Ces derniers temps, les recueils de lettres de poilus, tombés au combat ou pas, se multiplient. Des collections entières de livres extrêmement volumineux -agrémentés de documentaires sur support électronique- sont vendues pour quelques euros comme suppléments des quotidiens.
Susciter l’émotion
Des fois, ces bouquins sont même intéressants, surtout s’il s’agit de traductions ou réimpressions d’ouvrages parus dans les années 1960 et 1970, une époque où avait fleuri une importante production marxiste. Cependant, publiés aujourd’hui en rafales, ces livres semblent correspondre bien plus à une mode induite qu’à un réel besoin de connaissance.
La plupart des textes publiés ces derniers temps sont clairement pré-confectionnés ou traduits à la va vite et n’apportent rien de nouveau. On vise à susciter l’émotion. On publie des lettres écrites dans des circonstances terribles ; on ne cache pas, parce qu’on ne peut pas la cacher, l’angoisse de pauvres garçons envoyés mourir sans qu’ils sachent pourquoi.
Evidemment, presque tout-le-monde passe comme chat sur braises sur la répression féroce, les « fusillés pour l’exemple » ou encore sur l’abandon à leur sort des prisonniers, notamment par la confiscation des paquets envoyés par les familles et qui visait à dissuader ceux qui envisageraient de se rendre à l’ennemi.
Et si on magnifie les mythiques premières fraternisations de l’hiver 1914, on passe sous silence l’insubordination massive des troupes françaises en mai 1917 et la signification des désertions de masse des troupes italiennes à Caporetto, en automne de la même année au même moment de la révolution d’octobre. Mais surtout, on ne trouve aucune contribution qui permette de comprendre pourquoi une guerre que tous les chefs d’Etat disaient ne pas vouloir était devenue inévitable.
Une comparaison inquiétante
On fait peu de cas de la manière dont, dans chaque pays, on a préparé la guerre en trompant la population et, là où ils n’avaient pas été supprimés, les parlements, en l’imposant comme une fatalité à laquelle il eut été impossible d’échapper. On ne dit pas non plus que, partout, la guerre a été menée avec le même cynisme, le même mépris à l’égard de ses propres soldats, cynisme et mépris annonciateurs de beaucoup d’aspects du fascisme à venir.
La thèse de fond, qui vise à absoudre tous les belligérants, est encore plus inquiétante. En effet, encourage des comparaisons avec l’actuelle crise de l’Union européenne tout en essayant de tranquilliser car, nous dit-on, le danger de perdre le contrôle de conflits locaux comme cela se produisit en 1914 n’est pas actuel puisque, à l’époque « n’existaient pas les puissantes institutions supranationales qui permettent aujourd’hui de définir les objectifs de l’action, de favoriser la médiation et trouver des remèdes aux conflits ». Il suffit de penser aux dégâts permanents dont ont hérité les Balkans, l’Iraq ou l’Afghanistan après l’intervention de ces « puissantes institutions supranationales » pour se rendre compte de l’ineptie de telles affirmations.
Silence, on partage !
En plus de provoquer la saturation –un livre en supplément chaque semaine avec son quotidien préféré- cette avalanche de publications fait l’impasse pratiquement totale sur l’opposition à la guerre. Nombreux sont ces livres dont l’index analytique ne comporte pas les noms de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, voire celui de Lénine, si ce n’est pour ce dernier, pour le présenter comme une calamité qui se serait abattue sur la Russie.
A plus forte raison, le silence est de mise sur le partage du butin colonial, sur la lutte féroce pour le partage du monde combattue dans l’Afrique allemande du Sud-Ouest, l’actuelle Namibie, dans le protectorat du Tanganyika, au Congo belge, au Moyen Orient, dans le Pacifique ou en Chine. On tait tout simplement l’explication première de la guerre !
En Italie, on passe également sous silence le contenu du pacte de Londres qui fixait les conditions du ralliement de l’Italie du côté de l’Entente en 1915 malgré l’horreur de la guerre des tranchées qui faisait rage sur le front occidental. Ces documents, secrets à l’époque, avaient pourtant été rendus publics par les bolcheviques avec tous les autres documents de la diplomatie secrète tsariste
Quel bilan à gauche ?
Ce qui fait le plus défaut durant cette première phase des célébrations est la réflexion de la part de la gauche sur les raisons de la retentissante faillite de la deuxième Internationale. Cette dernière n’avait cessé, jusqu’à quelques jours avant le début du conflit, d’affirmer solennellement son intention de s’opposer à la guerre, y compris par la grève générale avant de voter, le 4 août 1914, les crédits de guerre.
En Italie, seule Sinistra anticapitalista a organisé une série de débats sur la question pour reconstituer cette expérience qui aboutit alors à isoler les rares socialistes internationalistes et à permettre par la suite l’agression contre la révolution russe menée par toutes les puissances européennes.
Antonio Moscato (ancien titulaire de la chaire d’histoire contemporaine de l’université de Lecce)