Claude Otzenberger - Avant de nous interroger sur la possibilité pour l’humanité de créer une société sans violence j’aimerais savoir si dans l’esprit du concept de « situation extrême » de Bruno Bettelheim, les rapports de violence étaient différents, modifiés dans cette société d’intégrale violence que fut le camp de concentration ?
David Rousset - La société concentrationnaire était à la fois une société séparée de la société ordinaire mais surgie de la crise violente de cette société ordinaire et elle portait en elle-même les stigmates de cette violence. Autrement dit, toutes les relations de violence étaient, si je puis dire, dénudées dans le camp de concentration. Le seul fait par exemple que la question de vivre ou de mourir était posée à tous les moments et à tous les échelons – si vous aviez ou non votre morceau de pain, vous pouviez résister et vivre un peu plus longtemps – déchaînait des rapports de violence là où dans la société ordinaire les rapports sont institutionnalisés de façon plus rationnelle parce qu’il y a une marge de manœuvre beaucoup plus grande. Donc nous avons vécu au cœur de la violence à tous les niveaux et de toutes les façons. Même les relations de solidarité quand elles existaient dans le camp étaient souvent des relations imposées par le groupe résistant, le groupe clandestin. Lorsque ce groupe n’intervenait pas, n’agissait pas ou n’existait pas, les relations de solidarité étaient beaucoup plus aléatoires et parfois tout à fait inexistantes. À ce moment-là c’était chacun pour soi.
C’est d’ailleurs une des découvertes que l’on faisait lorsqu’on arrivait dans cette société concentrationnaire, même après un séjour en prison où la solidarité était spontanément active, quelques soient les problèmes personnels que l’on ait pu avoir dans une même cellule pour des raisons d’espace ou pour des raisons de cohabitation avec les gens qui n’étaient pas faits les uns pour les autres, même là il y avait quand même une expression de solidarité qui s’estompait ou s’effaçait complètement lorsqu’on était dans la profondeur des camps. Ajoutez à cela que cette violence organique, structurelle de la société concentrationnaire était systématiquement entretenue et aggravée par la violence SS, la violence de l’État souverain qui dominait cette société et par l’introduction en son sein de criminels de droit commun, dont beaucoup étaient des sadiques.
Enfin j’ajouterai autre chose qui est très grave, qui est très profond, c’est que dès lors que vous viviez dans cette société pendant un certain temps, malgré vos résistances, malgré le fait que vous aviez le souvenir en vous-même d’autres relations, d’autres rapports, vous étiez graduellement contaminés. C’est je crois l’expérience la plus dramatique que l’on pouvait faire dans le camp. Se sentir peu à peu entraîné à se comporter selon le modèle du camp, c’était quelque chose d’extrêmement dramatique. Il y avait une contamination intérieure, une contamination profonde, qui suscitait chez vous de la violence et souvent même de la violence gratuite, vous explosiez brusquement....
C’était la marque du déséquilibre nerveux très profond que provoquait chez vous la prolongation du séjour dans une telle société ?
Oui, et je citerai là-dessus un cas qui m’est personnel. C’était à la fin du séjour dans les camps, la veille de la libération. Nous vivions dans des conditions tout à fait abominables, même par rapport à celles que nous avions connues antérieurement. Les malades étaient nombreux, beaucoup d’entre eux étaient atteint de dysenterie. Je me souviens, je me trouvais à la porte du Revier, de la baraque en bois du Revier, c’était la nuit, et un de ces malheureux complètement famélique passa devant moi, se précipita dehors, et au lieu d’aller à droite ou à gauche, à cinq ou six mètres de là, commença à déféquer juste devant la porte. J’ai été saisi d’une violence extraordinaire, je l’ai brutalement giflé. Alors il m’a regardé, je me souviendrai toujours de ça, avec une sorte de stupéfaction, et moi-même, j’ai été aussi stupéfait, n’est-ce pas, ce sentiment... je me suis dit « mais pourquoi as-tu fait cela, comment as-tu pu faire cela ? » C’était la démonstration du point où j’en étais moi-même arrivé, où nous en étions tous arrivés.
Je me souviens, même au-delà de la libération, lorsque la SS était partie, les Américains étaient là, c’était fini, la vie pour ceux qui n’étaient pas déjà condamnés était assurée. Une première voiture a apporté du pain et je me souviendrai toujours de l’étonnement de l’officier français quand il a vu arriver une horde de gens qui se battaient avec la dernière violence pour se saisir d’une miche de pain, alors qu’il n’y avait plus de raison. C’était l’envoûtement de cette société. Je donne ces exemples tout simplement pour montrer la profondeur de la violence dans ce cas-là et sur un autre plan conceptuel, je dirais que, par exemple, vouloir dans une société de type concentrationnaire aborder le problème d’une certaine forme d’institution démocratique est une aberrance abslue. Une telle société est en deçà de toute possibilité de réalisation démocratique à quelque degré que ce soit.
Est-ce que l’on peut dire que dans une société de ce type, l’homme est réduit à sa part la plus animale ?
Je suis tout à fait hostile à cette formulation. Dans une société comme celle-là, l’homme est réduit à sa part la plus humaine. Je sais bien, on a démontré, on a établi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, que l’agressivité est propre au commun des mortels, qu’il y a une part chez nous d’un héritage biologique très ancien, et là-dessus je pense que les preuves ont été données. Mais la violence telle que nous la vivons, telle que nous la pratiquons, telle que nous la ressentons et la concevons est une création de l’homo-sapiens. C’est à partir de l’homo-sapiens qu’elle apparaît, c’est une expression de l’humanité en tant qu’humanité, en tant qu’espèce humaine, dans l’acceptation du terme que nous avons aujourd’hui, et c’est cela qui est extraordinaire.
Mais j’ajouterai que si la violence telle que nous la vivons est une expression, non pas de notre fond animal, mais de notre humanité, et croyez-moi les êtres dégénérés qui existaient dans le camp étaient des êtres humains, extraordinairement humains et probablement plus humains qu’ils ne l’étaient dans leur vie petite-bourgeoise au sein de la société « normale », en même temps vous avez la conscience que cette violence est un mal. Je ne crois pas qu’on puisse établir la moindre preuve extérieure – puisque nous ne saurons jamais, nous ne pourrons jamais pénétrer dans la conscience de l’animal, c’est un monde qui nous échappe et qui nous échappera sans doute toujours – qu’à un moment quelconque, l’animal a un jugement de valeur sur la violence qu’il pratique comme étant un mal, alors que nous savons que la violence que nous pratiquons est un mal. Et je dirais même que, dans une certaine mesure, encore que dans ce domaine il soit très difficile de prononcer les termes de progrès, il y a une sensibilisation plus grande que par le passé. Il y a des actes criminels, des actes de violence qui apparaissaient antérieurement, et il n’y a pas si longtemps que cela, quelques siècles peut-être, qui sont jugés inacceptables aujourd’hui. Et ceci est prodigieux, ce sentiment est d’autant plus extraordinaire que si nous reprenions tout le tableau du développement historique, nous sommes probablement à une période de l’histoire où la violence a atteint une ampleur et une profondeur rarement égalées dans le passé.
Il y a peu d’exemples dans le passé d’une violence aussi profonde et organisée systématiquement que celle des camps de concentration. Mais faites attention, car le progrès de notre technologie – un progrès très remarquable parce qu’il est ambivalent et qu’il peut être utilisé dans un sens ou dans un autre, cela dépend de nous – et les possibilités prochaines d’agir sur notre fond génétique, vont permettre demain des exercices de violence dont les effets sont encore incroyables et que nous ne pouvons pas imaginer. Tout dépendra de la société dans laquelle nous serons à ce moment-là.
Mais le fait capital à mon avis, le fait le plus révélateur, le plus significatif, c’est que dans la profondeur de cette violence en même temps apparaît une prise de conscience extraordinaire de cette violence comme un mal et donc la volonté de chercher à lui échapper, à la dominer, à la surmonter et à la détruire. Nous condamnons la violence, le mal que nous faisons, et nous proclamons bien haut que nous ne le faisons pas. Il y a là un ressort qu’on ne doit jamais oublier, parce que si nous n’avions pas ce sentiment, nous ne sortirions jamais du cercle de la violence.
Je ne veux pas dire pour autant que je suis de ceux qui croient qu’il suffit de prendre une conscience lucide de ces problèmes pour qu’ils soient résolus. Hélas non !