faisait rage entre juifs, justement sur les règles justes et sur celles dont on devait et pouvait se passer. Par exemple entre les hassidim, les sionistes et les bundistes. Il faut donc rejeter la stigmatisation globale, toujours très dangereuse concernant des minorités, qu’elle soit volontaire ou juste par mégarde. Mais choisir les bons alliés.
Ce positionnement de base, indispensable, ne suffira pourtant pas à se confronter aux problèmes qui nous sont posés, anciens souvent, mais amplifiés, et nouveaux aussi en grande partie. Un nombre considérable de réactions, analyses, contributions se sont consacrées, à juste titre, à défendre l’idée que la source lointaine du problème était en réalité un produit facilement repérable du système (mondial, européen et français) de domination impérialiste, colonialiste et capitaliste. Il n’y a en général pas une virgule à changer à ces textes. Comme un système fractal, on y voit la même structure de base à toutes les échelles spatiales et de temps aussi, les mêmes effets de la puissance des dominants. Pour ne pas remonter trop loin, il est clair, pour ne parler que de la France, que nous héritons de 40 années d’espoirs déçus et de politiques à contre sens de ce qu’il aurait fallu.
Mais on ne peut se départir pour autant du sentiment que, souvent, ces analystes ne prennent pourtant pas la mesure de la nouveauté, où, par un processus dialectique pourrait-on dire, l’accumulation quantitative (des mêmes politiques désastreuses) finit produire du qualitativement nouveau. Pour prendre une comparaison historique, il n’est guère difficile, surtout avec le recul dont on dispose aujourd’hui, de saisir que les causes profondes de la victoire de Hitler en 33 tiennent à l’humiliation nationale issue du Traité de Versailles, à la crise de 29 et à ses effets sociaux monumentaux, et enfin au choix de la grande bourgeoisie de jouer la carte des nazis par crainte de la révolution socialiste. Mais répéter ces analyses (justes, évidemment) en 31 et 32, proposer donc comme ligne politique d’en finir avec « les raisons profondes » plutôt qu’avec Hitler lui-même, on sait bien aussi ce que cela représentait comme aveuglement. On relira avec intérêt « La peste brune » de Daniel Guérin, fruit de voyages avant 33, et juste après. Et ses descriptions d’un peuple et d’une jeunesse cherchant désespérément de quoi échapper à la négation de soi en se donnant à Hitler. Comment aussi les mêmes personnes oscillent entre les rouges et les bruns, parce que ce n’est simplement plus vivable, avant de basculer dans l’infamie. Il arrive un moment où la reconnaissance qu’il s’agit aussi d’une révolte de la dignité ne pèse plus guère quand elle se traduit par la conversion nazie. On retiendra aussi ses paroles : « Enfin, le fascisme est essentiellement un mouvement de jeunesse. Si nous ne savons pas attirer à nous la jeunesse, satisfaire son besoin d’action et d’idéal, elle risque de nous échapper et même de se retourner contre nous. Si nous ne purgeons pas notre action du moindre vestige de nationalisme, nous creuserons, nous aussi, sans le vouloir, le lit d’un national-socialisme. ». Et de retrouver l’Allemagne après 33, où le choix est fait et le désastre en cours.
Saisir les causes lointaines et profondes ne suffit pas à élaborer une ligne ici et maintenant. On peut le comprendre avec l’exemple de Daech. Sans intervention des Etats-Unis en Irak, sans la « guerre de civilisation », sans la morgue impériale et ses crimes contre l’humanité, sans le soutien à la politique sioniste, jamais on n’en serait là. Mais nous y sommes, avec désormais, en plus de l’ennemi toujours mortellement dangereux mais familier, un autre, nouveau, mais tout aussi mortel. Je renvoie au texte de Pierre Rousset et François Sabado [2].
Le risque d’une telle évolution est encore faible en France, où seule une portion très minoritaire est concernée. En principe, « ils sont français », comme tout le monde. Ce n’est pas seulement un mythe, loin de là. Il y a eu et il y a toujours un mouvement massif en ce sens, vers la normalisation telle qu’elle a eu lieu auparavant pour les autres vagues d’immigration en France. Mais la coupure « territoriale et sociale » (pour parler comme Valls, qui veut maintenant y pallier par « le peuplement », façon de dire que le « vrai peuple » n’y est pas) et les processus de ghettoïsation pour sûr, sont venus contrecarrer l’évolution « républicaine » classique. Contrairement aux affirmations du PIR, même si la contre tendance existe et se renforce fortement, on n’en est pas, très loin de là, à un apartheid légal, à l’inverse de la situation des juifs à l’Est de l’Europe surtout avant 14 (numerus clausus dans les écoles et universités, professions interdites, etc...). De plus, différence majeure, on parle là d’une minorité certes, mais liée à des masses gigantesques dans le monde (ce n’était le cas ni des roms ni des juifs), par le phénomène nouveau à cette échelle d’une succession de vagues d’immigration, s’ajoutant à la présence datant de la colonisation. Les évolutions locales se combinent alors étroitement avec la marche du monde et la guerre impérialiste continue depuis le 11 septembre, plus les conséquences symboliques du conflit en Palestine.
Malheureusement, dans les conditions de rapports de force politique, social, idéologique que l’on connaît, gagne incontestablement des points la réfraction de tout ceci, nationale et mondiale, par le seul prisme religieux. Et, surtout, avec la domination des interprétations les plus réactionnaires de ce prisme. Même s’il faut se garder de considérer que l’affaire est jouée : en France elle ne l’est pas, loin de là. Et le principal pour nous est là : tout faire pour empêcher qu’elle le soit, que la seule possibilité de rejet du système de dominations et de discriminations renforcées qui soit laissée ouverte en définitive soit non un investissement religieux seulement, mais surtout une évolution de type fasciste, spécifique évidemment par son vernis religieux fondamentaliste réactionnaire. Et ouvrir la voie progressiste du combat commun, par et avec le respect de l’auto activité des populations concernées.
Tout ceci conduit aux positions suivantes :
– En tout premier lieu la bataille à poursuivre, même si c’est dans des conditions indéniablement plus difficiles, pour que l’égalité formelle arrête d’être systématiquement démentie par tant d’actes politiques d’Etat, par tant de choix austéritaires. Bataille pour faire reculer le traitement différentiel des injustices, pour ouvrir des horizons d’avenir. C’est tout à la fois nécessaire au renforcement du front de classe (tant que ces divisions subsistent au cœur du prolétariat sur le sol national, aucune victoire d’ampleur ne peut s’envisager vraiment), et à la lutte contre le basculement, même si c’est d’une faible minorité, vers le fascisme new look.
– Dans le même temps, et justement pour contrecarrer, face à la brutalité du système, les coagulations pouvant inclure ces secteurs fascisants comme étant « des nôtres », ne pas hésiter, justement, à les caractériser comme des ennemis mortels des populations. Que ceci concerne, à des degrés divers, Daech et les équivalents, ou « nos alliés » préférés d’Arabie Saoudite. Ennemi mortel de l’ensemble de la population de notre pays tout autant, et toute entière. Comme des fascistes donc, tant qu’on n’a pas un meilleur terme pour les caractériser.
– Ce qui conduit, indirectement, à aborder de face un problème qui prend un caractère aigu et nouveau, l’antisémitisme, sur lequel là aussi l’intransigeance doit être sans accrocs. Certes, il se distingue de celui qui vise les musulmans par le fait qu’il ne comporte aucun aspect institutionnel. Mais, CRIF et gouvernement israéliens aidant, avec l’ombre portée des luttes en Palestine, il est indéniablement en voie d’implantation dans les populations musulmanes (et, y compris, de celles, non musulmanes, qui s’y assimilent par rejet du système). Il est clair je crois que nous n’avons pas réagi à la hauteur du danger alors que les signes s’accumulaient. Par exemple, il n’y a eu aucune manifestation de convoquée nationalement après les crimes de Merah. Mais si la source est différente de l’antisémitisme classique à la JM Le Pen, les impacts sont les mêmes, comme les effets humains, de dérivatifs aussi (cf. le complotisme qui, tôt ou tard, aboutit à une composante antisémite).
– Il convient de prendre la mesure de la prudence nécessaire dans le combat « anticlérical » concernant l’Islam (ce terme même, s’il fait référence à une tradition française enracinée, est mal adapté en l’occurrence). Même si ce n’est encore qu’une tendance, de plus en plus le combat « anticlérical » sur l’Islam en France (autrement dit non contre les croyant-e-s bien entendu, ce n’est jamais le cas pour une option progressiste, mais contre la main-mise d’une vision systématiquement ultraréactionnaire de l’affaire), a tendance à être vécu comme venant « de l’extérieur », avec un effet de coagulation croissant. Or il demeure pourtant d’une nécessité incontournable quand s’affirme, avec un certain succès, la portée de ces thèmes réactionnaires, comme on l’a vu avec les polémiques « sur le genre », connectant pour le coup avec l’ensemble des secteurs réactionnaires du pays. Seule la confluence avec des sources perçues comme « internes » en claire rupture avec ces glissements ultra réactionnaires pourra remédier à ces difficultés.
– Tout ceci au final dessine des marges passablement étroites, situation qui se réfracte dans les divisions croissantes à gauche sur ces questions. Sans que pour autant de mon point de vue il soit question de quitter l’étroite ligne de crête que je propose, sauf à accentuer nous-mêmes des difficultés déjà évidentes et à contribuer à l’accentuation des fractures civiles. Ceci se combine avec un effet temporel qu’on ne peut négliger. Pour une large partie de la population du pays, son écrasante majorité en fait, la question de la place de la religion est réglée depuis longtemps. Mais pas pour tous, puisque le pays est constitué de secteurs héritiers en partie d’histoires différentes. On peut (il faut impérativement en fait) convaincre cette majorité de la nécessité d’accommodements avec ce qu’elle considère comme dépassé, tant que « les principes humains fondamentaux » - pour reprendre ce terme très général - ne sont pas en cause. Là il s’agit de travailler au plus près, au cas par cas, au « vivre ensemble » concret (le cas emblématique est celui des cantines), et beaucoup s’y attaquent avec courage et ténacité. Mais ici, une mise en garde s’impose. Qu’on cherche à obliger cette majorité à retraiter sur des points essentiels (par exemple le droit d’expression libre) et la porte serait grande ouverte au FN.
– Enfin on doit prendre la mesure de ce que produit l’affaiblissement de la perspective socialiste sur la surface de la Terre. Cela a des effets terrifiants partout. Et ici aussi. Si on enlève « socialisme » à « socialisme ou barbarie », qu’est-ce qui reste ? Autrement dit, il faut rebâtir l’issue qui soit la seule réelle, celle consistant à faire prédominer le conflit de classes sur le reste (ce qui ne signifie pas nier les autres types de discriminations). Mais ceci sans disposer dans l’immédiat de cette issue, même sur un plan purement idéologique, à la mesure qu’il faudrait. A ce point de grand écart, c’est une situation complètement nouvelle pour nous. Cela nous oblige à trouver les moyens de naviguer entre des écueils tous aussi redoutables les uns que les autres. A rejeter le simplisme en termes « d’ennemi principal versus secondaire », à sauvegarder à la fois les racines d’un humanisme de base et le dessin (le dessein aussi) d’une société émancipée, sans que les rapports de force actuels la rendent crédible à court terme. Difficile, très. Mais qu’est-ce qu’on y peut ?
Samy Johsua