Après la découverte de la pénicilline en 1928 par le Dr A. Fleming, ce dernier avertissait déjà en 1945 du danger de la résistance des bactéries à ce médicament s’il était trop largement utilisé. Pourtant, l’antibiothérapie s’est développée sans contrôle dans le champ médical, avec de trop nombreuses prescriptions inappropriées et une surconsommation dans les pays développés (rappelons qu’en 1995, les trois quart de la population mondiale n’avaient accès qu’au 20 % du marché des antibiotiques) ; Et surtout dans le domaine vétérinaire : plus de la moitié de la production mondiale des antibiotiques est consommée par le monde animal, principalement dans l’agrobusiness. Ainsi, sur toute la planète, l’eau douce et les sols ont été progressivement pollués par des résidus antibiotiques, contribuant largement au phénomène de la résistance aux antibiotiques des milieux bactériens par mutations génétiques.
Dès les années 80, des médecins ont sonné l’alarme de ce nouveau problème de santé publique, en lien avec les difficultés rencontrées dans les milieux hospitaliers eux-mêmes, à cause de la croissance des maladies nosocomiales (maladies dues aux bactéries résistantes présentes dans les lieux de soins).
Les critères de rentabilité minent la recherche sur les nouveaux antibiotiques
L’industrie pharmaceutique a vécu d’une rente de situation pendant presqu’un demi-siècle, renonçant progressivement à investir dans la recherche de nouvelles molécules pour des raisons économiques : pour évaluer la qualité d’un investissement, l’industrie pharmaceutique utilise l’indice de la valeur nette présente (risk-adjusted net present value/NPV), soit les ventes appréhendées par rapport aux coûts de recherche et de production (G. Charon, Canada, 2004). Or le marché mondial des antibiotiques (env. 30 milliards/an) est moins profitable que le marché des médicaments liés à des affections chroniques avec un NPV de trois à dix fois plus juteux, raison pour laquelle des big pharmas comme Eli Lilly et Bristol-Myers-Squibb ont cessé la recherche et le développement de nouvelles molécules antimicrobiennes en 2001 déjà. Ce désengagement n’a fait que se confirmer ces quinze dernières années, avec une stagnation des agents thérapeutiques : depuis bientôt cinquante ans, seulement de petites modifications sur deux seules séries de molécules ! La recherche dans ce secteur est donc au point mort.
Les bactéries résistantes deviennent une menace planétaire
L’OMS nous rappelle que les maladies infectieuses sont la deuxième cause de mortalité dans le monde, et la résistance aux antibiotiques une des trois principales menaces pour la santé. Un récent article du New York Times (3.12.14) fait état du désastre sanitaire en Inde, conséquence entre autres de la baisse d’efficacité des antibiotiques à cause du nombre croissant de bactéries résistantes. Sur les 800 000 décès annuels de nouveau-nés, près de 60 000 meurent des suites d’une résistance aux antibiotiques, et cette proportion est croissante selon le Dr P. Vinod, chef des pédiatres du All Indian Institute of medical sciences. La Drsse N. Kler, responsable de la néonatologie au Sir Ganga Ran Hospital à New Dehli, affirme que « 100 % des bébés qui nous sont adressés ont des infections résistantes à de multiples médicaments ». Pour le Dr T.R. Walsch, professeur de microbiologie à Cardiff Univesity : « La résistance aux antibiotiques est un tsunami », à cause « de la carence épouvantable d’installations sanitaires, de la surcharge et de l’absence de suivi avec un usage incontrôlé des antibiotiques ». En effet, plus de 40 % des poulets consommés en Inde contiennent des résidus antibiotiques. Dans de récentes études, le désastre est confirmé : 70 % des infections chez les nouveau-nés sont résistantes aux antibiotiques.
Dans les pays du Nord, le phénomène prend aussi une ampleur très inquiétante : aux USA, le Centre de contrôle des maladies et de prévention estimait qu’en 2013 plus de 2 millions de personnes malades d’infection avaient des bactéries résistantes aux antibiotiques. En Suisse, 70 000 personnes connaissent ce sort et 2000 en meurent chaque année. En Europe, on comptabilise 25 000 décès par an pour cette raison.
Une relance de la recherche pharmaceutique privée avec des fonds publics
Face à la démultiplication des bactéries résistantes, selon les associations médicales les plus diverses, toute la médecine moderne, y compris la chirurgie, est menacée par la pénurie d’antibiotiques efficaces. En 2005, la Société américaine des maladies infectieuses a publié un livre blanc demandant une série de mesures pour relancer la recherche sur les antibiotiques, en particulier des incitations financières. Une seule piste a été retenue, car favorable aux pharmas : prolonger la durée de vie des brevets pour empêcher l’arrivée des génériques sur le marché. L’argument vise deux enjeux : les génériques baissent les coûts des antibiotiques sur le marché et diminueraient d’autant la profitabilité des pharmas pour financer la recherche ; d’autre part, ces génériques contribuent à la largesse des prescriptions, qu’il faudrait au contraire limiter.
Au niveau européen, le programme DRIVE-AB, financé à hauteur de 9,4 millions d’euros par l’Initiative européenne sur les médicaments innovants (IMI) réunit un consortium de partenaires publics et privés, pilotés par l’Université de Genève. Créé en 2008, l’IMI est le plus grand partenariat privé-public (PPP) au monde consacré aux sciences de la vie, avec un budget de 3,3 milliards pour la période 2014–2024. Selon le communiqué de presse du 27.10.14, ce programme vise à « la définition de standards pour l’utilisation responsable des antibiotiques et tester des nouveaux modèles économiques pour favoriser la recherche et le développement de nouveaux médicaments actifs contre les bactéries résistantes ».
Pour une recherche et une production de médicaments sous contrôle public
Les scandales à répétition que connaissent les big pharmas ces dernières années, qu’ils soient liés à des activités économiques irrégulières, voire frauduleuses, ou à des politiques de prix anti-sociales (cf. les batailles dans le tiers-monde pour l’accès aux génériques), ou encire à la recherche et au développement strictement soumis à la seule loi du profit, au détriment des médicaments et soins urgents dont la grande majorité des êtres humains ont besoin, en particulier dans les catégories de population les moins favorisées, au Sud comme au Nord, justifient la revendication d’un pôle public dans ce domaine prioritaire. Seule cette condition permettra de dépasser la logique mortifère du profit privé comme seul critère pour le maintien et le développement d’un bien commun : notre santé.
Gilles Godinat