Wieslaw Kielar raconte au fil des jours. Il raconte cinq années. Il ne décrit pas. Il n’analyse pas. Il n’interprète pas. Il ne commente pas. Il est tout entier dans le quotidien de la société concentrationnaire. Il raconte ce qui lui arrive. Il raconte ce qu’il voit. Il dit ce qu’on lui dit. Il vit dans l’imprévisible et habite dans le qui-vive. Il est saisi par l’événement. Il s’emploie dans l’esquive à survivre. La menace est sur lui et le submerge. Elle est un foisonnement de personnages, d’intrigues et de bouleversements. L’aberrant est ici normalité, règle et droit ; trame vraie de la vie réelle, de sa vie. Aussi bien, malgré sa jeunesse, il ne se perd pas dans les songes. Rarement le récit s’indigne. L’indignation est le luxe dépravé d’un univers aboli. L’indignation est une force nécessaire tant que demeure la possibilité de changer le monde. Il y a dans la société concentrationnaire des révoltés (ils ont choisi la mort pour s’affirmer), il ne peut y avoir de révolutionnaires. La profondeur de l’oppression et le non-sens du refus. La surprise est depuis longtemps révolue. Kielar a été bouleversé dans les premiers jours par l’agonie d’un compagnon. L’habitude est venue. Très vite. Rien de plus banal que des cadavres. Rien qui ne retienne moins l’attention. Rien ici de plus totalement solitaire que de mourir ; rien de plus usuel que la mort, un incident sans rituel. À la morgue, l’entassement des cadavres fait une planque idéale pour Kielar et ses copains, où ils peuvent bâfrer en toute tranquillité. Il observe. Il enregistre. Il constate. C’est une vertu de la société concentrationnaire d’établir d’emblée que tout est possible. Kielar est positif. Remarquablement positif. Même lorsque l’envie de fuir le taraudera. Parce qu’il faut être positif pour vivre. Il ne partagera pas l’emportement passionné de son intime ami Edek. Il ne partagera pas non plus sa fin : accroché à une potence. Il est prudent parce qu’il est lucide. Il sera maintes fois dans le tourment et dans le désarroi, jamais dans l’aveuglement. Sa vue ne porte que sur l’immédiat et sur l’environnement. Sa perspicacité se concentre sur l’action. Elle soupèse les circonstances. Lorsque Edek veut fuir avec la juive Mala, il estime que les villageois mesureront et peut-être refuseront leur aide à cause de sa race. Il se retire de l’entreprise. Il maudit sa lâcheté, mais tient ferme. Pourtant les villageois aideront. Même la guerre, il n’en prendra compte que lorsqu’elle frappera aux portes. Cependant, il fuit comme la peste les réunions politiques clandestines, qu’il tient pour bavardes et irresponsables. Il ne porte d’ailleurs jamais un jugement politique. Il sait que des espions des SS écoutent et surveillent. Il sait aussi écarter les responsabilités trop dangereuses, mais cependant se maintenir dans leurs privilèges. Il ne moralise pas. Ce serait futile. C’est une autre vertu de cette société que d’arracher les masques. Pourquoi condamner un criminel ? On se garde de lui. On se garde mieux encore de la férocité d’un honnête homme. Il n’est d’ailleurs pas complaisant pour lui-même. Il a commencé sa vie concentrationnaire par une petite déloyauté contre son ami le curé Walak (il prélève cinq marks sur vingt-cinq qu’il a introduits frauduleusement) qui aurait pu leur coûter la vie et priver de liberté quelques civils, mais qui fit leur salut. Il le dit. Il est précis et scrupuleux. Il se trompe sur la qualité du tabac russe Machorka (une infection) mais c’est qu’il ne fume pas. Il parle d’expérience du Krematorium et de ses embouteillages ; il en a la pratique puisqu’il transporte les cadavres et trafique avec son kommando. Par contre, il n’a jamais été en contact avec le Sonderkommando des chambres à gaz. Il en parle donc par ouï-dire ; mais aussi par ce qu’il sait des sélections (il a été pris dans l’une d’elles) et par ce qu’il apprend de ses fructueuses relations avec le kommando du « Canada ». Le hasard veut qu’il arrive à Auschwitz un 14 juin 1940. Il a vingt-et-un ans. Ils sont 728 dans son transport. Ils seront numérotés de 31 à 759. Kielar porte le numéro 290. Ils sont reçus, comme il se doit, par trente criminels allemands venus de Sachsenhausen, triés sur le volet et numérotés de 1 à 30. Auschwitz est encore un projet. Ces hommes sont donc de fondation. Des chefs « historiques ». Nous allons voir Auschwitz s’édifier dans une frénésie de violences ; se déployer dans une démente et insolente prospérité ; devenir de toutes les cités concentrationnaires la plus intégralement européenne ; consommer le plus grand nombre de victimes ; faire de la corruption le fondement de la sécurité ; dépérir dans la paralysie de ses transports ; se désintégrer dans la débâcle militaire et projeter sur toutes les routes d’Allemagne ses faméliques détenus sous la fureur SS. Cinq années, qui ébranlèrent durablement la planète. Comme l’entreprise est exorbitante, le récit minutieux et nu est extraordinaire.
L’authenticité de la société qui se révèle ici est indéniable. Ce récit serait-il de pure fiction que son auteur ne pourrait être qu’un familier de la société concentrationnaire. Une familiarité que le vécu seul rend possible ; mais que l’ingéniosité enrichie par beaucoup de lectures ne parviendra jamais à recréer. En le lisant, je me suis brusquement retrouvé dans des habitudes depuis longtemps enfouies ; je réentendais la langue qui se parlait alors, le ton des voix ; les gestes revenaient spontanément ; j’étais chez moi. Pourtant, je ne suis pas un ancien d’Auschwitz. C’est un premier trait saisissant que l’uniformité de la vie sur tout l’espace concentrationnaire. La permanence de la faim, qui fait de la bouffe l’obsession des obsessions et le grand rituel des fortunés. L’air vif des petits matins, qui mord la peau après la puanteur nocturne des Blocks. L’intuition des catastrophes. Le compte et le décompte sans fin des kommandos. L’art d’échapper aux coups. L’art plus difficile encore de faire semblant de travailler. Les cris. L’énorme variété des cris. En allemand. En russe. En polonais. Dans le sabir des camps. L’incroyable richesse des jurons et les bousculades dans le froid du Waschraum. La longue marche vers les chantiers. Les hurlements des kapos. La solitude totale dans une totale absence de solitude. Être en constante alerte. Guetter le SS. Guetter la sentinelle. Trouver la planque. La vigueur brutale des Russes et leur imprévisibilité. Et la bouffe, toujours la bouffe. La longue file des « musulmans » à la porte du Revier ; une mort latente qui se fait puante dans la déjection des corps ruinés. Les « musulmans » sont dans le mépris des autres, parce que leur faiblesse est hagarde, qu’ils embarrassent, qu’ils encombrent, qu’ils n’en finissent pas de crever. La prévision de la mort est un savoir répandu. Chacun sait qu’il reste peu de jours à celui qui vend son pain pour une cigarette. Le repos du dimanche harcelé par les brimades. Le soir, à l’appel sous la tempête de neige, l’orchestre sur la grande place. La Tour. Les convocations sinistres à la Tour. Et les potences. À Helmstedt, la SS pendait les jeunes Russes pour délit de fuite dans notre Block. Ils restaient pendus toute la nuit. Je voyais les corps de ma paillasse, mais je n’en dormais pas moins. Dans l’épaisseur de cette misère, sous la permanence d’une terreur imprévisible, chacun cependant construit sa vie. Une vie pour l’éternité. C’était le sort commun. Ce n’était pas le sort de Kielar. Les privilèges ne l’aveuglent pas. Mais comme il raconte ce qui lui arrive et ce qu’il voit, il raconte d’abord son milieu, le cercle étroit des puissants. La vaste population corvéable à merci est toujours présente, mais comme une présence sourde. Dans les ténèbres de l’anonymat. De surcroît, Kielar n’explique pas. Il chemine. Il suppose connu ce qui ne l’est pas nécessairement. Il faut donc rappeler aux lecteurs quelques notions élémentaires, mais éclairantes.
Le système concentrationnaire nazi (comme le système concentrationnaire stalinien) constitue un ensemble fonctionnellement intégré. De constants échanges s’opèrent entre les grands centres. Entre Buchenwald, Neuengamme, Dachau, Sachsenhausen, Mauthausen, Auschwitz, Oranienburg. Des kommandos extérieurs passent d’une administration à l’autre, ce qui signifie des opérations financières et économiques, des affectations industrielles. Des transferts se font d’encadrement et de main-d’œuvre. Au niveau des détenus, mais aussi des SS. Des convois concentrationnaires circulent sans arrêt nuit et jour. De la Baltique à la Tchécoslovaquie. De l’Alsace à la Pologne. De l’Autriche à la Hollande. Ils ne cesseront jamais. Lors de la débâcle du front russe, la SS exigera la priorité de ses transports concentrationnaires sur les convois militaires, au grand dam de l’état-major. Devant l’avance américaine, d’interminables trains de marchandises, où s’entassent à cent par wagon les détenus, encombrent les voies ferrées, traversent les gares bombardées où brûlent des archives sur les quais, s’immobilisent la nuit en rase campagne. Selon d’inextricables itinéraires. Dans les dernières semaines, c’est une véritable giration démente. Cette intense circulation des hommes permet, d’un bout à l’autre de l’empire concentrationnaire, un actif échange d’informations entre les pouvoirs locaux des détenus.
La direction SS est centralisée à Berlin. Les tâches économiques affectées aux concentrationnaires sont planifiées à Berlin. Les autorités SS locales (même lorsqu’il s’agit d’unités aussi puissantes que Buchenwald ou Auschwitz) ne disposent en ce domaine que d’une liberté de décision étroite. L’administration se fonde sur le double pouvoir. Le pouvoir SS est absolu. Le pouvoir délégué aux détenus est ambigu. Le plus haut fonctionnaire détenu est à la merci de son supérieur SS. Par contre, il exerce une souveraineté sans limites sur les contingents détenus. Chaque fonction est donc sous double autorité. Par exemple, le Block est dirigé par un Blockältester (le responsable détenu) et par un Blockführer (le maître SS). Il en est ainsi pour tous les services et toutes les activités. Le Lagerältester assume la plus haute charge (il est le détenu responsable de la totalité du camp). Mais il est asservi au commandant SS.
Le système concentrationnaire a pour raison d’être la répression massive. La répression politique et sociale. Ce n’est que plus tard que s’ajoutera une fonction économique. Dans la pratique, ces deux fonctions se heurtent. La répression gardera toujours la priorité. Toutefois, la fonction économique, en prenant une constante extension, en enracinant l’appareil répressif dans le procès de production, fera de la SS un État dans l’État. (Phénomène identique dans le système stalinien pour le NKVD.) Les victoires militaires du Reich étendront sur toute l’Europe les ramifications du système concentrationnaire nazi. Je ne saurais ici ni en faire l’histoire ni même en donner une description générale. Lorsque Auschwitz s’établit, il est déjà parfaitement rodé.
L’essentiel : la délégation de pouvoir et la transformation de la collectivité des détenus en main-d’œuvre sont les deux facteurs qui transmutent les camps en société. Dans le sens strict, fonctionnel. Sous l’impact du pouvoir et du travail, des différenciations en catégories sociales s’opèrent. Ces catégories sont sociales parce que la diversité des affectations se réalise en une hiérarchie des privilèges. La caste détenue dominante et dirigeante se fonde sur l’exploitation organisée de la masse des détenus, constamment renouvelée par les transports. Elle se maintient et s’accroît (avec l’extension du système) par cooptation. La mutation des camps en société est faite de luttes violentes où les politiques arrachent le pouvoir aux droits communs. Les criminels aptes à exercer la terreur ne savent pas organiser le travail. Buchenwald est exemplaire de ces affrontements meurtriers, mais aussi de l’organisation politique la plus achevée. La zone d’Auschwitz demeure largement sous l’influence des criminels. C’est que la fonction répressive développée ici en extermination systématique demeure prépondérante. Il est curieux que Kielar ne fasse que de très rares allusions au rôle des politiques dans la gestion. Maintenant quelques repères.
Le pouvoir détenu le plus concentré s’incarne dans trois appareils bureaucratiques : la Politische Abteilung (le service politique), l’Arbeitsstatistik (le bureau du travail), le Revier (l’hôpital, l’infirmerie). Ceci est vrai pour tous les camps, y compris Auschwitz. Certes, le Lagerältester a un pouvoir discrétionnaire étendu, mais les lieux où se forme, se structure, s’exerce le pouvoir collectif de la caste dominante détenue sont ceux-là.
La Politische Abteilung concentre toutes les informations politiques sur les détenus. Elle reçoit les dossiers envoyés par la Gestapo locale, responsable de l’arrestation. Elle les complète par une enquête nouvelle. Ses services interrogent les déportés à leur arrivée. Prennent de nouvelles mensurations, photos et empreintes. Ils exercent la censure de la correspondance des détenus (obligatoirement écrite en allemand). Une section spéciale s’occupe de l’activité politique dans le camp. Les détenus qui travaillent à la Politische Abteilung disposent donc du fichier politique. Ils peuvent clandestinement le manipuler. Ils savent la composition politique des convois. Ils peuvent ainsi opérer leur propre sélection. Sauver certains. Condamner d’autres. Par les instructions reçues, ils peuvent connaître les intentions de la Gestapo et prendre en temps utile les mesures nécessaires. C’est donc un poste clef. Un poste stratégique pour le pouvoir clandestin.
L’Arbeitsstatistik centralise le plan de travail et décide de son exécution. Il dispose des listes nominatives de tous les kommandos. Il organise les nouveaux kommandos. Il prépare les transports. Du fait de son pouvoir discrétionnaire, le kapo de l’Arbeitsstatistik exerce le droit de vie et de mort sur les détenus. Il lui suffit de maintenir un détenu dans un kommando connu pour sa mortalité élevée ou au contraire de l’affecter à un travail paisible. Parce qu’il organise les transports, il peut écarter des indésirables ou empêcher le départ de détenus que l’organisation clandestine veut sauvegarder
Le Revier. C’est l’expression usuelle pour désigner l’hôpital des détenus. Dans la zone d’Auschwitz, on emploie le terme normal de Krankenbau (KB). Les responsables du Revier sont rarement des médecins. Mais des détenus ayant de hautes responsabilités dans l’organisation clandestine ou des droits communs parvenus. La SS se sert du Revier pour tuer. Les responsables détenus s’en servent soit pour tuer (éliminer par exemple des espions ou des adversaires appartenant au clan des criminels), soit pour cacher et sauver des détenus condamnés par la SS (le procédé le plus courant : la substitution d’identité). Le contrôle du KB est donc décisif dans la lutte entre les clans détenus et dans la stratégie contre la SS. Les médecins sont sous le contrôle du kapo du Revier (non médecin). Le kapo est sous l’autorité absolue du Lagerarzt (le médecin SS du camp) et de son adjoint le Sanitätsdienstgrad (SDG).
La caste dominante des détenus a donc pour assise :
– l’administration générale du camp : le Lagerältester, les Blockältester et leurs adjoints : Blockschreiber (secrétaire) ; Stubendienst (service de salle) ; Kalfaktor (garçon à tout faire) ; Laufer (garçon de course) ; le personnel des cuisines (Küche) ; le personnel de l’Effektenkammer (entrepôts où sont déposés les vêtements et les biens saisis à leur arrivée aux déportés) ; le personnel de la Bauleitung (direction des bâtiments) ; le Lagerdolmetscher (le chef interprète) et ses adjoints ; le Lagerschutz et ses kommandos (la police du camp) ;
– l’administration politique du camp : les services de la Politische Abteilung ;
– l’administration du travail : les services centraux de l’Arbeitsstatistik, les kapos, les Vorarbeiter (responsables d’une équipe sous les ordres du kapo) ;
– l’administration du Revier : kapo, médecin-chef, médecins, infirmiers, etc.
Pour ne citer que les grands axes. Personnel foisonnant, très hiérarchisé. Par exemple, la hiérarchie des cuisines se divise en deux groupes, différents dans leurs privilèges : ceux qui font la cuisine, remplissent les bidons, qui en assurent la distribution, et les éplucheurs de légumes, qui travaillent dans la Schälküche, les équipes de nettoyage. Entre le Lagerältester et le Kalfaktor, la différence est immense (dans le pouvoir et dans les biens), mais ils participent à la sphère des privilèges qui fait la différence entre la vie et la mort.
Wieslaw Kielar est de cette caste. Il a été Kalfaktor, Stubendienst, Pfleger (infirmier) ; il a travaillé à la Schälküche ; en kommando, il a été Vorarbeiter (chef d’équipe), puis Schreiber, puis Blockschreiber et même, pendant peu de temps, il est devenu Blockältester. Sa prudence, mais aussi un certain refus de la compromission et de la violence lui ont fait rechercher des postes mineurs. Il est cependant des privilégiés. Il appartient au cercle étroit de ceux qui possèdent les biens et exercent la puissance. Son récit est la plus éclatante illustration de la solidarité de clan. De ce clan. Il doit la vie à cette solidarité, maintes fois éprouvée. Son récit est aussi exemplaire de la grandeur des privilèges et du comportement de la caste. Le comprendre est tout à fait essentiel.
Auschwitz est fonctionnellement intégré dans ce système. Avec des différences. La fonction dominante de Auschwitz demeure l’anéantissement. Non plus la répression politique et sociale. Dans le sens strict. Mais la destruction systématique de deux peuples, en tant que peuples : les tziganes et les juifs. Sur toutes les autres places concentrationnaires, se rassemblent des communistes, des socialistes, des libéraux, des résistants et la cohue des malchanceux, arrêtés par erreur, déportés par erreur. Si les Bibelforscher — les témoins de Jéhovah — sont aussi présents, c’est qu’ils refusent le service militaire. Le système concentrationnaire surgit de la guerre civile comme instrument de la guerre civile. Il le demeure dans sa fonction européenne. Auschwitz détruit le juif et le tzigane parce que juif et tzigane, seraient-ils nazis. Et si le juif allemand se situe quelque peu au-dessus du juif hongrois, français ou polonais, c’est seulement par rapport aux autres juifs ; son concours, sa collaboration, son patriotisme sont refusés. Il est rejeté. Auschwitz sera jusqu’à la fin le haut lieu de cette extermination.
Ce qui fait la différence cruciale. Auschwitz draine les juifs d’Europe et les détruit. Les chambres à gaz ne sont que la technologie de cette destruction. Je ne comprends pas l’acharnement stupide que mettent certains aujourd’hui à nier la réalité des chambres à gaz. Nient-ils qu’on ait constamment fusillé dans les camps ? Qu’on ait constamment pendu ? Que dans tous les Revier on ait régulièrement tué ? Les SS n’avaient pas cette stupidité. Ils n’ont jamais nié le fait.
Entreprenant la tâche grandiose de la solution finale, la SS s’est trouvée confrontée à deux problèmes : comment tuer en quantité et vite ? Comment se débarrasser des cadavres ? Elle a résolu le premier par les chambres à gaz. Elle n’a jamais trouvé de bonne solution pour le second. La chambre à gaz répond au problème posé par le nombre et par le temps. Rien de plus. Je ne vois pas que cette mort soit d’une autre qualité, d’une autre nature que la mort par la faim, par l’épuisement sous les coups, par la corde ou par piqûre. Femmes et enfants sont non moins morts et bien morts par ces morts-là. Au nom de quoi les charniers de squelettes — qui furent des squelettes vivants — que toutes les photos des agences de presse ont diffusés de par la planète seraient-ils moins horribles que l’entassement des corps asphyxiés ? Dans votre déraison, soutenez que Buchenwald, Dachau, Dora, Mauthausen n’ont pas existé, mais à quoi vous sert donc de prétendre que les chambres à gaz n’ont pas fonctionné ? Soutenez que ni les juifs ni les tziganes ne sont morts. Trouvez-les. Rendez-les à leurs familles. Car enfin, c’est bien cela qui est décisif : qu’ils soient morts ! Qu’importe la technique de leur mort.
Sans cette grande quantité de morts, Auschwitz serait incompréhensible. Ce qui domine Auschwitz, ce qui façonne la vie à Auschwitz, c’est la richesse. Cette richesse est proportionnelle au grand nombre de cadavres. Quand on nous arrêtait, on nous dépouillait. Nous entrions en prison sans rien. Lorsque la SS raflait les juifs, elle leur expliquait qu’ils allaient dans des réserves ; qu’il était dans leur intérêt d’emporter tout ce qu’ils pouvaient emporter de leurs biens. Et ils le faisaient. Et l’or, et les devises, et les bijoux, et les vêtements s’entassaient à Birkenau. L’Effektenkammer devient le « Canada ». La corruption devient la loi.
Le mécanisme est simple. Les richesses entassées sont propriété de l’État. Elles n’appartiennent pas aux SS pris individuellement. La rapine SS est vol de biens d’État. Lourdement punissable. Ce sont les détenus qui dépouillent les cadavres, vident les wagons, classent les biens ; qui les enregistrent ; qui en ont la gestion. Pour voler, le SS doit passer par le détenu. Il doit se compromettre avec le détenu. Il doit payer le silence du détenu. Le Sonderkommando des chambres à gaz et le kommando « Canada » sont dans l’opulence. Ils ont des livres sterling. Des dollars. De l’or. Des bijoux. Mais ils sont services intérieurs. Ce sont les kommandos extérieurs qui, sur les chantiers, ont le contact avec les civils. Mais les kommandos sont sous le pouvoir des kapos. Les kapos appartiennent à la caste dominante. Les civils ont la nourriture. La bouffe. La très grande bouffe. Mais ils n’ont ni dollars, ni or ni bijoux. Le SS trafique avec le Sonderkommando et « Canada ». « Canada » et Sonderkommando trafiquent avec les kapos. Les kapos trafiquent avec les civils. Kielar vous livre dans le minutieux détail ce fantastique marché. Cette fortune exige des morts. Des morts toujours plus nombreux. Des convois. Encore des convois. Des entassements de juifs tués. Kielar dit aussi l’amertume grandissante lorsque l’arrêt des transports provoque la pénurie. Les SS deviennent enragés. « Organisieren » est le terme magique de la langue concentrationnaire. Sur toute l’étendue des camps. Mais à cette échelle, Auschwitz est unique.
Auschwitz est aussi unique par la sélection. Encore une fois, les chambres à gaz sont la technologie de la destruction de masse. En dehors de la vaste zone d’Auschwitz, les SS ne les ont implantées — comme à Ravensbrück — que lorsque le tournant de la guerre leur a fait envisager des exécutions massives et hâtives. Dans la zone d’Auschwitz, la sélection est permanente. À l’arrivée à Birkenau, les sélectionnés ne savent pas leur destin. À l’intérieur du camp, les détenus savent. Ce qui porte l’angoisse à sa plus haute intensité. Et puis il y a le Sonderkommando qui sait qu’il sera lui aussi anéanti. Et qui, un jour, se révolte avec des armes achetées avec les bijoux et l’or des juifs morts. Il reste aux rares survivants (j’en ai connu) des hantises, que le temps n’affaiblit pas.
Il est extraordinaire que dans le récit de Kielar, les juifs, partout présents, apparaissent peu. C’est qu’ils n’appartiennent pas à la sphère dominante. Ils sont certes dans les trafics. Ils ne sont pas dans l’exercice du pouvoir. Si les tziganes sont plus présents, c’est qu’ils ont des filles encore désirables. Et que les kapos ont des désirs. L’immense foule des camps vit en deçà de la sexualité. Dans le camp des femmes, il en est peu dont le corps ne soit pas ruiné.
Il y aurait encore beaucoup à dire. Le mieux est de lire Kielar. De le suivre en cette lente descente dans les ténèbres concentrationnaires.
Enfin la débâcle. L’Allemagne dans le désastre. Le hasard a voulu que si Kielar est du dernier kommando à occuper Porta Westphalica, j’étais de celui qui en a ouvert les portes. La liberté a été sur notre chemin dans la même région. Dans cette marée d’hommes qui déferlait sur Ludwigslust.
David Rousset