Gilles Cayatte, Christophe Nick et John-Paul Lepers proposent ce soir sur France 2 [1] le documentaire Immigration et délinquance, composé de deux parties – « L’enquête qui dérange » et « La fabrique du préjugé ». « L’enquête journalistique s’est muée peu à peu en enquête scientifique », a dit au Monde le second nommé, qui évoque aussi « un film de réarmement ».
S’agissant de déconstruire les lieux communs médiatiques et politiques associant désormais immigration et criminalité sans plus d’argumentation, il fallait effectivement mobiliser le temps long de l’étude et les armes des chercheurs. Consultant scientifique des réalisateurs, le sociologue Laurent Muchielli explique comment le discours sécuritaire a généralisé les amalgames et les idées fausses, devant lesquels presque tous les acteurs ont capitulé.
Regards. Avez-vous été associé dès le départ à la réalisation du documentaire ?
Laurent Mucchielli. J’ai été contacté assez tôt par Christophe Nick et Gilles Caillatte, qui voulaient m’associer au projet parce qu’ils avaient repéré mes travaux sur le sujet. Nous ne sommes pas non plus très nombreux à travailler sur ce terrain, et à montrer que ce très vieil argument de la rhétorique d’extrême droite, associant immigration et délinquance, s’est considérablement banalisé ces dernières années, alors qu’il peut être aisément contesté et déconstruit en étudiant objectivement les faits.
En quoi a consisté votre contribution ? Christophe Nick a parlé des corrélations statistiques qui sont au centre de la problématique…
Ils ont accompli l’essentiel du travail, à partir de leur idée de départ consistant à rapprocher, dans plusieurs villes de France – Caen, Montbéliard, La Roche-sur-Yon, Aubervilliers, etc. –, le poids de la population immigrée et le niveau de délinquance mesuré par les données policières. Ces dernières sont les seules produites par l’administration portant sur l’ensemble du territoire, tandis que les données alternatives que nous fabriquons dans le cadre de la recherche sont plus locales.
« Aucun de ceux qui disent que la délinquance est essentiellement le fait des étrangers ne s’est donné la peine de vérifier »
Sur le plan méthodologique, effectuer ce rapprochement entre statistiques de la délinquance et population étrangère suffit-il à déconstruire les amalgames entre l’une et l’autre ?
Non, bien sûr : c’est un des éléments d’argumentation et de preuve. Il en faut d’autres. Mais ce qui est étonnant, et que le film a le grand mérite de souligner, est qu’aucun de ceux qui ne cessent de dire que la délinquance est essentiellement le fait des étrangers ne s’est donné la peine de vérifier cette prétendue causalité et de travailler réellement cette question. C’est logique, puisqu’il s’agit d’affirmations et de représentations qui ne peuvent être étayées. Il y a d’autres arguments que j’ai essayé d’apporter dans le film, dont la deuxième partie fait appel à des psychosociologues pour comprendre comment se construisent des représentations qui peuvent devenir xénophobes ou racistes – ce dès le plus jeune âge chez les enfants.
Cette forme du documentaire ou du reportage télévisé peut-elle faire entendre le message issu de vos recherches ? Est-elle nécessaire pour casser la configuration actuelle du débat ?
Je pense même qu’elle est absolument fondamentale. Avec beaucoup de mes collègues, nous sommes quasiment inaudibles dans le débat public. Il faut à chaque fois faire de gros efforts de diffusion, de valorisation et de communication pour espérer que nos travaux de recherche fassent l’objet d’un petit article ici ou là. Le débat public actuel est structuré par la télévision, particulièrement les chaînes d’information continue, autour du pur événementiel. Cela conduit, dans notre domaine, à nous solliciter pour commenter des faits-divers. Or face à un fait-divers, nous n’avons rien à dire – d’ailleurs personne n’a rien à dire, en réalité : quand en pareil cas on est appelé le matin, le niveau d’information de chacun se limite aux douze lignes de la dépêche AFP. Mais il faut immédiatement des images, des commentaires, des « experts »… Malheureusement, beaucoup se prêtent à ce jeu.
« De nombreuses batailles intellectuelles et politiques ont été perdues par la gauche face à la droite sur le thème de l’insécurité »
C’est un jeu perdu d’avance, dans ces conditions ?
On est piégé par la façon dont fonctionne l’information à la télévision ou sur Internet, dans un temps extrêmement court et avec un niveau d’information terriblement léger. Inversement, quand nous publions un rapport d’information fouillé, quand nous organisons un colloque, il n’y a presque personne pour s’y intéresser. Alors, quand une équipe se mobilise et s’empare de nos travaux pour élaborer un documentaire, c’est formidable. Quel que soit le domaine, d’ailleurs : il y a en France un excellent potentiel de connaissance et d’expertise publique, mais qui est totalement méconnu, mésestimé et sous-employé.
Au-delà de ce fonctionnement de l’information dans l’immédiateté, n’y a-t-il pas d’autres facteurs qui expliquent la surdité médiatique et politique envers une approche rationnelle de ces questions ?
Il y a évidemment, depuis une quinzaine d’années, ce que de nombreux intellectuels et associations ont qualifié de lepénisation des esprits. Beaucoup de pseudo-évidences actuelles ne sont jamais discutées, et c’est catastrophique. De nombreuses batailles intellectuelles et politiques ont été perdues par la gauche face à la droite sur le thème de l’insécurité. Auparavant, les clivages obligeaient à argumenter. À partir de la fin des années 90, on a assisté à ce que l’on pourrait qualifier d’uniformisation des discours, avec l’adoption par la gauche d’une position très défensive qui a conduit celle-ci à adopter quasiment les mêmes discours que la droite, par peur de se voir reprocher son laxisme ou son angélisme. Le discours sécuritaire a charrié des idées qui n’ont plus été soumises à discussion, dont la relation supposée entre immigration et délinquance. Tant que la forme n’est pas trop outrancière, ce qui de temps à autre réveille les condamnations, ces idées se propagent sans résistance, très au-delà du Front national. Et elles se trouvent en quelque sorte validées par le silence des autres.
« J’avoue ne pas comprendre pourquoi les élus de gauche continuent à s’aligner, à plus forte raison sur un terrain où ils sont battus d’avance »
Vous parlez de batailles perdues. Qu’est-ce qui peut conduire à en remporter d’autres à l’avenir ? Est-ce seulement possible ?
Je le pense que c’est tout à fait possible, à condition de renverser l’argument du pseudo-bon sens et du pseudo-terrain. C’est ce qu’il faut attendre de la part des intellectuels, des élus et de tous ceux qui peuvent s’exprimer dans le débat public : ils doivent se placer au niveau du terrain pour expliquer comment se fabriquent les phénomènes de délinquance dans la vie quotidienne. On dispose de tous les éléments pour y parvenir. On peut, par exemple, parfaitement établir quels enchevêtrements de problèmes familiaux, d’exclusion scolaire, de dynamique délinquante dans un quartier conduisent à la délinquance des jeunes, et comprendre que la question du pays d’origine des parents ou des grands-parents n’est pas fondamentalement le problème. Tous les éléments sont à disposition, faciles à exposer de manière claire et forte : j’avoue ne pas comprendre pourquoi les élus de gauche ne s’en saisissent pas et continuent à s’aligner, à plus forte raison sur un terrain où ils sont battus d’avance.
Ne faudrait-il pas démonter la construction médiatique de la délinquance, avant même d’aborder la façon dont elle se produit dans la réalité ?
Faute de temps pour travailler, on est voué à rester à la surface des choses. Comme, par exemple, lorsque l’on observe que, dans une cellule de garde à vue du commissariat d’une grande ville, sept personnes sur dix ne sont pas « blanches », pour conclure qu’il y a un lien entre immigration et délinquance. Ça ne va pas plus loin, alors qu’il y a toute une série d’objections à émettre. Il y a ainsi des types de délinquance – comme celle des élites : politique, financière, économique, etc. – qui ne sont pas ou peu concernées par les gardes à vue, les jugements en comparution immédiate et l’emprisonnement. On va retrouver en garde à vue la « clientèle de l’institution » : ceux qui font l’objet de plus de contrôles, les pauvres, les gens qui vivent dans la rue, etc. Ces facteurs ne sont jamais abordés.
Entretien par Jérôme Latta