Les vingt conclusions du rapport sur les tortures menées par la CIA
La présidente de la commission du Sénat américain chargée du renseignement, Dianne Feinstein (démocrate), a présenté, mardi 9 décembre, les vingt conclusions de l’enquête parlementaire sur les méthodes d’interrogatoire assimilées à de la torture pratiquées par la CIA dans les premières années de la « guerre contre le terrorisme », après les attentats du 11-Septembre.
Vingt points qui ressemblent à vingt actes d’accusation :
1- Les méthodes d’interrogatoire renforcées n’ont pas été efficaces pour obtenir des renseignements ou la coopération des détenus.
2- Les arguments utilisés par la CIA pour justifier le recours à ces méthodes d’interrogatoire ont reposé sur des déclarations fausses concernant leur efficacité.
3- Les interrogatoires des détenus ont été brutaux et pires que la présentation qui en a été faite aux responsables politiques.
4- Les conditions de détention des détenus ont été plus sévères que ce que la CIA en a dit aux responsables politiques.
5- La CIA a fourni de manière répétée des informations inexactes au ministère de la justice, empêchant une évaluation juridique correcte du programme d’interrogatoires renforcés.
6- La CIA a agi de manière répétée pour contrarier ou empêcher une supervision de son programme par le Congrès.
7- La CIA a empêché la supervision de son programme par la Maison Blanche.
8- Le programme de la CIA a compliqué et parfois même contrarié les missions de sécurité nationale d’autres agences de l’exécutif (dont le FBI).
9- La CIA a empêché la supervision de son programme par le bureau de l’inspecteur général.
10- La CIA a organisé des « fuites » à la presse d’informations classifiées, en particulier d’informations erronées à propos de l’efficacité de ce programme d’interrogatoires renforcés.
11- La CIA n’était pas prête à remplir cette mission de détention et d’interrogatoires plus de six mois après en avoir reçu le pouvoir.
12- La CIA a géré son programme de manière insatisfaisante (nomination de responsables sans expérience ou accusés de violences dans des missions précédentes).
13- La CIA a externalisé à deux psychologues extérieurs à l’agence la conception de son programme, comme elle a externalisé massivement des opérations qui lui étaient rattachées.
14- La CIA a eu recours à des techniques d’interrogatoire qui n’avaient pas été approuvées par le ministère de la justice ni par la direction de l’agence.
15- La CIA n’a pas tenu à jour le compte des détenus interrogés, a retenu des personnes qui légalement ne pouvaient l’être, et présenté une comptabilité des interrogatoires erronée.
16- La CIA s’est montrée incapable de faire une évaluation correcte de l’efficacité de son programme.
17- La CIA a rarement sanctionné les personnes responsables de comportements inappropriés, de violations sérieuses de ses propres politiques.
18- La CIA a minoré ou ignoré les critiques internes soulevées par son programme.
19- La CIA a été contrainte de mettre un terme à son programme en 2006 à la suite de « fuites » non autorisées dans la presse, d’une coopération réduite des pays tiers et de préoccupations d’ordre légales.
20- Ce programme d’interrogatoires renforcés a abîmé l’image des Etats-Unis et s’est traduit par un coût élevé (300 millions de dollars en dehors des frais de personnels), mais aussi par une dégradation des relations avec d’autres pays.
Le résumé d’environ 500 pages du rapport, expurgés des informations les plus sensibles, est disponible dans son intégralité (en anglais).
Gilles Paris (Washington, correspondant)
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr | 09.12.2014 à 20h24 • Mis à jour le 10.12.2014 à 08h07.
Les Etats-Unis face à « une ère sombre » de leur histoire après le rapport sur la CIA
Comment d’une nation traumatisée par un acte terroriste, les Etats-Unis ont sombré dans la paranoïa et frôlé la barbarie au nom de leur sécurité ? Depuis la décision de l’administration Obama, en 2009, de mettre fin à certaines pratiques de la CIA dans son traitement des terroristes présumés, l’opinion publique américaine ne pouvait ignorer les dérives de l’agence de renseignement. Elle a pris conscience de l’ampleur de ses violences, mardi 9 décembre, avec la publication du rapport sénatorial sur la torture employée dans le cadre des investigations des hommes de Langley dans la foulée du 11 Septembre.
Une action contraire aux valeurs du pays
Les Etats-Unis n’ont d’autre choix que de faire face à la réalité d’une « ère sombre » de leur histoire, selon l’expression utilisée dans une tribune de CNN, pour que cela ne se reproduise plus. Tel est, en substance, le message des éditoriaux de plusieurs médias américains. « Aussi épouvantables que soient les révélations de ce document, sa publication est un événement positif et rassurant », plaide ainsi News & Observer. La population doit prendre conscience de la distorsion de ses valeurs au nom de la sécurité nationale. « Ce qui est arrivé est une honte pour notre pays (…). Les Etats-Unis sont attachés à la la justice et prêts à reconnaître et apprendre des moments où ils se conduisent de manière contraire à leur histoire et leurs idéaux. »
Un pas vers une rédemption nationale
Dans les colonnes du Washington Post, Ruth Marcus souligne : « Cet épisode sordide a appelé à la responsabilité nationale. Les nations, comme des individus, ne peuvent pas dépasser leurs traumatismes si elles n’examinent pas leur comportement. » En entachant les principes nationaux, la CIA permet aussi au pays de prendre la mesure d’un comportement collectif. « Se confronter aux démons du passé est le premier pas vers une rédemption nationale », affirme de son côté David Ignatius. Et, poursuit-il, il serait presque malhonnête de blâmer l’agence, sorte d’électron libre dans le système. Les ordres sont donnés par des individus haut-placés, qui ne veulent juste pas connaître les « détails sordides » de leur application.
Une condamnation rétrospective
The Chicago Tribune estime pour sa part que les citoyens américains ont évolué sur ce qu’ils jugent tolérables dans la quête de renseignements et qu’ils découvrent jour après jour la nature des « efforts frénétiques entrepris [par les autorités] pour les protéger ». Si aujourd’hui la condamnation des pratiques de la CIA semble unanime, « si d’aventure une autre attaque de la même intensité que le 11 Septembre se produisait, il y a fort à parier que la réponse des Etats-Unis ne serait pas aussi propre que prévue ». Car, selon le quotidien illinois, tout est une question de tempo : « On serait alors dans le règne de l’immédiat, plus dans celui du recul. »
Après le rapport, quelles responsabilités ?
Pour le Miami Herald et The New York Times, ce rapport relève surtout un point essentiel : celui de la responsabilité. « Les Américains ne sont pas naïfs. C’est l’essence même de la CIA de mener ce travail clandestin, avec sa part de vilaines choses, dans l’intérêt du pays. Mais elle doit rendre des comptes à quelqu’un dans la voie hiérarchique, qu’importe l’administration au pouvoir », estime le quotidien de Floride.
Même son de cloche pour le NYT. L’impunité de l’agence et des autorités est choquante : « Le rapport soulève de nouveau, de manière accrue, la question de savoir pourquoi personne n’a jamais été tenu responsable de ces crimes – ni les hauts fonctionnaires qui les ont validé, ni les officiels de niveau inférieur qui les ont commis, ni encore ceux qui les ont dissimulés, y compris en détruisant les preuves vidéo par exemple ou en essayant de bloquer l’enquête du Sénat sur ces actes. »
Et le journal de plaider pour que, non pas par justice, mais par décence, George Tenet – à la tête de l’agence sous l’administration Bush – rende au moins la médaille de la liberté que lui avait alors remise le président républicain.
* Le Monde.fr | 10.12.2014 à 03h22 • Mis à jour le 10.12.2014 à 13h02.