TEMOIGNAGE DE DAVID ROUSSET
J’étais à l’époque membre du Bureau politique du Parti ouvrier internationaliste, le PCI, section Française de la Quatrième Internationale. C’est à ce titre que je me trouvais au mois d’août 1936 au Maroc. Ma tâche consistait à organiser une section française au Maroc et une section marocaine de la IVe Internationale dans le cadre du P0I. J’étais pour cela en rapport avec le Comité d’Action marocaine qui représentait le mouvement nationaliste marocain et qui, à l’époque, était encore un mouvement unifié.
Les principaux personnages avec lesquels je me suis trouvé en relation à ce moment-là émient Al Fassi, qui participait à toutes les discussions intervenant toujours en arabe, et Mohamed Hassan Ouazzani.
C’est surtout avec Ouazzani et Omar Abjelil que nous avons eu des discussions et les décisions ont d’ail leurs été prises en dehors de moi dans des réunions de section plénière.
Me trouvant à Fez au mois d’août 1936, j’ai eu sur la question de la guerre civile en Espagne, une perspective nouvelle, autrement dit, je me suis rendu compte que si on organisait un soulèvement militaire du Rif espagnol, on prenait Franco dans une tenaille, et que, en second lieu, on créait une situation très difficile dans les troupes marocaines de Franco. En conséquence, l’objet de mon séjour au Maroc s’est modifié en ce sens que, aux principaux objectifs du départ, j’ai ajouté celui- là et négocié avec le Comité d’Action Marocaine, la possibilité d’une intervention militaire en Espagne.
La difficulté pour moi, c’était mon manque de relations direct avec l’Espagne et notamment avec Barcelone. Parce que lorsque j’ai quitté Paris, ce problème ne se posait pas et donc, nous n’en avions pas discuté dans la direction parisienne. Jean Rous était, à ce moment-là, à Barcelone, et il était, comme il va sans dire, en étroite liaison avec le POUM. Mais fallait-il encore atteindre Jean Rous ? Or au même moment il y avait à Barcelone Robert Louzon qui était en relation avec Jean Rous. Ce dernier, par ailleurs, était en relation avec la CNT et la FAI.
A Barcelone, il s’est posé aussi le problème du Maroc espagnol, mais il n’avait pas de relation avec le Maroc, et c’est à ce moment-là que Rous lui a suggéré de venir me voir à Fez.
Si bien que, un jour au mois d’août, j’ai vu arriver à Fez Robert Louzon. Je l’ai mis en rapport avec les Marocains et nous avons donc eu une très longue négociation avec les membres du Comité d’Action. Bien entendu, beaucoup de problèmes étaient posés : d’abord politiques, ensuite de sécurité, de prudence, du côté, notamment, des Marocains qui craignaient évidemment de tomber sous le coup de la répression. Ils étaient déjà en partie légaux, en partie illégaux, dans la zone française, dans l’éventualité d’une lutte militaire ouverte dans le Rif.
Finalement ces négociations, qui ont duré pratiquement tout le mois d’août, ont abouti à un premier accord : les Marocains ont décidé qu’ils sépareraient diplomatiquement et réellement, dans une certaine mesure, la zone française du Maroc et la zone espagnole, autrement dit, que l’opération militaire envisagée ne contaminerait pas la zone française, qu’ils la cantonneraient dans la zone espagnole et ils ont désigné Ouazzani et Abjelil pour m’accompagner à Barcelone.
A ce moment-là, Robert Louzon nous a quittés et est rentré en France et j’ai gagné l’Espagne avec les deux leaders marocains.
Nous sommes arrivés à Barcelone. Mon seul contact, à Barcelone, c’était le POUM. Donc avec mes deux leaders marocains, nous sommes rentrés en contact, par l’intermédiaire de Jean Rous, avec la direction du POUM qui nous a accueillis. Mais en réalité le POUM à ce moment-là, à Barcelone, ne représentait pas l’élément décisif. L’élément décisif c’était le Comité central des Milices qui était dominé par la CNT et la FAI. Si bien que, pour que les négociations aboutissent, il fallait qu’elles soient menées avec le Comité central des Milices. Ce dernier, informé de notre présence et de nos objectifs, est venu nous rendre visite au POUM. Comme toujours à ce moment-là les opérations se faisaient de façon singulière, c’est-à-dire qu’un jour est arrivé en face de la porte de l’immeuble du POUM un groupe armé, et qu’alors il y a eu des entretiens un peu curieux entre les Poumistes, la CNT et la FAl et nous, nous sommes passé armes et biens du côté de la CNT et de la FAI. Nous avons été reçu par la direction du Comité central des Milices. Je ne me souviens pas des noms, en tout cas c’étaient les dirigeants du Comité Centrai des Milices.
On nous adonné une villa à Barcelone, où, pendant tout le mois de septembre, les négociations se sont poursuivies. Je jouais là le rôle d’un conseiller de la Délégation marocaine, c’est-à-dire que, bien entendu, je me suis effacé politiquement derrière la Délégation marocaine. Autrement dit, le POI ne jouait pas de rôle dans une affaire pareille, c’était une négociation diplomatique entre les représentants marocains qualifiés du Comité d’Action et les représentants qualifiés du Comité central des Milices. Mais à titre de conseiller, j’ai participé à la rédaction des pièces fondamentales qui ont constitué ultérieurement le projet de traité d’indépendance.
Les Marocains ont posé le principe suivant : nous sommes prêts, ont-ils dit, à opérer un soulèvement militaire dans la zone espagnole, dans le Rif, mais nous ne le ferons qu’à une condition expresse : c’est que l’on nous reconnaisse l’indépendance. Mais le projet de traité a suivi les grandes lignes du traité franco-syrien qui avait été signé à l’époque. C’est- à-dire donc un texte qui, tout en reconnaissant l’indépendance, maintenait des liens très étroits entre l’ancienne métropole et l’ancienne colonie. A la fin du mois de septembre, les termes ont été fixés définitivement. Le Comité central des Milices a approuvé le projet et alors nous sommes passés à un second stade.
Le projeta été soumis à toutes les délégations, sans exception, des partis catalans. Tous les partis catalans ont approuvé le projet de traité d’indépendance, même le Parti communiste, tous sans exception. Et alors on est passé à un troisième stade : c’est-à-dire au niveau du gouvernement de la Generalitat, et le gouvernement de la Generalitat a approuvé le texte du traité qui est devenu donc un traité officiel entre la Délégation marocaine et le gouvernement de la Generalitat. Il y a eu une cérémonie, avec passation des signatures, photos, films, etc. Donc ça a été quelque chose de tout à fait officiel. Les relations étaient déjà prises avec les tribus marocaines du Rif. La question de l’argent et des armes avait été réglée, et pratiquement (ce n’est pas une vue optimiste, c’est une vue toute-à-fait réelle des choses) les opérations militaires auraient pu assez rapidement commencer.
Toutefois la Generaiitat n’avait pas pouvoir pour décider à la place de la République espagnole. Alors on est passé au quatrième stade : c’est-à-dire à la négociation directement avec le gouvernement de Madrid. Alors là, j’ai été écarté des négociations. Il est clair que les Espagnols ne tenaient pas du tout à voir un trotskyste français se mêler de trop près aux choses : il n’avaient pas pu l’éviter au niveau de Barcelone où les problèmes se posaient dans des termes un peu différents, mais ils ne tenaient pas à ce que cela continue trop longtemps. Si bien que Ouazzani et Abjelil sont ailés seuls à Madrid, et que je n’ai donc pas pu participer du tout aux conversations. Je rapporte en conséquence ce qu’ils m’ont dit. Ils se sont trouvés en face de Largo Caballero qui avait été, bien entendu, soumis à une pression très forte du côté de Paris et du côté de Londres. Paris et Londres qui avaient été informés — comment ? je ne le sais pas ! mais c’est bien naturel et inévitable — de ce projet et y étaient absolument hostiles. Pour Paris, ça ce comprend, car du côté du gouvernement de Léon Blum, on se demandait ce qui allait se passer si jamais cela aboutissait à une indépendance du Rif. En conséquence, le gouvernement espagnol a expliqué à la délégation arabe, à la délégation marocaine, qu’il ne pouvait pas contresigner le traité de Barcelone, mais qu’il était prêt à donner de l’argent et des armes pour que les opérations se fassent. Là, nous nous heurtons à un comportement qui est celui des délégués marocains. Si j’avais été là, je dois dire que j’aurais conseillé de passer outre et d’accepter les moyens d’action, ça n’a pas été le cas. Ils se sont comportés comme une délégation qui représente un mouvement bourgeois, et qui ne veut pas entreprendre des opérations si elle n’a pas la garantie politique exigée. Ils ont expliqué au gouvernement espagnol qu’ils n’étaient pas des agents du deuxième Bureau [les services secrets] ! qu’ils étaient prêts et qu’il était tout à fait possible d’entreprendre rapidement les opérations, mais à une seule condition, celle du traité de Barcelone, qui était d’ailleurs encore une fois, un traité du type du traité franco-syrien.
La rupture s’est réalisée à ce moment-là. Ils sont revenus à Barcelone où ils m’ont rejoint et nous sommes rentrés en France. Eux-mêmes ont rencontré, peu après leur retour à Paris, Léon Blum, avec lequel ils ont donc eu un entretien très poussé. J’ignore le contenu de cet entretien. Ensuite ils ont gagné la zone française du Maroc.
Et voilà toute l’histoire de cette négociation avec le Comité central des Milices.
David Rousset, Paris, 1939 et après
Tel quel, ce récit date d’après-guerre, mais David Rousset avait déjà retranscrit son témoignage en 1939 dans deux articles publiés par la Lutte ouvrière, hebdomadaire du POI, n°112 (10 mars) et 115 (7 avril). Pour préserver leur sécurité, le nom des personnes qu’il nomme ici n’avait alors pas été donné.