De Marioupol à la Transnistrie, de nos [Mediapart] envoyés spéciaux. La carcasse calcinée d’un char et deux troncs couchés sur la chaussée bloquent la nationale M14, qui file de Rostov-sur-le-Don, en Russie, jusqu’à Odessa, 500 kilomètres plus à l’ouest. Des morceaux de verre, un bout de treillis déchiré, des fragments de métal tordus traînent sur l’asphalte. Deux miliciens de la « République populaire de Donetsk » (lire notre précédent reportage [1]) sortent de l’ombre, la kalachnikov en bandoulière. « Pas possible de passer par cette route. Vous pouvez faire le tour par les champs, mais je ne vous le conseille pas, tout est miné. » Plus à l’est, la petite station balnéaire de Novoazovsk, tenue par les séparatistes depuis la fin du mois d’août grâce à la percée effectuée par des colonnes blindées venues de Russie, reste inaccessible.
Après la « République populaire de Donetsk », le premier barrage de l’armée ukrainienne se trouve à une dizaine de kilomètres. Les soldats tentent de se protéger de la pluie sous des bâches en plastique, une tractopelle creuse des tranchées dans le champ voisin. L’officier qui commande le poste est originaire de Donetsk. Il a servi sous l’Union soviétique, aux frontières de l’Iran et de l’Afghanistan. « Les séparatistes nous bombardent tous les jours, mais les obus tombent dans la terre détrempée sans exploser », rigole-t-il. Ces quelques soldats constituent la première ligne de défense, en avant des blocs d’immeubles du grand port industriel de Marioupol. Le contrôle de ce port est devenu indispensable à l’économie ukrainienne depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, et il est tout aussi vital pour les séparatistes du Donbass s’ils veulent obtenir un accès à la mer.
Depuis l’été, Marioupol vit un quasi-encerclement. Le 9 mai, des combats violents et confus éclataient autour du siège de la police entre les séparatistes, la police, la Garde nationale ukrainienne et les volontaires du bataillon Azov. Une vingtaine de personnes y ont trouvé la mort, et la ville est restée aux mains des pro-russes. « La population a été extrêmement choquée par la violence des soldats ukrainiens. En réaction, beaucoup de gens sont allés voter lors du référendum organisé par les séparatistes le 11 mai, même s’ils ne savaient pas trop pour quoi ils votaient », explique Natalya Loskutova (lire ici notre précédent reportage à Marioupol, en mars 2014 [2]).
Cette jeune femme, qui enseigne le français à l’université de la ville, a inscrit son fils à l’école ukrainienne, bien que le russe soit la langue d’usage de la famille. Elle se sent ukrainienne, même si Marioupol a toujours été beaucoup plus orientée vers la Russie que vers Kiev. « En 23 ans d’indépendance, les nationalistes ukrainiens ont essayé de nous apprendre à haïr la Russie, mais jamais à aimer l’Ukraine », déplore-t-elle.
Le 11 mai, le jour même du référendum, les ouvriers des usines Azovstal et Ilitch sont sortis dans les rues, prenant le contrôle de la ville. Ces deux usines, qui totalisent près de 50 000 employés, appartiennent au groupe Metinvest de l’oligarque Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine. La véritable stratégie du magnat de Donetsk constitue toujours l’un des plus grands mystères du pays : on le soupçonne d’avoir financé les séparatistes tout en prêchant la paix, on lui prête un jeu trouble entre Moscou et Kiev. Quoi qu’il en soit, le 13 juin, les bataillons Azov et Dnipro-1, constitués de miliciens pro-Kiev, ainsi que la Garde nationale ukrainienne sont à nouveau intervenus, reprenant le contrôle de la ville, qui vit depuis dans une paix précaire. Régulièrement, des obus séparatistes tombent sur l’aéroport, tandis que des roquettes ukrainiennes mal ajustées frappent aussi certains quartiers de la ville.
L’usine Illitch – 27 000 salariés, 10 kilomètres de long et 300 kilomètres de voie ferrée intérieure – est parfois touchée par ces tirs à l’origine incertaine. Elle ne fonctionne plus qu’à 50 % de ses capacités. Le minerai de fer et le charbon du Donbass ne parviennent plus jusqu’à Marioupol, mais le convertisseur principal engloutit toujours des tonnes de ferraille. « Les salaires sont payés, et ils ont même été revalorisés », assure le directeur technique de l’usine, Konstantin Pismariouk. « Nous profitons de cette pause pour développer des programmes de modernisation : 10 millions de dollars vont être injectés dans la mise aux normes écologiques de l’usine. » L’économie de Marioupol risque pourtant d’être étouffée, tant par la fermeture des mines du Donbass et l’arrêt des exportations vers la Russie que par le possible blocage du port : la mer d’Azov est une nasse, que la Russie peut aisément refermer maintenant qu’elle contrôle les deux rives du détroit de Kertch.
Le bataillon Azov de sinistre réputation
« Monsieur Akhmetov peut perdre quelques millions chaque jour, pour lui, ce n’est pas très important », assure le député Nikolaï Tokarsky, directeur du quotidien local Priazovskii rabochii. L’homme se représente aux élections du 26 octobre sous les couleurs du « Bloc d’opposition », émanation de l’ancien Parti des régions du président déchu Viktor Ianoukovitch. Mais il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les « bandits séparatistes ». Il sort justement d’une réunion du « conseil de défense de la ville ». « Quelles décisions ont été prises ? – Secret militaire ! Je peux juste vous dire que nous renforçons nos trois lignes de défense, à 10 kilomètres, autour des banlieues et autour du centre… »
Malgré le fragile cessez-le-feu, la défense est la priorité absolue de la ville. Les enseignants de la faculté de langues étrangères sont convoqués à une réunion afin de répéter les consignes d’évacuation en cas de bombardement. Le professeur de défense civile, matière toujours obligatoire dans les écoles, les lycées et les universités ukrainiennes, vit sûrement les plus grandes heures de sa carrière. « Au commandement, en avant ! » La petite troupe d’enseignants indisciplinés se glisse entre les tuyaux du sous-sol en tentant d’étouffer quelques rires.
Marioupol vit depuis des semaines au rythme des rumeurs. Régulièrement, chacun pioche dans ses économies pour aller faire des stocks de sucre et de conserves dans les supermarchés. Ces jours-ci, les chauffeurs de taxi, qui se veulent toujours les mieux informés, sont catégoriques : la ville repassera sous l’autorité de la République populaire de Donetsk (DNR) « d’ici dix jours »… Certains se réjouissent ouvertement de cette incertaine perspective, d’autres s’en inquiètent, mais tout le monde vit dans la peur.
L’Azov n’est pas toujours calme. Cette mer continentale, lointaine arrière-chambre de la Méditerranée, qui ne communique avec la mer Noire que par le goulet du détroit de Kertch, peut connaître des tempêtes homériques. Aujourd’hui, la pluie s’abat en rafales sur la station balnéaire d’Urzuf, balayant les auvents fermés des échoppes à touristes. Urzuf compte 200 000 habitants durant la saison estivale, 3 000 à peine le reste du temps. Cette année, d’étranges visiteurs se sont installés dans une ancienne résidence de la famille de Viktor Ianoukovitch, le président déchu, et dans le centre de vacances qui la jouxte : la petite ville abrite le quartier général du bataillon Azov, constitué de miliciens pro-Kiev et de sinistre réputation.
Il ne sert à rien d’appuyer sur la sonnette d’entrée, l’électricité a été coupée par les vents. Les réseaux téléphoniques ont également rendu l’âme. La tête d’un soldat finit par apparaître derrière le mur d’enceinte. Quelques soldats courent entre les bâtiments en essayant d’éviter les flaques d’eau. L’un d’eux parle français. On apprendra par ses compagnons d’armes qu’il est corse. C’est dans le bataillon Azov que se concentrent beaucoup de volontaires étrangers venus se battre en Ukraine. On peut retrouver toute la galaxie de l’extrême droite européenne, de la Suède à l’Italie.
Un Français a officiellement été chargé de superviser le recrutement de ces volontaires étrangers : Gaston Besson, qui fut lui-même soldat volontaire en Croatie [3], où il vit toujours. L’écusson du bataillon est une copie conforme de celui de la 2e division SS Das Reich, et un combattant explique que le signe du N frappé d’un I signifierait « l’idée de la nation ». Certains portent aussi à l’autre bras l’insigne du Tchorni batalyon, le « bataillon noir »…
Le port de Berdyansk se trouve à l’épicentre du cyclone qui a frappé dans la nuit la mer d’Azov, et la ville offre un spectacle de désolation : des arbres se sont abattus sur les maisons, les rues sont coupées par des fils électriques qui pendent aux poteaux arrachés. Viktor Mihaïlichenko n’a jamais vu un tel cataclysme en cinquante ans de carrière. L’homme dirige la Pidnaia zoria (L’Aube du sud), le journal local, qui parvient encore à sortir deux à trois fois par semaine, publiant ses articles tant en russe qu’en ukrainien.
Les télévisions ukrainiennes ont diffusé à loisir des images de patriotiques jeunes gens s’employant à creuser des tranchées autour de Berdyansk, pour se prémunir d’une attaque russe. Viktor Mihaïlichenko sourit derrière ses épaisses lunettes : « Ce genre d’initiative relève surtout des relations publiques. Maintenant, tous les politiciens veulent prendre la pose avec une pelle dans les mains, mais ce n’est que du marketing pré-électoral. De toute façon, si les tanks russes devaient venir, ces tranchées ne serviraient pas à grand-chose. Ce n’est pas sérieux. » Les barrages dressés aux entrées de la ville ont d’ailleurs été désertés. Au large, des cargos attendent de pouvoir gagner un abri. Le port, jugé plus sûr que celui de Marioupol depuis que les combats se sont rapprochés, connaît un boum provisoire.
Ces Tatars qui ont quitté la Crimée
La ville de Berdyansk accueillerait 8 000 réfugiés venus du Donbass. « C’est le chiffre officiel, mais ils sont sûrement bien plus nombreux », assure Viktor Mihaïlichenko. Trois cents d’entre eux sont hébergés dans l’ancien camp de pionniers du village d’Azovkabl, reconverti depuis quelques années en centre pour orphelins grâce au soutien du Fonds Rinat Akhmetov, une des œuvres charitables de l’oligarque.
Konstantin Karnaukh est un mineur à la retraite qui élève des orphelins dans un cadre familial avec l’aide du Fonds. Originaire de Donetsk, il a quitté la ville bombardée avec les onze gamins dont il a la charge. Le centre abrite aussi des familles, prises au piège des combats. Tous les enfants sont scolarisés, assure Elena Kosiarevo, la directrice-adjointe du centre. D’ailleurs, toutes les écoles de la ville accueillent chacune 100 ou 150 écoliers supplémentaires. Pour l’instant, l’improvisation et les solidarités familiales ont largement suffi à faire face à cet afflux. Mais si les retours demeurent impossibles, la situation peut vite devenir critique avec l’arrivée de l’hiver.
Tout comme Marioupol, Melitopol, « la ville du miel », doit son nom aux colons grecs appelés de Crimée par l’impératrice Catherine II. Les belles bâtisses délabrées du centre rappellent l’ancienne prospérité de ce petit bourg commerçant, situé à la croisée de la route qui relie la mer d’Azov à la mer Noire de celle qui monte de Crimée vers Moscou. « Notre ville a toujours présenté une importance stratégique majeure. Des combats intenses y ont eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale. Melitopol était la troisième ville-héros de l’Union soviétique, après Stalingrad et Leningrad », explique Aleksandar Oukachenko, ancien rédacteur en chef de Tikhi okean, le journal de la flotte soviétique du Pacifique, qui a terminé sa carrière au journal local, Novyi dien’ (Le jour nouveau).
La ville abrite une importante communauté de Tatars de Crimée. Après avoir été déportés par Staline en Asie centrale, en 1943, les Tatars ont pu revenir en Ukraine sous Khrouchtchev, mais l’accès à la Crimée leur était encore interdit : ils devaient s’arrêter à Melitopol, à une centaine de kilomètres au nord de leur terre natale. Minaver Idrisova est née en Crimée, elle a connu l’exil au Kazakhstan, et sa famille a été l’une des premières à s’installer à Melitopol, où elle anime désormais la branche locale du Mejlis, le Conseil des Tatars, dont la direction centrale a dû quitter Simféropol depuis l’annexion russe.
« Beaucoup de Tatars ont déjà quitté la péninsule, ils sont hébergés chez des parents ou des amis, mais nous craignons un nouvel exode massif, après celui provoqué par la conquête russe, au XVIIIe siècle, et la déportation ordonnée par Staline », dit-elle.
La directrice de Novyi dien’, Diliarda Kudusova, est également issue de la communauté tatare. Son journal professe un vif patriotisme ukrainien : appels au soutien des volontaires des bataillons et articles sur la défense de la ville occupent une bonne place dans ses colonnes. Le « club des patriotes » se réunit habituellement à la pizzeria Mamma mia : Olga est esthéticienne, Elena mère au foyer, tandis qu’Aleksandar a rejoint la défense civile et parade en treillis. « J’assume la liaison entre les volontaires de la ville et le commandement militaire », explique ce trentenaire bien en chair, issu de la communauté bulgare de la ville. Le groupe s’est formé durant les mobilisations de l’hiver dernier, mais la collecte de boîtes de conserve et de vêtements chauds a désormais pris le pas sur les revendications politiques. Combien sont-ils, ces « patriotes » ukrainiens de Melitopol ? Guère plus d’une quinzaine, reconnaît Olga, tout en assurant que « beaucoup de gens » les soutiennent.
Aujourd’hui, les Tatars qui disposent d’un passeport ukrainien ne peuvent plus franchir la frontière de la Crimée, mais cette interdiction ne vaut pas pour tous. Dimitri est un jeune entrepreneur originaire de Lougansk. Depuis le début de la guerre, il a installé sa famille dans l’appartement de vacances qu’il avait acheté il y a quelques années à Feodossia, en Crimée. Lui-même continue de voyager entre la péninsule, l’Ukraine et la Russie pour vendre des matériaux de construction. Ce soir, il fait escale dans un petit hôtel de Melitopol et assure que le business va très bien. « Quand je regarde la télévision ukrainienne qui parle de pénuries en Crimée, je rigole, car je sais que les magasins sont pleins et que l’on ne manque pas d’essence. » Le passage des nouvelles douanes ne le gêne guère : il a toujours fallu lâcher des bakchichs, cela fait partie des « frais généraux ».
Odessa contre la sécession
Après Melitopol, la route file tout droit, dans le paysage lunaire de l’immense plaine agricole du sud de l’Ukraine. Tous les vingt ou trente kilomètres, seules quelques maisons attestent d’une présence humaine. Deux hommes basanés jouent au tavla, attablés devant un « selmag » (magasin rural) que jouxte une petite auberge. Une dizaine de compères encouragent les joueurs. Ce sont des Turcs meskhètes, venus en Ukraine après la chute de l’Urss, pour fuir la guerre qui embrasait l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et dans l’espoir bien illusoire de trouver de meilleures conditions de vie.
Les hommes qui le peuvent partent à Moscou. « Là-bas, c’est difficile d’avoir le teint basané, mais comme nous avons un passeport ukrainien, ils nous laissent travailler, alors que les Géorgiens ou les gens d’Asie centrale sont souvent renvoyés par les services d’immigration », explique Sabar. Comme les Tatars, les Meskhètes de Géorgie et d’Arménie ont été déportés en Asie centrale par Staline, et cette petite communauté est désormais dispersée à travers tout le territoire de l’ancienne Urss. « L’Ukraine était le pays le plus tranquille du monde, où tous pouvaient vivre en paix, et maintenant, il faudrait faire la guerre, mais pourquoi ? Pour qui ? Contre qui ? » s’indigne Vahid.
Cet été, certains habitants d’Odessa se sont réjouis, avec un humour amer, de pouvoir enfin profiter de leur ville, largement désertée par les touristes. La perle de la mer Noire avec ses plages, ses immenses boîtes de nuit, ses boutiques de luxe et ses dizaines de restaurants chics, attire, en temps de paix, une clientèle ukrainienne et russe. Mais, en cette fin de saison, beaucoup de terrasses sont désespérément vides. Odessa est encore traumatisée par le drame du 2 mai dernier. Ce jour-là, des manifestants pro-russes et pro-ukrainiens se sont affrontés dans le centre de la ville, avant que les pro-russes ne se réfugient dans la Maison des syndicats. Les jets de cocktails Molotov ont mis le feu au bâtiment : celui-ci s’est transformé en cheminée. Quarante-deux personnes y ont trouvé la mort, brûlées vives ou asphyxiées par les fumées.
Le journaliste Sergueï Bibrov est l’un des animateurs du « Groupe du 2 mai », qui tente de faire la lumière sur cet événement tragique. Dans une Ukraine ultra-polarisée, où toute communication semble devenue impossible entre « pro-russes » et « pro-européens », ce rassemblement constitue une exception : « Nous réunissons des journalistes et des responsables politiques de tous les camps, ainsi que des experts indépendants. Nous menons l’enquête parallèlement à la police, et toutes les conclusions auxquelles nous parvenons sont contresignées par l’ensemble des membres du groupe, afin d’échapper à tout soupçon de partialité. »
Le groupe s’est formé pour pallier les défaillances de la police, largement discréditée aux yeux de la population, et est parvenu après des semaines d’enquête à détailler, minute par minute, la chronologie des événements. Leur reconstitution des faits exclut toute préméditation : les armes ne sont arrivées, dans chaque camp, que plusieurs heures après le début des affrontements, et le repli des pro-russes dans le bâtiment des syndicats n’avait pas été préparé. Ensuite, l’architecture du bâtiment et le vent ont favorisé la tragédie. Un autre point demeure certain : l’inaction de la police, mobilisée au stade où se jouait un match de football et tétanisée par la crainte d’être accusée de collusion avec les pro-russes.
Depuis, la ville panse ses plaies, mais Sergueï Bibrov trouve des motifs d’optimisme. « Odessa aurait pu se rallier à la sécession, mais les gens ont compris d’un coup qu’il existait une différence essentielle entre le combat politique et la guerre. C’était la première fois que des Odéssites se battaient entre eux depuis la seule semaine de combat que la ville ait connue durant la guerre civile, en 1918. »
Odessa ne s’est jamais vraiment sentie ukrainienne, elle cultive surtout le sentiment de son particularisme, tout en aspirant toujours à plus d’autonomie. La mairie dispose d’ailleurs d’un bureau pour la « diaspora odéssite » : « Les Juifs, les Grecs, les Russes, les Allemands d’Odessa se sentent toujours partie prenante de cette ville, même s’ils l’ont quittée depuis des décennies. » La communauté juive ne compte plus guère que 20 000 membres – soit 2 % de la population totale de la ville, contre 30 % avant la Seconde Guerre mondiale –, mais elle conserve une grande autorité politique et morale. « Lors de la révolution orange de 2004, les Juifs d’Odessa avaient décidé de rester neutres. Cette année, par contre, ils se sont clairement engagés pour la paix et contre la sécession », explique Sergueï Bibrov.
Il ajoute encore un autre élément pouvant expliquer « l’exception odéssite » : « Depuis vingt ans, nous sommes voisins de la Transnistrie dont les habitants viennent travailler à Odessa. Tout le monde peut voir que le séparatisme ne les a pas menés bien loin. Cela nous a vaccinés. »
Tiraspol est la capitale de la « République moldave de Transnistrie », ce confetti, peuplé de Russes, d’Ukrainiens et de Moldaves, qui a proclamé son indépendance en 1991, au terme d’une guerre sanglante avec la Moldavie, sa république de tutelle [4].
« Nous pourrions faire bénéficier les camarades de Donetsk et de Lougansk de notre longue expérience », lâche-t-il avec un sourire. « Mais il est certain que la crise ukrainienne aura de lourdes conséquences pour nous : depuis quelques années, Kiev s’imposait comme un facteur de la stabilité régionale et comme un médiateur dans les négociations. Désormais, tout est remis en cause. »
Wilhelm est, pour sa part, un homme qui compte sur le poste frontière de Kuchuran. Depuis le côté ukrainien de la ligne de démarcation, il change des roubles transnistriens, la monnaie de la République, inconnue des systèmes bancaires internationaux, et peut conduire les visiteurs jusqu’à Tiraspol en facilitant les formalités douanières. Il attend les clients près du café « Strasbourg », qui porte le nom d’un village des environs, habité jusqu’à la chute de l’Urss par des « Allemands », en réalité des colons alsaciens appelés dans cette riche région agricole par l’impératrice Catherine II.
Wilhelm lui-même est tchèque, comme beaucoup d’habitants de la zone. Il a travaillé durant vingt ans de l’autre côté de la frontière, dans le kolkhoze de Pervomaïsk, le premier village moldave, avant que la guerre ne l’incite à revenir dans son village natal, côté ukrainien. Il professe le fatalisme des habitants des zones de confins, habitués à voir passer les empires et changer les frontières : « Les Ukrainiens de l’ouest veulent aller en Pologne ? Qu’ils y aillent ! Ceux de l’est veulent rejoindre la Russie ? À votre aise, messieurs ! La seule chose, c’est qu’il faudrait se mettre d’accord et faire tout cela sans guerre. »
La survie de l’Ukraine ne le préoccupe guère : « En vingt ans d’indépendance, qu’avons-nous construit ? La démocratie n’est qu’une affaire de partage de pouvoir entre oligarques. Maintenant, ceux-ci ont jeté le masque et se font directement la guerre. Les usines ne marchent plus, nos routes sont défoncées. On parle de rejoindre l’Europe, mais l’Ukraine va bientôt ressembler au plus pauvre des pays d’Afrique. »
PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS ET LAURENT GESLIN