« On vit et meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères. » Guy Debord ne décrit pas le sort général de l’humanité. Cette existence opaque n’est pas non plus celle de l’écrivain lui-même, bien qu’il fut amateur de secret. C’est la « survie » de tout un chacun, en des temps où les images tiennent lieu de réalité et où les médias remplacent la mémoire. La « société du spectacle », dont Guy Debord a entamé l’analyse dès les années 60, est en effet sans dehors : son être, c’est l’apparence et sa vérité, le mensonge.
Toutes les confusions s’y entretiennent : l’Etat ne s’y distingue plus de la Mafia, la vie est confondue avec la marchandise, le passé est réécrit au gré du moment présent. La falsification étant générale, opposer encore le vrai au faux, ou bien le réel au semblant, paraît une coutume ancienne, conservée çà et là, mais sans influence sur les marchés ni les états-majors. « Elle est devenue ingouvernable, cette terre gâtée où les nouvelles souffrances se déguisent sous le nom des anciens plaisirs ; et où les gens ont si peur... Ils se réveillent effarés et ils cherchent en tâtonnant la vie. »
Ce fut aussi son cas, semble-t-il. Sa biographie visible se réduit presque à ses textes et ses films. Né en 1931, Guy Debord fut l’un des fondateurs, et le principal animateur, de l’Internationale situationniste, groupe qui a rassemblé, de 1957 au début des années 70, quelques dizaines de membres, répartis dans plusieurs pays d’Europe, en Amérique et en Afrique du Nord. Renouant avec la volonté de subversion radicale qui animait les surréalistes à leurs débuts, les membres de ce mouvement voulaient créer des « situations », indissociablement esthétiques et politiques, capables de perturber l’ordre actuel _ considéré à la fois d’un point de vue marchand, moral, intellectuel et social. L’ordre capitaliste était visé, mais aussi les sociétés prétendument socialistes.
Le groupe se réclamait de la dialectique de Hegel, des écrits du jeune Marx et des théoriciens anarchistes. Il éditait une revue, qui devint célèbre pour ses « détournements » de bandes dessinées (Zorro ou Mandrake, héros du concept) autant que par ses textes théoriques. Y collaborèrent notamment Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati, René Viénet. Debord était directeur. Parmi les questions qui importaient aux situationnistes : « Qui est complice de la médiocrité présente, qui s’y oppose, qui tente une conciliation ? » (nº 8, janvier 1963). Dans ce « bulletin central » (dont la collection complète fut rééditée en 1975, en un fort volume, aux éditions Champ Libre) prirent forme les analyses de Guy Debord. Avec la Société du spectacle, son premier livre, publié chez Buchet-Chastel à la fin de 1967, il leur donna une tournure impeccable.
Cet ouvrage bref est parfait en son genre. Mais quel genre ? Voilà qui est moins simple à saisir. S’y combinent l’absence totale de concession et la volonté, devenue rarissime, de proposer une analyse globale. La Société du spectacle se présente en effet comme « une critique totale du monde existant, c’est-à-dire de tous les aspects du capitalisme moderne et de son système général d’illusions ». Ce ne fut pas un hasard si ce démontage de la société de consommation fit sentir quelques-uns de ses effets, au printemps 68, de l’Odéon à Berkeley. Les situationnistes étaient dans l’ensemble mieux armés pour comprendre ce qui se passait que les marxistes-léninistes. Ce livre est pourtant autre chose qu’un manuel éphémère de la contestation globale. Sa facture est celle d’un classique.
UN STYLISTE DU PESSIMISME
Sa « perfection » tient-elle au fait qu’il a vu un trait essentiel de son temps avec assez de lucidité pour anticiper le développement de toute l’époque ? Debord a perçu, avec l’idée de spectacle, une dimension essentielle de notre pseudo-civilisation. Devenus aujourd’hui massifs, les traits de cette « déréalisation » du monde demeuraient encore relativement discrets en 1967. Consommer des images _ de télévision, de vacance, de bonheur... _, ne plus distinguer la copie du modèle, accorder même à la reproduction plus de prix qu’à l’original étaient encore des comportements épars. Qui douterait de leur omniprésence aujourd’hui ?
Réédité en 1974 par les éditions Champ libre, puis en 1987 par Gérard Lebovici, et enfin en 1992 par Gallimard, la Société du spectacle, en un quart de siècle, semble avoir pris bien peu de rides. La théorie n’a pas été démentie par les faits. Au contraire : la tyrannie douce des images et l’asservissement volontaire général ont largement progressé. Il est vrai, diront les méchantes langues, que de tels constats sont si généraux qu’aucune contradiction venue de l’expérience ne les menace. La rigueur affichée des affirmations de Debord ne serait-elle qu’un effet de surface ?
L’engouement « spectaculaire » dont ses thèses ont fait l’objet ne tient pas seulement à leur pertinence historique. Son écriture a largement contribué au sentiment de sa perfection. Debord était aussi, et peut-être avant tout, un styliste du pessimisme. L’ouvrage de 1967, son prolongement en 1988 (Commentaires sur la société du spectacle), le fragment « autobiographique » intitulé Panégyrique (1989) ont en commun une prose au drapé classique, évoquant Pascal ou le cardinal de Retz. Ce fin poli de phrases froides évidemment séduit. Il peut aussi provoquer une trompeuse impression de clarté : « Toutes les révolutions entrent dans l’Histoire, et l’Histoire n’en regorge point ; les fleuves des révolutions retournent d’où ils étaient sortis, pour couler encore. »
En dénonçant le « désastreux naufrage » de notre monde, en incitant avec constance à la désillusion, Guy Debord, par ses livres comme par ses films, a tenté de maintenir le sens de la révolte dans cette fin de siècle. Il savait bien que c’était un geste à l’issue incertaine. Qu’on vît en lui un héros de guerres à venir ou un fat mystificateur n’avait à ses yeux guère d’importance. Un de ses films s’intitule Réfutation de tous les jugements tant élogieux qu’hostiles.
Roger-Pol Droit