Ce chapitre a été écrit en septembre 2014. L’actualité chinoise évolue rapidement, l’analyse aussi. Je qualifiais alors la Chine d’impérialisme en constitution. Mais elle possède, à mon sens, la deuxième armée du monde – et maintenant le premier produit intérieur brut (PIB) évalué en parité de pouvoir d’achat. Elle s’affirme aujourd’hui comme la deuxième puissance mondiale – très loin certes derrière la première (les Etats-Unis), mais la deuxième quand même ! [2]
Quelles que soient les fragilités de son économie et de son système de pouvoir, la Chine est une puissance capitaliste constituée et non plus en constitution. Son rôle dans les négociations internationales grandit en conséquence, comme on l’a vu sur la question du climat avant et pendant la conférence de Lima. Si crise chinoise il y a à l’avenir, ses répercussions mondiales seront considérables ; à la mesure du statut acquis.
La montée en force de la Chine est bien l’un des facteurs les plus marquants des transformations géopolitiques en cours.
Pierre Rousset
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Par trois fois en moins de 60 ans, la Chine a bouleversé l’ordre mondial. En 1949 tout d’abord, avec la fondation de la République populaire, élargissant – à la suite de la révolution russe et de concert avec la révolution vietnamienne – la brèche dans laquelle se sont engouffrées les luttes de libération du « tiers monde ». À nouveau deux décennies plus tard, le schisme sino-soviétique débouchant sur un paroxysme de conflits interbureaucratiques et contribuant, cette fois, à porter un coup d’arrêt à la vague révolutionnaire qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, enfin, alors qu’émerge une nouvelle puissance capitaliste, postulant à jouer dans la cour des plus grands.
À chaque fois, il a fallu s’interroger sur le neuf et peser ses implications : l’histoire chinoise contemporaine n’a cessé de nous questionner, de nous forcer en particulier à reformuler nos positionnements internationalistes pour tenir compte de nouvelles configurations géopolitiques. Ce travail de réactualisation est à nouveau en cours à l’initiative, souvent, des mouvements sociaux les plus directement confrontés au « facteur Chine », à l’arrogance dominatrice de Pékin. Cela est singulièrement vrai au sein même du « monde chinois » – Hongkong, Macao et Taïwan – ainsi qu’en Asie orientale.
Une seule Chine ?
Défaites en 1949, les armées contre-révolutionnaires du Kuomintang (KMT, Guomindang) se sont repliées sur l’île de Formose (aujourd’hui Taïwan). Deux régimes se sont fait face de part et d’autre du détroit : la République populaire de Chine (RPC) et la République de Chine (RC). Par ailleurs, les empires ont préservé des confettis sur le littoral chinois : Macao (colonie portugaise) et Hongkong (colonie britannique) – bien que minuscules au regard des immensités continentales, ces enclaves joueront un rôle important dans les rapports entre Pékin et le monde.
Pékin sur le continent et Taipei à Formose ont tous deux proclamé qu’ils représentaient toute la Chine. La RPC et la RC n’ont jamais été formellement considérés comme deux États indépendants. Ainsi, jusqu’en 1971, le pays a été représenté au Conseil de sécurité de l’ONU (avec le statut envié de membre permanent) par le régime du Kuomintang ; puis ce fut le tour de la République populaire d’occuper (enfin !) ce siège, à la suite de la normalisation des relations sino-américaines.
Depuis les années 1990, le régime taïwanais ne réclame plus dans les faits la souveraineté sur la Chine continentale ; en revanche Pékin considère toujours que Taïwan constitue l’une des provinces de la République populaire. Hongkong en 1997 et Macao en 1999 ont été rétrocédés à la Chine, devenant deux Régions administratives spéciales (RAS) sans pour autant que leur structure capitaliste ne soit modifiée ; au nom du principe « un pays, deux systèmes ». Le PCC, engagé lui-même dans la « voie capitaliste », avait en fait tout intérêt à ce que ces enclaves restent intégrées au marché et à la finance mondiale.
Plusieurs décennies durant, sur le plan international, les mouvements progressistes ont généralement eux aussi considéré qu’il n’y avait qu’une seule Chine et que l’héritage des spoliations impérialistes nippo-occidentales devait – bien évidemment – être effacé par la rétrocession à la République populaire des territoires insulaires. Un doute existait cependant concernant Taïwan, mais n’était que rarement évoqué. L’île avait été colonisée par le Japon en 1895 et n’était redevenue chinoise qu’en 1945, suite à la défaite de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a littéralement été envahie en 1949 par les armées défaites du Kuomintang ; le généralissime Tchiang Kaï-chek imposant un régime de loi martiale, assurant à son clan et aux capitalistes chinois venus du continent le contrôle de l’île, interdisant l’usage des dialectes taïwanais dans les écoles… Dans quelle mesure le règne autoritaire du KMT a-t-il créé un problème d’oppression nationale et non pas seulement de déni démocratique ?
Aujourd’hui, la « politique d’une seule Chine » ne va plus de soi. En 2005, à l’occasion des mobilisations contre le sommet de l’OMC, j’avais rencontré à Hongkong les membres d’un groupe marxiste taïwanais à qui j’avais demandé s’ils étaient pour la réunification avec la Chine. Ils m’avaient répondu : « cela dépendra » – cela dépendra, au vu du contexte, de ce qui aidera au mieux à l’unité des classes ouvrières de part et d’autre du détroit ; et la réponse à cette question n’est pas donnée d’avance vu les évolutions en cours.
La situation présente à Hongkong permet de comprendre le problème. Peu avant de rétrocéder le territoire à la RPC, le gouvernement colonial britannique a introduit des réformes démocratiques. L’accord de rétrocession prévoyait que le Conseil législatif (Legco, parlement local de 60 membres) serait pour moitié élu au suffrage universel et pour moitié par 28 groupes socioprofessionnels n’accordant le droit de vote qu’à une minorité. C’est sur le mode d’élection du chef de l’exécutif – où les traités sont ambigus – que se noue la crise actuelle. Autant le PCC fait bon ménage avec le capitalisme hongkongais, autant il apprécie peu le droit citoyen d’élire ses représentants quand il n’est pas certain de contrôler le processus électoral.
En juin-juillet 2014, des centaines de milliers de personnes (sur une population d’environ 7 millions) ont voté lors d’un référendum auto-organisé pour le droit d’élire en 2017 le chef de l’Exécutif hongkongais, puis ont manifesté dans les rues, occupant le centre de la ville. Le 31 août, Pékin a décidé que les candidatures à ce poste devraient être présélectionnées par un comité de 1200 personnes – dont la majorité sera favorable au PCC. En réponse, à l’heure où cette contribution est écrite, une grève des cours est engagée par les étudiants. Ils brandissent des bannières sur le droit d’autodétermination de Hongkong et exigent, notamment, la liberté de choix des candidatures à l’Exécutif et une réforme du Conseil législatif pour qu’il ne favorise plus les milieux d’affaires [3]. Une épreuve de force sans précédent depuis 1997 est engagée sur le territoire.
Pékin incite lesdits milieux d’affaires à s’opposer aux aspirations démocratiques de la population, particulièrement vivaces dans la jeunesse. Par nature, les capitalistes hongkongais ne sont en effet pas des adeptes forcenés de la démocratie et ont, de plus, noué d’étroits liens de dépendance avec la nouvelle bourgeoisie du PCC. À terme, la question est de savoir si, au pôle opposé, une convergence de luttes émancipatrices, sociales et politiques, verra le jour entre mouvements populaires de Hongkong et de Chine continentale.
Bien que sous des formes différentes, une question similaire se pose à Taïwan. D’un côté, des réformes démocratiques ont été menées depuis 1996, débouchant sur ce que le professeur Poe Yu-ze Wan appelle une démocratie libérale inachevée [4]. De l’autre, les accords sino-taïwanais se multipliant, des liens étroits se tissent entre milieux d’affaires et dirigeants de part et d’autre du détroit. Le développement de cette « ploutocratie sino-taïwanaise » interfère de plus en plus visiblement avec la vie politique intérieure de l’île et suscite de vives réactions : en mars-avril 2014, le Mouvement Tournesol contre l’accord transdétroit sur le commerce des services [5] a touché plus de 500.000 personnes (Taïwan compte 23 millions d’habitants), des centaines d’étudiants et d’activistes ayant occupé l’Assemblée législative et l’évacuation par la police du bureau exécutif ayant provoqué de nombreux blessés.
À Hongkong comme à Taïwan, ces mouvements sont composites tant sur le plan politique que social (ce caractère composite est d’ailleurs aujourd’hui une règle plus qu’une exception dans le monde !), mais ils expriment des exigences démocratiques que la gauche radicale ne saurait ignorer. Ils montrent que les équilibres antérieurs se rompent du fait d’une ingérence croissante du pouvoir autoritaire (et capitaliste) du PCC ; ils posent en conséquence de façon nouvelle la question du droit d’autodétermination sur des territoires qui ont connu depuis des décennies une histoire différente de la Chine continentale. La situation peut devenir explosive et il importe de la suivre avec attention.
Les facteurs d’intégration du « monde chinois » sous l’égide d’un capitalisme bureaucratique autoritaire sont puissants ; mais ils provoquent des résistances sociales et démocratiques vivaces. La Chine continentale, Taïwan, Hongkong et Macao forment un « espace commun » très original, mais traversé par des tensions majeures. À la formation d’une alliance sino-taïwano-hongkongaise des possédants (encore fragile et contradictoire) doit répondre – au sein de cet espace – une alliance solidaire des peuples. Un enjeu majeur s’il en est.
Le conflit maritime en Asie orientale
Les équilibres antérieurs sont aussi rompus en Asie orientale, là où les tensions entre la Chine, ses États voisins et les USA sont vives. Dans le passé, Washington a déployé d’énormes moyens pour endiguer la vague de révolutions amorcées dans la région autour de la Seconde Guerre mondiale. Après la conquête du pouvoir par les forces maoïste en 1949, tout un réseau de bases militaires a été constitué en arc de cercle, de la Corée du Sud à la Thaïlande en passant par le Japon (Okinawa) et les Philippines. L’éclatement du conflit sino-soviétique, quand Moscou a passé un accord nucléaire avec Washington en mettant la Chine devant le fait accompli, a renforcé le syndrome de l’encerclement à Pékin.
Au fil des ans, le PCC a répondu de façon diverse à la menace d’encerclement : engagement dans la guerre de Corée (dont il n’était pas à l’initiative) en 1950-53, aide à des mouvements révolutionnaires en Asie du Sud-est, offensive diplomatique et impulsion du Mouvement des Non Alignés (conférence de Bandung, 1955) ; puis dénonciation de l’URSS comme « ennemi principal », recherche de la normalisation des rapports avec Washington (visite de Nixon à Pékin, entrée au Conseil de sécurité de l’ONU), soutien aux Khmers rouges et attaque du Vietnam (1978)… Pendant longtemps, la direction du PCC a sciemment évité d’aviver des conflits territoriaux à l’égard du Japon ou des pays riverains du Sud-est asiatique. Aujourd’hui en revanche, elle mène en mer de Chine du Sud une politique très agressive et promeut un nationalisme de grande puissance tant sur le plan économique que militaire [6].
La politique régionale et internationale de Pékin n’a jamais été univoque ou exempte de contradictions et ce bref rappel résume mal une histoire complexe ; mais chaque grand tournant en ce domaine correspond à une transformation en Chine même du PC et du pouvoir : l’achèvement de la contre-révolution bureaucratique au tournant des années 70 (à la suite de la « Révolution culturelle ») ; la constitution d’une nouvelle bourgeoisie bureaucratique aux ambitions impérialistes aujourd’hui.
On assiste à l’exportation massive de capital – fait nouveau, marqueur de l’émergence d’un nouveau capitalisme chinois très conquérant – et à l’explosion des relations commerciales. Pékin crée une double dépendance dans des pays de la région : par l’importance pour leurs économies du marché chinois et par la croissance de ses investissements chez bon nombre de ses voisins. Ainsi, le PCC n’hésite plus à contourner le régime nord-coréen pour renforcer directement ses relations avec la Corée du Sud.
Pékin fait miroiter l’offre d’une pax sinica qui viendrait sanctionner ces rapports de dépendance économique – mais se heurte aussi à des résistances sociales et nationales croissantes là où les populations sont victime du dumping commercial ou d’un commerce transfrontalier inégalitaire (Thaïlande…), sont menacées par de gigantesques travaux d’infrastructures tels des barrages géants (projet avorté au Vietnam, suspendu en Birmanie…), subissent des conditions de travail trop éprouvantes dans des entreprises chinoises (Vietnam…) ou sont chassé de leurs terres acquises par la Chine (Philippines…).
L’implosion de l’URSS et la fin de la période dite de guerre froide entre blocs ont rendu la situation géopolitique de l’Asie orientale très instable, avec de multiples « points chauds ». Pékin cherche à s’imposer sur le plan diplomatique comme un acteur incontournable. C’était évidemment le cas pour la péninsule coréenne ; la Chine est maintenant aussi présente en Afghanistan.
Cette politique régional tous azimuts a aussi un volet militaire et territorial très agressif qui illustre à quel point la pax sinica serait inégalitaire. Pour nourrir un nationalisme de puissance qui remplit le vide idéologique laissé par la crise du maoïsme, pour donner une légitimité au régime, pour s’approprier les richesses marines, mais aussi pour garantir l’accès de sa flotte à l’océan Pacifique et aux détroits du Sud-est asiatique, Pékin a déclaré sien la quasi-totalité de la mer de Chine (une appellation évidemment rejetée par les autres pays riverains). Il s’accorde des droits qui ne s’appliquent en principe qu’à une mer intérieure et non pas à un axe international de navigation. Il impose de fait ses revendications en construisant diverses structures militaires sur des archipels inhabités, des ilots, des rochers et des récifs revendiqués ou possédés par d’autres États de la région – il invite ses ressortissants à pêcher partout sous la protection de ses gardes-côtes et engage des recherches pétrolières avec l’installation d’une plateforme de forage au large du Vietnam.
Contre le Vietnam, la Malaisie, Brunei et les Philippines, Taïwan et le Japon, Pékin prend possession ou exige l’entièreté des îles Paracel et Spratleys, de l’atoll de Scarborough, des iles Senkaku/Diaoyu et étends ses eaux territoriales au point de ne laisser aux autres pays du Sud-est asiatique qu’une portion fort congrue. Des points de friction militaire se sont constitués à l’ouest avec le Vietnam et à l’est avec le Japon. Si dans le premier cas, des incidents très violents se sont produits, c’est dans le second qu’une escalade « contrôlée » fait monter très haut les enchères depuis que Tokyo (une provocation) a « nationalisé » en septembre 2012 les Senkaku/Diaoyu.
Aucune puissance ne veut aujourd’hui d’une guerre en Asie orientale, mais de provocation en contre-provocation, des dérapages ne peuvent être exclus. Or, nous sommes dans la région la plus nucléarisée de la planète où – comme l’illustre la crise coréenne – se trouvent nez à nez la Chine, la Russie, les États-Unis et le Japon. Les nationalismes xénophobes se nourrissent les uns les autres alors que trois des quatre plus importantes flottes militaires du monde sont ici à la manœuvre ! Les États-Unis n’ont de cesse d’annoncer leur grand retour asiatique et la droite nippone veut se libérer des clauses pacifistes de sa Constitution : malgré l’opposition d’une majorité de la population, le cabinet du Premier ministre Abe a adopté une nouvelle « interprétation » de cette Constitution qui doit faciliter la participation de son armée à des opérations extérieures… [7]
Dans le passé, les internationalistes avaient pour position la défense de la République populaire face à l’encerclement impérialiste. Ils visaient aussi à affaiblir l’alliance contre-révolutionnaire Washington-Tokyo : un objectif qui garde évidemment son actualité, impliquant notamment le soutien aux mouvements populaires d’Okinawa contre les bases militaires US implantées sur leur sol ; le combat contre le militarisme nippon ou le déploiement de la VII flotte états-unienne. Mais le contexte a profondément changé.
Au Loong Yu rappelle dans sa contribution à ce numéro des Cahiers de l’émancipation qu’il a commencé sa vie militante à Hongkong en s’engageant pour des raisons nationalistes d’abord, puis internationalistes, dans la « défense des Diaoyu » chinoises. Il explique qu’aujourd’hui Chinois et Japonais doivent s’opposer de concert à la prétention de l’un ou l’autre de leurs gouvernements à affirmer sa souveraineté sur de lointains îlots inhabités – qui doivent appartenir aux poissons et aux petits pêcheurs de la région.
La mer de Chine est devenue une zone de grandes tensions. Les mouvements pacifistes ne se contentent pas de demander sa démilitarisation ; ils réfléchissent aussi à des alternatives aux logiques de puissances, à une conception de la sécurité pensée du point de vue des peuples. Ils proposent notamment une gestion commune des espaces maritimes contestés à même de les préserver sur le plan écologique et à assurer libre accès des pêcheurs de Taïwan, Okinawa… [8] Au fond, il s’agit d’inverser le processus assez récent d’extension des frontières terrestres au domaine maritime (une dynamique qui conduit inévitablement à la multiplication des conflits de souveraineté) pour qu’il (re)devienne un « commun » grâce à l’action d’une alliance régionale antimilitariste.
Un impérialisme en constitution
La Chine n’est pas un « pays émergent », mais une puissance émergée. Elle n’est pas un « sous-impérialisme » assurant l’ordre dans sa région, mais un impérialisme « en constitution ». La nouvelle bourgeoisie chinoise vise à jouer dans la cour des plus grands. Le succès de son entreprise est loin d’être assuré, mais cette ambition commande sa politique internationale, économique comme militaire.
Les nouvelles « puissances émergentes » sont souvent regroupées sous l’acronyme de BRICS ; à savoir le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud [9].
Ces États tentent effectivement de faire bloc dans l’arène internationale, en organisant des « sommets », le 5e à Durban (Afrique du Sud) en 2013, le suivant en 2014 à Fortaleza (Brésil). Ils créent une banque internationale de développement sous leur contrôle. Ils s’engagent dans la compétition avec les impérialismes traditionnels pour l’accès aux richesses, en particulier sur le continent africain. Le bilan de cette entreprise s’avère pour l’heure bien médiocre, mais reste la tentation de formuler une « analyse critique commune » des BRICS afin, notamment, renforcer la capacité de « résistance Sud-Sud et de solidarité » populaires, en opposant les « brics-d’en bas » aux « BRICS d’en haut » [10].
Patrick Bond, militant influant dans le mouvement altermondialiste et universitaire engagé sud-africain [11], développe son analyse dans un récent article de Pambazuka [12]. Si pour les soutiens « les plus radicaux » du bloc des BRICS, il aurait un « potentiel anti-impérialiste », il y a « des dangers bien plus importants » : voir ces États jouer « le rôle de ‘sous-impérialismes’, contribuant au maintien du régime néolibéral ». L’analyse de Bond est nuancée et il différentie la situation des divers pays concernés, évoquant même la possibilité d’en voir certains être partie prenante de conflits « interimpérialiste » comme la Russie le tente en Ukraine/Crimée. Mais il en revient quand même à l’utilisation du concept de sous-impérialisme pour l’ensemble des composantes du « bloc » – la Chine incluse.
Comme le note Bond, la notion d’États sous-impérialistes remonte à loin : invoqué en 1965 par Ruy Mauro Marini pour décrire le rôle de la dictature brésilienne dans l’hémisphère occidental et « appliqué de façon répétée durant les années 1970 ». C’est là que le bât commence à blesser. Des « sous-impérialismes » existent bel et bien aujourd’hui encore, mais les conditions d’émergence de la puissance chinoise sont tellement différentes des États dont on parlait alors qu’il est douteux que le même terme permette de comprendre cette spécificité.
L’actuel régime chinois a certes contribué à étendre (massivement !) la sphère d’accumulation du capital international, il s’est intégré à la mondialisation et à la financiarisation économique, il a légitimé l’ordre dominant en adhérant à l’OMC combattue par tous les mouvements sociaux progressistes, il a fourni aux transnationales une main d’œuvre sans droit et corvéable à merci (les migrants de l’intérieur) – toutes choses qui font partie du rôle traditionnellement assigné aux sous-impérialismes. Ce faisant, la Chine aurait pu redevenir un pays dominé comme les autres, sous la coupe des puissances impérialistes traditionnelles. Cette possibilité était perceptible au tournant des années 2000, mais la direction du PCC et le nouveau capitalisme bureaucratique chinois en ont décidé autrement. Ils avaient la capacité de le faire grâce à l’héritage de la révolution maoïste : les liens de dépendance vis-à-vis de l’impérialisme avaient été rompus, ce qui n’est vrai d’aucun autre membre du BRICS à part la Russie – et à la différence de cette dernière, le parti au pouvoir a su piloter en continuité le processus de transition capitaliste, bouleversant profondément la structure de classe du pays [13].
Ce n’est pas pour dire que les autres États plus ou moins qualifiés de sous-impérialismes (du Brésil à l’Arabie saoudite, de l’Afrique du Sud à Israël) ne sont que des pions dans les mains de Washington. Mais la logique dans laquelle la politique internationale de Pékin s’inscrit est qualitativement différente. Quand le Brésil envoie des troupes en Haïti, ou l’Inde au Sri Lanka, ils jouent leur rôle de gendarmes régionaux de l’ordre mondial. En Asie orientale, la Chine a engagé un bras de fer avec le Japon – ce qui n’est pas du tout la même chose – et lance ce faisant un défi aux États-Unis : déjà membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et détentrice officielle de l’arme nucléaire, elle postule à un plein statut de puissance.
Pour servir ses ambitions nouvelles, Pékin bénéficie d’une base économique bien supérieure à celle de la Russie qui dépend plus exclusivement de ses capacités militaires. La place de la Chine dans l’économie globale a cru de façon rapide, impressionnante. Jusqu’où ira cette montée puissance ? Pour Bruno Jetin, il reste en ce domaine beaucoup d’incertitudes [14].
En termes absolus, la Chine possède depuis 2010 le deuxième produit intérieur brut du monde, derrière celui des États-Unis, mais devant ceux du Japon ou de l’Allemagne. Si les tendances actuelles se prolongeaient, elle pourrait sur ce plan prendre la première place dans quelques années, selon le FMI du moins.
La Chine représente aussi le second marché, l’un des principaux prêteurs et le premier « atelier » dans le monde ; une position que la concurrence d’autres pays asiatiques à très bas coût de main-d’œuvre ne peut pas aisément entamer, car le pays possède aussi nombre d’avantages extra-salariaux. Il est plus difficile d’estimer la montée en gamme de l’économie chinoise dans le domaine de l’innovation technologique. Du fait, encore une fois, de sa position d’indépendance, vis-à-vis des impérialismes traditionnels, le régime peut négocier d’importants transferts technologiques, mais n’a pas encore fait un bond en avant en matière d’innovations autochtones. Une limite que la direction du PCC se donne pour objectif de surmonter (y compris via l’acquisition d’entreprises occidentales).
Affirmant son poids sur un nouveau terrain, la Chine est pour la première fois intervenue en tant que « gendarme international » de la concurrence, bloquant un rapprochement multinational (en l’occurrence européen) dans lequel aucune de ses propres entreprises n’était directement concernée : le mariage entre les leaders mondiaux du transport maritime Maersk (danois), MSC (italo-suisse) et CMA-CGM (français), qui avait pourtant déjà été approuvé par Bruxelles et Washington [15]. Le choix du secteur – le transport maritime – pour cette intervention surprise ne tient pas du hasard : la Chine est le premier exportateur de la planète.
La question demeure : est-ce que le « modèle chinois » de développement capitaliste est durable ? Il n’est pas sûr qu’il puisse résister à l’explosion de bulles spéculatives (en particulier dans l’immobilier) et à une crise sociale majeure ; à une nouvelle récession mondiale, à l’éclatement d’un conflit en Asie orientale ou à des tensions aiguës avec le capital chinois transnational. Il a donné naissance à une formation sociale particulièrement inégalitaire, similaire à des pays d’Amérique latine et éloignée de celles des pays occidentaux – encore que les États-Unis sont aussi très inégalitaires et que certains pays européens sont en voie de « tiers-mondisation ». La corruption gangrène le pays au point de mettre en cause la mise en œuvre des orientations économiques. De plus en plus de familles très fortunées – y compris appartenant aux hautes sphères du régime – se lancent dans la spéculation et utilisent les paradis fiscaux pour échapper aux contrôles officiels. La cohérence du « capitalisme bureaucratique » est sous pression avec la montée des capitalistes privés ; elle aussi minée de l’intérieur par l’individualisme des « princes rouges », enfants de dignitaires. Or, c’est ce noyau central de l’actuelle classe dominante qui pilote le projet stratégique de constitution du nouvel impérialisme, qui lui donne sa force ; s’il éclate, comment la reconversion se réalisera-t-elle ?
La pérennité des ambitions impérialistes chinoises sera soumise au test des crises à venir.
Pour l’heure cependant, la politique économique internationale chinoise n’a pas comme seul but d’engranger des profits : elle vise aussi à assurer les bases d’une superpuissance. En terme de matières premières, la Chine manque ou va manquer de presque tout ; elle achète massivement des terres agricoles ou minières (pétrole, gaz, métaux rares…) dans le monde entier et prend le contrôle de multinationales [16] ; elle s’assure une main mise directe sur la production en trustant le management de ses entreprises, mais aussi en exportant de la main d’œuvre chinoise (Afrique…) ou en recrutant de façon privilégiée des nationaux parlant le chinois (Vietnam…). Corrélativement, elle cherche à sécuriser les voies de communication intercontinentales en achetant des ports [17] ou des aéroports, en investissant dans la marine marchande et en déployant progressivement sa flotte militaire à l’occasion, notamment, d’opérations contre la piraterie en haute mer. Pour la première fois, à l’été 2014, la Chine a participé au plus grand exercice militaire mondial : les manœuvres navales du RIMPAC qui réunissent sur invitation états-unienne les pays riverains du Pacifique.
Achats de dettes souveraines ou d’établissements bancaires, diversification de ses réserves de change, création de banques de compensation en yuans à Londres, Francfort après Singapour – et prochainement Paris… la Chine renforce sa position dans la finance internationale, après avoir fait très bon usage de Hongkong à cette fin. En octobre 2013, le yuan chinois a supplanté l’euro comme deuxième devise dans le financement du commerce international alors même qu’il n’est pas encore complètement convertible [18].
Certes, pour l’ensemble des transactions financières internationales, le yuan n’est toujours que la septième monnaie dans le monde (loin derrière l’euro) et la suprématie du dollar n’est pas prête d’être remise en cause, mais Pékin peut bénéficier des inquiétudes provoquées par la façon dont les États-Unis exigent un droit de regard sur les comptes en dollars dans le monde entier et imposent leur loi hors de leurs frontières sur toute transaction commerciale libellée dans leur monnaie, comme l’illustre l’affaire BNP Paribas, littéralement placée sous contrôle [19].
La Chine gagne aussi en galon sur un autre secteur dominé par les impérialismes traditionnels. Selon le dernier rapport du Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, la Chine se classe parmi les cinq plus grands exportateurs d’armes, un « top 5 » qui n’avait compté que les États-Unis et des Européens [20]. Avec 6 % des ventes, elle se place en quatrième place tout juste derrière l’Allemagne (7%), dépassant la France (5%) et le Royaume uni (4%) qui glisse à la sixième place [21].
Si (si !) la constitution du nouvel impérialisme chinois se poursuit, sans crise majeure de régime, elle s’accompagnera d’une montée des tensions géopolitiques.
L’Asie orientale n’est certes pas la seule région du monde marquée par l’instabilité et une montée des conflits armés – le Moyen-Orient reste de ce point de vue la région de loin la plus « chaude » ! Mais c’est en Asie que le face-à-face entre toutes les grandes puissances s’avère le plus direct.
Pierre Rousset