Au Burkina Faso, le lieutenant-colonel Zida, homme fort de la transition – une transition particulière dans la mesure où, au sommet du pouvoir, depuis l’accession de Blaise Compaoré au pouvoir en 1987, l’armée a toujours servi de colonne vertébrale – a affirmé ce mardi 4 novembre au roi des Mossi, le plus influent chef traditionnel du pays, qu’il souhaitait « remettre le pouvoir aux civils ». Le lundi 3 novembre, François Hollande, depuis le Canada, a demandé qu’au Burkina Faso le pouvoir soit transféré aux civils « dans les prochaines heures ». La Françafrique est toujours active. Le président Hollande, qui a peu à dire en France, a pu grâce à ses services, il y a déjà deux mois, organiser la démission de Compaoré, qui, à la différence de Hollande, régnait depuis 27 ans. Mais Hollande n’a pas hésité à affirmer – au milieu des champs d’exploitation de pétrole lourd du Canada (pour anticiper la « transition énergétique » française avec Ségolène Royal ?) – que « l’évacuation du président Blaise Compaoré puisse se faire sans drame ». Pour mettre en lumière le rôle de la France, Hollande a insisté sur deux points : 1° « saluer les peuples quand ils arrivent à maîtriser ces situations » ; 2° « faire en sorte que des élections puissent avoir lieu ».
Areva, Total, Hollande n’ont qu’une devise, comme l’a rappelé le président plus que normal : « Les constitutions doivent être respectées, les transitions doivent se faire et les élections doivent se tenir. » Autrement dit, quand une population, écrasée par 27 ans de pouvoir politico-militaire, par une pauvreté qui fait du Burkina Faso un des pays les plus pauvres au monde, descend dans la rue pour s’opposer à un changement de Constitution, pour brûler un parlement, et réclamer quelques éléments de justice sociale et démocratique, le pouvoir quasi colonial français lui rappelle ses devoirs. Cela renvoie certainement à une crainte qu’Hollande ressent : une possible explosion sociale en France, ou, autre facette d’une désagrégation de la société, une montée encore plus marquée du Front national. Ce que l’enquête publiée dans le Journal du Dimanche (2 novembre 2014), à sa façon, traduisait : 60% des personnes interrogées pensent, à droite, que Marine Le Pen est la personnalité politique qui s’oppose le plus à Hollande. A gauche, Martine Aubry est vue comme l’opposante la plus déterminée (27% des opinions), après Mélenchon (avec 41%).
Pour revenir au Burkina Faso, Washington, qui a avancé de nombreux pions dans ce pays, s’est aussi prononcé pour le « retour des civils au gouvernement », pour le départ de Compaoré. Cela fait partie d’une opération d’ensemble dans cette région en concurrence avec la France. Quant à l’Union africaine, elle n’a pas hésité à proposer des sanctions. Les chefs d’Etat de l’UA savent d’expérience que les sanctions ne frappent que leur peuple et pas du tout ceux qui sont dans les sphères dirigeants de l’armée, du pouvoir politique, de l’économie et des divers trafics.
En avril 2011, Antoine Glaser – fondateur de la Lettre du Continent et auteur récent du remarquable ouvrage AfricaFrance. Quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu (Editions Fayard, 2014, 352 pages) – constatait, suite à un soulèvement de soldats de la garde présidentielle au Burkina Faso obligeant Blaise Compaoré à quitter la capitale pour sa luxueuse résidence de Ziniaré, sa ville natale : « La contestation n’est pas nouvelle. Le président a des difficultés avec son armée au moins depuis 2006. Juste avant le sommet franco-africain de février 2007, Blaise Compaoré avait d’ailleurs demandé l’aide de la DGSE [Direction générale de la Sécurité extérieure, dépendant du ministère français de la Défense] pour analyser la situation à l’intérieur de son armée après des affrontements entre policiers et militaires, quelques mois plus tôt. » Et Glaser d’expliquer : « C’est une armée pléthorique à deux vitesses : il existe une garde républicaine largement favorisée et les soldats de base régulièrement révoltés. Au sein de la première, la contestation s’effectue surtout entre le premier cercle du président Compaoré et des sous-officiers qui n’ont aucun commandement. Ce sont souvent des soldats peu scrupuleux. De nombreux policiers et douaniers ont largement bénéficié de la contrebande avec le nord de la Côte d’Ivoire. » Et d’ajouter : « Clairement, en Afrique, le risque est fort pour que ce genre de revendications salariales puisse toucher l’ensemble de la population, avec la possibilité d’être récupéré par l’opposition. » Pauvreté, corruption. Réseaux de pouvoirs et d’influences mettant la main sur le pays étaient connus depuis longtemps.
Un régime s’appuyant sur des baïonnettes
D’ailleurs une fois Compaoré sur le départ, l’armée n’a pas hésité à réprimer le soulèvement populaire, comme le signale, le 31 octobre 2014, Amnesty International qui donne la mesure du soulèvement : « Il est essentiel que les responsables des homicides et des passages à tabac de manifestants, de journalistes et d’autres civils soient identifiés et tenus de rendre des comptes. Les autorités aux plus hauts niveaux doivent annoncer clairement et publiquement que le recours excessif à la force ne saurait être toléré », a affirmé Gaëtan Mootoo.
Des manifestants sont descendus dans la rue à Ouagadougou et dans d’autres villes du pays jeudi 30 octobre 2014 pour protester contre une tentative de modification de la Constitution de la part du président Blaise Compaoré, qui a démissionné depuis. Au pouvoir depuis longtemps, il souhaitait être autorisé à briguer un nouveau mandat.
Les forces de sécurité ont lancé des bombes lacrymogènes contre des manifestants pénétrant dans l’Assemblée nationale. Ce bâtiment, comme d’autres du gouvernement, a été pillé et brûlé.
À Bobo-Dioulasso, la deuxième ville du pays, des manifestants ont mis à sac plusieurs bâtiments, notamment la mairie et la maison du maire. Selon un témoin, qui se trouvait dans le quartier Ouaga 2000 de Ouagadougou pendant les manifestations, des hommes en uniforme kaki auraient attaqué des manifestants.
« Ils ont commencé à les frapper avec des cordes, puis ils ont tiré à balles réelles. J’ai vu trois manifestants tomber devant moi. L’un d’eux était mort. J’ai pu prendre une photo sur laquelle on voit les balles qui l’ont tué quand on lui a tiré dans la poitrine », a expliqué le témoin. »
Les ONG Suisse, un de leurs « pays préférés »
Avec le sens du devoir protestant – « se pencher sur les pauvres pour les aider » et non pas les appuyer dans leurs luttes tout en les aidant – les ONG suisses ont entretenu d’excellents rapports avec Compaoré, certaines continuant à faire fleurir, de manière anachronique, la période de Thomas Sankara renversé et tué par les militaires en 1987, lors d’un coup d’Etat qui eut l’appui du « socialiste » Mitterrand. Compaoré fut un des acteurs de cette liquidation.
Ainsi Solidar (Œuvre suisse d’entraide ouvrière – OSEO) explique, après la phrase rituelle sur « un des pays les plus pauvres au monde » (ce n’est pas le pays, c’est la population qui est pauvre, à l’exception des cliques dirigeantes) : « Le projet d’éducation multilingue s’avère porteur d’avenir : les enfants suivent des cours dans la langue locale, leur langue maternelle, et en français. Cette innovation pédagogique a été introduite dans tout le pays avec le soutien du Ministère de l’éducation. D’autres éléments du programme de Solidar au Burkina Faso comprennent le développement rural, la lutte contre la pauvreté, l’éducation scolaire des enfants et des adolescents ainsi que la démocratie et la participation. Les organisations partenaires de Solidar au Burkina Faso se chargent d’appliquer le programme, tandis que le suivi est assuré par le bureau de coordination de Solidar, à Ouagadougou, avec une équipe locale. »
Terre des Hommes développe des projets similaires : « En matière d’éducation, les partenaires de Terre des Hommes Suisse contribuent à dispenser une éducation de base aux enfants et à augmenter un taux de scolarisation encore très faible au Burkina Faso. Nos partenaires sont encouragés à développer un enseignement alternatif qui sache prendre en compte les exclus du système scolaire formel. »
Il ne s’agit pas de critiquer avec suffisance des projets. Mais il faut poser quatre questions : 1° Quelles explications sur le régime de Compaoré, qui a été au pouvoir durant 27 ans, ont été faites en Suisse, auprès de ceux à qui l’on demande 40 francs ? 2° Comment le rôle des militaires burkinabés a-t-il été décrit auprès des donateurs et donatrices en Suisse ? 3° La présence policière, militaires et autres services français – en plus des « spécialistes » des Etats-Unis – a-t-elle été éclairée ? 4° La réalité des rapports entre le gouvernement suisse (EDA) et le « monde des affaires » suisse est-elle mise en relief afin que l’on puisse mieux comprendre dans quel contexte s’inscrit l’activité des ONG helvétiques ?
Ainsi, il serait utile d’informer sur les « accords de libre-échange » (sic) entre la Suisse et le Burkina Faso. Le Switzerland Global Enterprise – qui doit permettre de faire un nouveau business – nous informe, par exemple, qu’en 2013 les exportations suisses au Burkina se sont élevées pour les machines et appareils électroniques à 2’640’596 CHF ; pour les produits agricoles (sic), forestiers et de la pêche à 1’861’827 CHF ; pour les véhicules à 771’314 ; pour les produits chimiques et produits apparentés à 686’666, etc. Par contre, les exportations du Burkina Faso vers la Suisse (sans discuter qui contrôle et tire bénéfice de cela, dans ce « pays parmi les plus pauvres du monde ») s’élevaient à 1’054’606 pour les produits agricoles, forestiers et de la pêche : dans ce seul secteur les exportations helvétiques sont supérieures de plus de 800’000 CHF aux exportations par le Burkina. Le « monde des affaires suisses » est gagnant sur tous les tableaux, avec un solde commercial massif en sa faveur. Certes, tout cela porte sur des sommes fort réduites. Mais « l’aide » au Burkina est aussi anorexique. On s’attend, dès lors, à une réflexion publique pour des ONG qui ont fait de la transparence leur dogme ; en plus des « droits de la personne humaine », cela à juste titre.
Du « palais bunker » à la résidence en Côte d’Ivoire
La France et les militaires négocient les termes de la « transition » qui doit conserver la colonne vertébrale militaire, mais assurer un camouflage civil et une cooptation d’une partie des chefs de l’opposition face à une population en colère. Compaoré a suffisamment aidé, dans un passé récent, Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire pour être assuré d’un siège confortable pour y résider. Ainsi, suite à l’arrivée à Yamoussoukro du président burkinabè déchu, le chef de l’Etat ivoirien Alassane Ouattara lui a rendu visite le mardi 4 novembre 2014. Il s’est fendu de la déclaration suivante : « Blaise Compaoré restera aussi longtemps qu’il le voudra en Côte d’Ivoire. »
Pour ce qui est de la France de Hollande, Thomas Hoffnung écrit dans Libération du 4 novembre 2014 : « Depuis l’élection de Hollande, Paris a émis de discrets signaux pour inciter Compaoré à passer la main, pressentant les troubles à venir. Début octobre, le président français a adressé un courrier à son homologue burkinabé lui offrant son soutien à une éventuelle candidature à un poste international. Restée lettre morte, cette missive qui a « fuité » dans Jeune Afrique révèle a contrario une forme d’impuissance. « La présence militaire française accrue en Afrique est le cache-misère d’une politique en déshérence sur le continent », assène Antoine Glaser. »
Pierre René-Worms écrit le 5 novembre, pour RFI, que Hollande, après avoir nié le rôle de la France dans l’exfiltration de Compaoré vers la Côte d’Ivoire, a reconnu la participation active de la France : « Pour permettre la transition, nous avons fait en sorte que le président, qui n’était plus président, puisse être évacué vers la Côte d’Ivoire », a-t-il admis. L’ex-président burkinabè a-t-il bien utilisé un hélicoptère français ? « Nous avons veillé à ce qu’il soit évacué en mettant à disposition tous les moyens qui pouvaient être utiles », a répondu François Hollande. Le président français n’en dira pas plus. Mais dans la soirée, un diplomate français a confirmé toutes les informations diffusées par le magazine Jeune Afrique. Blaise Compaoré a donc été exfiltré à sa demande par les autorités françaises. Vendredi midi, il quitte la capitale, Ouagadougou, dans un long convoi de 4×4. Direction le sud. A 50 kilomètres de la ville de Pô, l’ex-président et ses proches prennent place à bord d’un hélicoptère de l’armée française, sans doute des forces spéciales. Le groupe est ensuite déposé à l’est du Burkina, sur le petit aéroport de Fada N’Gourma. La piste permet de faire atterrir un avion qui redécolle rapidement pour rejoindre en fin de journée Yamoussoukro. A Paris, le Quai d’Orsay [Affaires étrangères du « socialiste » Fabius] indique qu’il n’y a eu « ni ingérence ni indifférence » pour gérer cette exfiltration de Blaise Compaoré. Au Burkina Faso, les détails de cette opération, révélée dans un premier temps par le président François Hollande, mécontentent fortement une partie des 3500 Français résidant dans le pays. »° Il est certes plus difficile d’exfiltrer un soulèvement populaire. Mais avec l’aide des forces de sécurité, on peut toujours le réprimer.
Rédaction A l’Encontre