Afriques en lutte : Bonjour Bruno Jaffré. Vous êtes un des spécialistes de Thomas Sankara et votre site [2] est une référence pour tous ceux et celles qui sont intéressés par le Che africain Thomas Sankara. Pouvez-vous nous parler de la genèse de votre excellent site et vos rapports avec le pays des hommes intègres ?
Bruno Jaffré – Le site a été créé, en 2005, par un jeune burkinabè, qui a préféré tout ce temps demeurer dans l’anonymat en se faisant appeler M. X. Je l’avais repéré et l’idée de créer un site me travaillait. Il avait mis d’un coup beaucoup d’articles en ligne, mais n’était pas régulier et surtout je pensais qu’il fallait mettre les discours en ligne. Il se trouve qu’au moment où j’allais me lancer, courant 2003, il a lui-même mis les premiers discours disponibles en ligne – Je lui ai proposé de travailler avec lui et il a accepté tout de suite. De nombreuses personnes ont un moment ou un autre apporté leur collaboration [3]. Je m’aperçois au passage que la liste n’est pas à jour. Aujourd’hui il prend de l’importance, les gens parlent du site officiel, ce qui n’est pas le cas. Nous avons dû reconstituer, tout récemment, une équipe de trois informaticiens qui vont s’atteler à régler tous les problèmes et ils sont nombreux qui vont améliorer grandement son ergonomie, sa vitesse et la navigation en son sein.
Ce site contient de nombreux documents, videos, discours, témoignages, photos, mais aussi de nombreux articles d’analyse. Une importante section du site est consacrée à la présentation d’artistes qui s’inspirent de Thomas Sankara. C’est aussi le site qui abrite la pétition que l’on peut signer en ligne [4].
AEL : Que ressentez-vous après la fin du règne de Compaoré, l’homme qui a assassiné Thomas Sankara et tué la révolution de 1983 ?
Une grande joie, une certaine excitation, mais aussi un grand soulagement car j’ai eu très peur. Plusieurs de mes amis étaient dans l’action. Ils seraient sans doute morts si l’armée avait tiré. Des moments comme celui-ci se jouent à peu de chose.
AEL : Le peuple Burkinabè a obtenu le départ de Compaoré qui a voulu après 27 ans de règne continuer à diriger le pays des hommes intègres. La jeunesse africaine refuse désormais de mourir de soif, de faim et de misère et n’accepte plus la mascarade démocratique. Est-ce un signe envoyé aux autres dictateurs du continent africain ?
Bien évidemment. Blaise Compaoré semblait, pour ceux qui ne connaissent pas ce pays, un des plus solides, d’autant plus qu’il était soutenu par la communauté internationale. Cette jeunesse a non seulement montré une grande énergie, un grand courage mais aussi une grande clairvoyance dans les moments les plus décisifs.
AEL : Sankara nous a légué ses idées car « on peut tuer les hommes, mais on ne peut pas tuer ses idées ». La jeunesse africaine s’est approprié le message de Thomas, de Dakar à Bobo Dioulasso, d’Abidjan à Djibouti. La jeunesse africaine représente-elle l’avenir « démocratique » de ce continent ?
Au Burkina, je ne connais pas le chiffre exact mais la population dont l’âge est inférieur à 25 dépasse les 50%. C’est dire son importance. Par ailleurs, compte tenu, d’une certaine forme de survie, elle n’a aussi pas grand-chose à perdre. On lisait souvent sur facebook, des jeunes affirmant qu’ils étaient prêts à mourir. Quand on voit les images de ce qui s’est passé la matin autour de l’assemblée nationale, effectivement cette foule pour l’essentiel composé de jeunes s’est avancé les mains en l’air au devant des forces de l’ordre qui ont finalement reculé.
Mais plus généralement, il existe désormais en ville, où se décide la vie politique du pays, une jeunesse éduquée et politisée, engagée, aguerrie aux luttes notamment les étudiants. Au Burkina, elle s’est largement imprégnée des idéaux de Thomas Sankara. Depuis plusieurs années, de nombreuses projections ont lieu à travers tout le pays des films sur Sankara. J’ai moi-même assisté, une projection, organisée par l’association ciné droit libre en plein air à Po, une ville au sud de Ouagadougou où sont stationnés les commandos. Il y avait près de 1000, près de 5 heures de film, suivis de débat. Un moment extraordinaire qui se répète régulièrement tous les ans, puisqu’il s’agit de projection décentralisée du festival ciné droit libre.
AEL : Le combat que vous menez « Justice pour Sankara, Justice pour l’Afrique » continue. Blaise Compaoré devra t-il un jour répondre de ce crime ? Ne craignez-vous pas qu’il ait une retraite dorée dans les institutions en récompense de ses bons services ?
Il doit être jugé dans les meilleures conditions possibles sans pour autant attendre trop longtemps. Il doit être mis en détention quelque part et pourquoi pas dans son pays ? Dans l’attente de l’organisation de procès. Dans son pays, d’abord, pour l’assassinat de Thomas Sankara, et une enquête indépendante doit être ouverte pour en connaitre dès maintenant les circonstance,mais aussi de tous les crimes commis dans le pays, crimes de sang et crimes économiques. Devant une juridiction internationale, pour son implication dans les guerres du Liberia, de Sierra Leone, de Côte d’Ivoire, pour les dizaines de milliers de morts, et les centaines de milliers de victimes, de viols, d’amputations, de torture, ou d’enrôlement de force comme enfants soldats. Malheureusement la France l’a protégé et organisé son exfiltration au risque de dégrader encore plus l’image de la politique française aux yeux des peuples d’Afrique. C’est une honte pour un criminel de cette envergure. Blaise Compaoré doit à la France, qui a contribué à forger une image d’homme de paix, et la France doit à Blaise Compaoré, pour être le digne successeur, pilier de la Françafrique [5] d’Houphouët Boigny. Quelques témoignages sont venus appuyer la thèse de l’hypothèse d’une implication de la France dans l’assassinat de Thomas Sankara. C’est la raison pour laquelle, à notre demande, des députés du Front de gauche et EELV ont demandé l’ouverture d’une enquête parlementaire. Elle n’a malheureuse ment toujours pas été mise à l’ordre du jour.
AEL : Afriques en lutte a posé parmi ses objectifs la vérité sur la mort de Sankara. Pouvons-nous converger ensemble vers la victoire finale en associant notre lutte pour la vérité, pour le peuple burkinabè, pour l’Afrique et les amis de l’Afrique.
Bien entendu il faut se rassembler. La lutte pour la justice va être ardue, difficile, longue, Blaise Compaoré est en quelque sorte un « agent de l’impérialisme », pour employer un terme familier de vos lecteurs, et il est aujourd’hui protégé par l’impérialisme et ses agents locaux.
Propos recueillis par Moulzo