« L’extraordinaire force des pages qui suivent provient de l’inestimable témoignage qu’elles livrent. Si Guantanamo n’a jamais été caché, jamais il ne nous a été permis d’entrer ainsi au plus près et au plus effrayant de cette prison. » C’est par ces lignes de l’ONG Amnesty International que s’ouvrent Les Carnets de Guantanamo (Michel Lafon, 448 p., 18 €). Ecrit en 2005 par un prisonnier de la base américaine, ce journal retrace la vie d’un détenu de Guantanamo. Un document exceptionnel qui est aussi une plongée dans l’absurde et terrifiante machine antiterroriste mise en place par les Etats-Unis après le 11-Septembre.
Citoyen mauritanien, Mohamedou Ould Slahi a été arrêté au lendemain des attaques terroristes contre le World Trade Center. Il a 30 ans, et est rentré chez lui en février 2000 après douze ans passés en Allemagne puis au Canada. Son parcours fait de lui un suspect idéal : il a déjà plusieurs fois été interrogé. En 1991, à 20 ans, il est parti s’entraîner en Afghanistan avec Al-Qaida. A l’époque, l’organisation ne menait pas de djihad contre les Etats-Unis : il s’agissait de chasser les communistes de Kaboul.
Le 20 novembre 2001, il se rend à la convocation de la police de Nouakchott pour prouver sa bonne foi : il pense l’affaire réglée. C’est alors que son cauchemar commence. Huit jours plus tard, il est transféré à Amman (Jordanie) par la CIA. Détenu à l’isolement, il y sera interrogé par les services de renseignement jordaniens pendant près de huit mois. Sans résultat.
Pendaison par les mains
En juillet 2002, il est à nouveau mis dans un avion, cagoulé, et se retrouve sur la base américaine de Bagram, en Afghanistan, où il découvre d’autres détenus – un adolescent afghan enlevé alors qu’il se rendait aux Emirats pour travailler ; un jeune Mauritanien installé en Arabie saoudite ; un Palestinien de Jordanie –, fauchés aux quatre coins du monde. Les détenus ont interdiction de se parler. « La punition, en cas de non-respect de cette règle, était la pendaison par les mains, les pieds touchant à peine le sol. Je vis un Afghan perdre connaissance à deux reprises dans cette position. Les “médecins” le “soignèrent” avant de le rependre », écrit-il. Le 4 août, nouveau transfert. Mohamedou et trente-quatre autres prisonniers sont envoyés à Guantanamo.
« Je n’avais en fait pas compris que coopérer signifiait dire aux interrogateurs ce qu’ils voulaient entendre »
Sur la base américaine de Cuba, le FBI mène les interrogatoires pendant plusieurs mois. « Estimant à tort que le pire était passé, je me souciais moins du temps qui serait nécessaire aux Américains pour se rendre compte que je n’étais pas le gars qu’ils recherchaient. J’avais trop confiance en la justice américaine », écrit-il. Physiquement mal en point, il coopère. « Je n’avais commis aucun crime contre qui que ce soit. Je tenais même à parler, afin de prouver mon innocence. » Les interrogatoires sont sans fin. Toujours les mêmes questions, les mêmes photos, les mêmes dialogues surréalistes.
« Tu fais partie du gigantesque complot qui vise les Etats-Unis !, s’écria XXXX [le nom de l’interrogateur est censuré].
– Vous pouvez lancer cette accusation sur n’importe qui ! Qu’ai-je fait exactement ?
– Je n’en sais rien, à toi de me le dire ! »
« Je répondais quand on me questionnait et je coopérais, raconte Mohamedou Ould Slahi. Je n’avais en fait pas compris que coopérer signifiait dire aux interrogateurs ce qu’ils voulaient entendre. »
« Mille pages de fausses informations »
En mai 2003, les agents du FBI sont remplacés par des militaires. Commence alors un autre calvaire. Coups, humiliations sexuelles, privation de sommeil, station debout et musique assourdissante… le jeune Mauritanien raconte des mois de torture. Quatre équipes se relaient nuit et jour pour le maltraiter. Mohamedou est soumis à un « plan d’interrogatoire spécial », validé par les plus hautes autorités américaines.
« Pour résumer, écrira-t-il à ses avocats, vous pouvez diviser mon histoire en deux étapes : 1. Avant la torture (celle à laquelle je n’ai pas pu résister, j’entends) : je leur disais la vérité, à savoir que je n’avais rien fait contre votre pays. Cette situation s’est prolongée jusqu’au 22 mai 2003. 2. Période de torture : après que j’eus cédé. Je répondais par l’affirmative à toutes les accusations. » « Au cours de cette période, avoue-t-il, je noircis plus de mille pages de fausses informations sur mes amis. »
La publication du livre est une histoire en soi. Mohamedou Ould Slahi l’a écrit au cours de l’été et de l’automne 2005 : 466 pages manuscrites immédiatement classées secret-défense par le gouvernement américain. Il fallut ensuite six années à ses avocats pour obtenir sa déclassification. Sa publication est toutefois restée soumise à la censure. 2 600 blocs noircis cachent ainsi, tout au long de la lecture, des mots, des phrases, des pages entières.
Depuis 2002, 779 détenus sont passés sur la base de Guantanamo, 136 y étaient toujours en décembre 2014. L’auteur des Carnets de Guantanamo a, lui, présenté une demande d’habeas corpus, acceptée en 2010 par un juge américain qui ordonna sa libération, avant que l’administration américaine ne fasse appel ; l’affaire est en cours. Treize ans après, Mohamedou Ould Slahi est toujours détenu et n’a jamais été jugé.
Charlotte Bozonnet
Journaliste au Monde