En Chine, la fête nationale est l’événement le plus important après celui du Nouvel An. Le 1er octobre est chaque année l’occasion de célébrer la création de la Chine populaire, la libération de la classe ouvrière et des paysans de l’oppression. On y rappelle aussi les principes fondamentaux de la nouvelle république, notamment la construction du socialisme.
Toutes ces affirmations traditionnelles sont aujourd’hui remises en cause. Elles gênent les Chinois et le Parti communiste lui-même, qui ne savent plus trop quel sens donner à ce jour de fête. La politique menée aujourd’hui par le Parti contredit en effet assez clairement l’histoire officielle et les principes de base du régime.
Après vingt ans de privatisations accélérées, plus de la moitié du produit national provient des entreprises privées ; les ouvriers et les paysans occupent le bas de l’échelle sociale et leur statut dans l’entreprise est marqué par la précarité. L’avant-garde de la classe ouvrière qu’est censé constituer le Parti communiste est discréditée par la corruption, devenant, selon le mot de certains Chinois, une « avant-garde de la corruption ».
Dans ces conditions, la fête nationale et ses traditions mettent en lumière le conflit entre l’histoire du régime et les réalités d’aujourd’hui. En septembre dernier, l’Assemblée populaire a voté une loi sur les faillites. Selon des sources officielles, la fermeture est déjà programmée de plusieurs dizaines de milliers d’entreprises d’Etat, grandes et moyennes. Il en résultera dans les mois à venir un accroissement du chômage. En même temps, le pays se prépare à ouvrir dès le 1er janvier 2007 son marché financier et ses circuits bancaires aux capitaux étrangers.
Un tel écart entre les grandes références historiques et la conduite actuelle des affaires est à peu près irréductible. La situation n’est pas sans danger, comme on voit avec le développement, ces dernières années, d’une nostalgie pour l’époque où Mao Zedong était au pouvoir.
Cette nostalgie constitue désormais une force de contestation à la fois politique et sociale, avec laquelle il faut compter. C’est ainsi que le nouveau courant maoïste est parvenu à suspendre, au mois de mars, l’examen par l’Assemblée nationale du projet de loi sur la propriété qui vise à protéger la propriété privée. Le 1er octobre lui offre donc l’occasion d’un regain de combativité. Le gouvernement chinois interdit la publication de reportages, de livres ou de mémoires sur les péripéties de cette époque. Si bien que nombre de jeunes méconnaissent l’histoire réelle de leur pays depuis 1949, les drames de la période du Grand Bond en avant et les innombrables tragédies personnelles ou familiales du temps de la révolution culturelle. Cette ignorance explique une certaine sympathie dans la population pour ce courant quelque peu anachronique. La précarité de la vie d’aujourd’hui contribue d’ailleurs à effacer ou atténuer les souvenirs douloureux.
L’HISTOIRE « GRANDIOSE » DU PARTI
Les Chinois savent bien qu’à la suite du mouvement démocratique de 1989, le mois d’avril ouvre une période délicate où les démocrates réclament une réappréciation des événements et la libération des détenus politiques. Ce moment sensible s’étend désormais jusqu’au mois d’octobre, par-delà le 1er juillet, date anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois, date qui, elle aussi, autorise un rappel des bases idéologiques du régime au regard des pratiques actuelles. Dans ce contexte, alors même que s’approfondit la réforme économique , les autorités intensifient la propagande marxiste et renforcent le contrôle sur la presse et le système d’éducation.
D’où des contradictions qui, par-delà les dirigeants, touchent des dizaines de millions de personnes : les officiels chargés de la propagande, les journalistes, les enseignants - de l’école primaire à l’université - doivent toujours dispenser aux citoyens la pensée marxiste-léniniste ainsi que la pensée de Mao Zedong et enseigner l’histoire « grandiose » du parti. Ils se réfèrent toujours au matérialisme historique, qui annonce la venue inévitable du communisme à l’issue de la phase socialiste et de l’effondrement du capitalisme, frappé par des crises successives.
Mais il leur faut aussi faire l’éloge du régime présent, ce qui n’est pas sans susciter malaise, voire angoisse, devant les contre-vérités qu’il leur faut prononcer pour concilier l’inconciliable. Certains y perdent le moral ou glissent dans la dissidence. Quant aux jeunes, tenus d’apprendre et d’entendre les dogmes officiels, quel peut être leur sentiment lorsque, comme souvent, leurs parents ont perdu leur emploi ou travaillent dans des conditions difficiles au bénéfice d’entrepreneurs privés ?
Ces hypocrisies détériorent le climat social et favorisent une culture du mensonge et le cynisme politique. La fête nationale devient ainsi une fête absurde. Cela traduit une crise profonde d’identité nationale de la Chine populaire et du Parti communiste chinois ainsi qu’une crise d’identité individuelle de ses membres.