Starobilsk (est de l’Ukraine), de nos [Médiapart] envoyés spéciaux. Starobilsk vit dans le calme fragile et trompeur des petites villes de l’arrière. Des chauffeurs de taxi grillent des cigarettes devant un hôtel de briques rouges. Les passants marchent avec nonchalance le long de maisons aux façades décrépies. Des portillons branlants ouvrent sur des jardins soigneusement entretenus. Toute l’animation se concentre dans la rue centrale au charme désuet. La bourgade comptait 18 000 habitants avant la guerre, avant cette guerre qui se poursuit dans la région de Lougansk, non loin de la frontière avec la Russie.
Certains habitants sont partis, des réfugiés sont arrivés des zones où se poursuivent les combats. Des hommes en armes, des agents des services secrets ukrainiens (SBU), des observateurs de l’OSCE et certainement aussi quelques informateurs de la Russie voisine se croisent au « Tête-à-tête », le café où l’on peut discuter à l’abri des regards indiscrets. Dans les plaines faiblement vallonnées de l’oblast (région) de Lougansk, loin des zones minières qui s’étendent plus au sud, on cultive le blé et le tournesol. Il n’y a pas d’industrie dans la petite ville, dominée par les hauts silos de l’Union agricole (Agrosoyouz). Avec, en moyenne, 5 à 7 hectares par famille, la survie est difficile, surtout cette année, où le blé ne se vend qu’à 50 dollars la tonne, contre 200 dollars l’an passé.
Désormais, la ligne de front entre les combattants de la République populaire de Lougansk et les soldats ukrainiens passe à 70 kilomètres au sud de Starobilsk. La ville est en retrait, à l’intérieur des positions ukrainiennes, mais la guerre peut arriver à tout moment. « Les combats ne sont pas finis, tout le monde a peur qu’ils ne gagnent un jour notre ville »,
explique Tatiana, qui tient un garage avec son mari. Depuis le 13 mai, la bourgade abrite une base du bataillon Aïdar. C’est une formation de volontaires ukrainiens placée sous le commandement du ministère de la défense. Il porte le nom de la rivière qui passe non loin de Starobilsk et coule paresseusement vers les zones tenues par les séparatistes.
Starobilsk est pointée dans le récent rapport d’Amnesty international sur les « abus et crimes de guerre commis dans le nord de la région de Lougansk » [1]. Des civils auraient été enlevés sur des check-points tenus par les hommes d’Aïdar, détenus arbitrairement dans la base du bataillon, rackettés. Des maisons privées ont été perquisitionnées sans mandat, des ordinateurs « saisis », de nombreuses voitures volées. Un négociant de la région de Jitomir venu acheter du blé aurait été arrêté et détenu 24 heures par les hommes du bataillon, qui l’auraient délesté des 30 000 hrivnyas (environ 1 700 euros) en sa possession.
Officiellement, le bataillon Aïdar traque les « séparatistes » supposés ou leurs « informateurs », bref la « cinquième colonne » restée en territoire- « libéré » par les forces ukrainiennes.
Peu de langues veulent se délier, mais Andreï, un médecin originaire de Pervomaïsk, réfugié depuis l’été à Starobilsk, n’hésite pas à parler d’un « régime de terreur ».« Je ne suis pas pour les séparatistes, mais il vaudrait encore mieux qu’ils contrôlent la région. Nous sommes à la merci de brigands qui se croient tout permis. » Le propriétaire d’un magasin de pièces automobiles, qui se déclare « patriote ukrainien », est plus modéré : « Il y a des problèmes posés par l’alcool. Quand des hommes armés boivent trop, ils se croient toujours tout permis. » En théorie, la boisson est interdite sur la base du bataillon, mais le soir, les hommes en treillis sont les clients les plus assidus des quelques bars de la ville. D’autres boivent de la vodka à la porte des épiceries.
« En fait, il n’y a aucune discipline »
Les exactions du bataillon sont confirmées par un responsable de la police locale. L’homme, qui ne veut pas être cité, confirme les cas relevés par Amnesty. Les dossiers, explique-t-il, ont été transmis à la direction régionale de la police, « mais aucune enquête n’est possible ». La police est en contact avec Valentin Lyholit, le batya, littéralement le « petit père », le commandant local du bataillon Aïdar. « Certains de ses hommes l’écoutent, mais il n’a pas autorité sur tous. En fait, il n’y a aucune discipline », déplore le policier. « Nous ne pouvons rien faire, car nous manquons d’hommes, et les combattants du bataillon sont très mobiles, ils changent de base, et portent souvent des masques. »
La région de Starobilsk, proche de la frontière russe, a la réputation d’être un carrefour des trafics d’armes et de drogue. Les hommes d’Aïdar se comporteraient en justiciers improvisés, au grand dam de la police qui, aux dires de certains habitants, avait l’habitude de toucher sa part sur ces lucratives activités. « Entre Aïdar et la police, la guerre est ouverte pour savoir qui contrôlera notre ville », lâche un chauffeur de taxi. En réalité, la police est la seule représentante officielle de l’État ukrainien, l’administration civile semblant avoir déserté la ville.
Le siège de la police a été transformé en un véritable camp retranché. Toutes les fenêtres des bureaux sont protégées par des empilements de sacs de sable. Craint-on l’arrivée des pro-russes ? Le fonctionnaire esquive la question, mais le batya Valentin se montre plus affirmatif. « Ils ne s’étaient pas barricadés quand les séparatistes ont pris le contrôle de la ville, c’est de nous qu’ils ont peur »… Olga, professeur de français à la retraite et ardente patriote, lui fait écho. « Toutes ces accusations contre le bataillon Aïdar sont des mensonges que propage la police, car elle est toujours liée à l’ancien régime. »
De fait, lorsque les séparatistes ont hissé le drapeau russe sur la mairie de Starobilsk, le 7 mai, la police n’a opposé aucune résistance et, selon les dires de la population, l’administration locale a collaboré avec les nouvelles autorités. 50 % des habitants de Starobilsk auraient pris part au référendum sur l’indépendance des « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk, organisé le 11 mai. Deux jours plus tard, le
bataillon Aïdar pénétrait sans combat dans la ville, où il a établi ses quartiers.
Olga fait partie du petit groupe des militants « proeuropéens » de Starobilsk. L’hiver dernier, au plus fort des manifestations de Kiev, ils se réunissaient courageusement à une dizaine dans le centre de la ville. Aujourd’hui, toute la frange organisée du Starobilsk « patriote » tient dans la petite papeterie qui lui sert de QG. Le minuscule magasin a été transformé en chapelle ardente à la mémoire d’Ivan Kulych, son ancienne figure de proue. L’homme, âgé de 50 ans, a rejoint le bataillon Aïdar et trouvé la mort au combat le 27 juillet. Les militants rassemblent de l’argent pour sa famille et des boîtes de conserve pour les volontaires. Olga parvient elle-même à donner chaque mois une part de sa maigre retraite de 1 000 hryvnias (55 euros), mais le point de collecte est fort discret. Seuls les initiés franchissent le seuil de la papeterie. « Je ne parle plus à ma fille, ni à mon ancien mari, ni à ma meilleure amie, qui vivent tous en Russie », lâche Olga. « Et si les séparatistes reviennent à Starobilsk, nous serons les premiers tués. » Chacun lance ses hypothèses sur le pourcentage d’habitants de la ville qui seraient pro-ukrainiens ou qui attendraient le retour des séparatistes.
Les hommes du bataillon ne se posent certainement pas tant de questions, ils se sentent en territoire hostile. La région, pourtant relativement éloignée des combats, est hérissée de check-points tous les dix ou quinze kilomètres. Ces barrages routiers sont même bien plus nombreux qu’aux abords de Donetsk, à proximité immédiate des zones tenues par les séparatistes. On craint les diverzanti, les francs-tireurs et saboteurs pro-russes qui pourraient agir derrière les lignes ukrainiennes. Les voitures patientent longuement, le moindre déplacement peut prendre des heures.
Si l’armée ukrainienne est invisible, si la police tient certains check-points, les autres reviennent au bataillon Aïdar ou à d’autres unités de volontaires présentes dans la région, le bataillon de Lviv ou le bataillon Liberté (Liova). L’administration régionale ukrainienne de la région de Lougansk s’est repliée à Svatove, une autre petite bourgade agricole située au nord de Starobilsk, mais d’intenses combats se poursuivent autour de Chastya, noeud stratégique qui pourrait ouvrir aux séparatistes la route du nord de l’oblast de Lougansk. Le 6 septembre, lendemain de la proclamation officielle du cessez-le-feu, le bataillon Aïdar a encore perdu plusieurs dizaines d’hommes dans une embuscade, à proximité de Chastya.
Armés et payés par le ministère de la défense
La base du bataillon est installée à deux kilomètres de Starobilsk, dans le village à moitié désert de Polovynkyne, au bout d’un chemin de terre qui serpente au milieu de la forêt. Des voitures bardées de drapeaux ukrainiens et des camions Kamaz sont garés devant le grillage qui ferme l’entrée d’une petite usine dont les accès sont en partie obstrués par des sacs de sable. Des postes de mitrailleuses sont posés sur les toits, mais chacun entre et sort à sa guise.
À l’intérieur de l’enceinte, les hommes font leur toilette matinale autour des tentes, une cantine de campagne sert des rations fumantes de kacha, de la bouillie de sarrasin. Un homme se fait raser la tête par le barbier de l’unité. Les températures sont encore estivales mais, dans quelques semaines, lorsque le terrible hiver ukrainien arrivera, il faudra trouver un autre baraquement. Certains volontaires ont même planté des canadiennes de camping à côté de l’unique blindé visible dans la base.
La plupart des combattants – dont une quinzaine de femmes – portent des chaussures de sport et arborent des treillis dépareillés, parfois issus des stocks de l’armée allemande ou britannique. Alors que certaines unités de volontaires sont financées par de riches hommes d’affaires « patriotes », comme le bataillon Donbass, lié à l’oligarque Igor Kolomoïski devenu gouverneur de la région de Dnipropetrovsk, le bataillon Aïdar ne compterait que sur la générosité des citoyens, qui collectent de l’argent à travers tout le pays. Le matériel militaire, toutefois, est fourni par le ministère de la défense, qui règle également les soldes des combattants – quelque 300 euros par mois.
« Monah », le « moine », a une barbe qui lui mange le visage et des yeux qui semblent trop doux pour faire la guerre. « Je suis originaire de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine. Mes ancêtres étaient des koulaks, de riches paysans qui ont été massacrés par les Soviétiques, et je suis nationaliste ukrainien », raconte cet ancien professeur de gymnastique d’une trentaine d’années, qui avait émigré en Norvège avant de revenir au pays pour participer au mouvement anti-Ianoukovitch. Quand les combats ont débuté dans l’est du pays, Monah a d’abord rejoint le bataillon Azov, considéré comme le plus lié aux groupes nationalistes radicaux, et où se retrouvent nombre de volontaires européens d’extrême droite. Il a quitté cette unité, en raison d’un « problème moral » survenu avec un supérieur, et choisi de rejoindre le bataillon Aïdar.
Quelques « anciens », âgés d’une cinquantaine d’années, la kalachnikov à l’épaule, prennent l’air blasé de ceux qui ont fait leur service militaire dans l’ancienne Union soviétique. Certains ont peut-être servi en Afghanistan, comme le batya Valentin Lyholit qui, depuis cette lointaine époque, a poursuivi sa carrière « militaire » dans un club de défense pour enfants. Toutefois, la plupart des volontaires n’ont pas trente ans. Moins qu’au service militaire, institution toujours obligatoire mais particulièrement peu efficace en Ukraine, la plupart ont fait leurs véritables classes dans les unités « d’autodéfense », qui paradaient à Kiev l’hiver dernier.
Le petit déjeuner avalé, douze d’entre eux grimpent à bord d’un Kamaz pour prendre la direction du polygone d’entraînement, un vaste champ situé en lisière de forêt, de l’autre côté de la ville. La quarantaine, l’instructeur ne veut donner que son prénom, Vadim. « Dix balles dans le chargeur, cible à deux cents mètres, à mon commandement, feu ! » Des mottes de terre se soulèvent sur la colline voisine, déjà éventrée de trous. Le programme est complet : tirs à la kalachnikov, maniement du lance-grenades BG-15 et du lance-roquettes, dont les explosions labourent la forêt. Les plus douées sont les deux filles de l’escouade. Katerina a interrompu des études d’économie pour tenir le siège de Maïdan, durant l’hiver, puis rejoindre le bataillon. Elle s’est d’abord occupée de tâches de « communication », mais elle brûle de partir au feu.
Les soldats refoulent un gamin à bicyclette, mais le spectacle attire les curieux. Deux civils filment la scène, qu’observe avec attention un jeune prêtre orthodoxe en soutane. Il finit, lui aussi, par se laisser tenter par l’expérience du tir au lance-roquettes. Un père de famille barbu et bedonnant garde la main sur son trésor : une mitrailleuse lourde montée sur
des roues en bois. L’engin affiche son âge : il a été construit en 1953, « l’année de la mort de Staline », lâche l’heureux artilleur. « Attendez, vous allez voir quand je vais tirer ! Cette mitrailleuse est ma meilleure amie, avec elle, je ne crains personne », s’exclame ce collectionneur patriote, origine de Biela Crkva, non loin de Kiev, qui se déclare prêt à sacrifier, l’un après l’autre, ses quatre fils à la cause ukrainienne. Son assistant, un jeune homme d’une vingtaine d’années, approuve gravement, tout en remplissant des chargeurs de balles.
47 morts et 150 blessés dans le bataillon
Dans la base du bataillon, quelques planches ont suffi pour improviser une petite chapelle orthodoxe, qui garde le souvenir des soldats tombés. Aïdar a payé le prix du sang, avec 47 morts et 150 blessés depuis sa création, selon les chiffres donnés par le batya Valentin le 16 septembre. En effet, les bataillons de volontaires sont systématiquement envoyés en première ligne, devant l’armée régulière, désorganisée et corrompue. Le commandement comme les soldats montrent souvent une détermination à combattre assez incertaine, tandis que les appelés originaires de l’est du pays ne sont pas envoyés au front.
Le gouvernement de Kiev a fait le choix de financer et d’équiper ces bataillons, les dotant d’un important matériel militaire, mais le pari peut s’avérer risqué. Le batya Valentin n’en fait pas mystère : si les politiciens « trahissent » la cause nationale, les volontaires sauront les rappeler à leur devoir. Certains se rêvent déjà en fer de lance d’un « troisième Maïdan », après la révolution orange de 2004 et le soulèvement de l’hiver dernier.
Cette hypothèse pourrait bien vite cesser de relever de la politique-fiction. Mardi 16 septembre, les députés ukrainiens ont adopté un plan de décentralisation qui octroierait à l’est du pays une très large autonomie. Celui-ci a immédiatement été rejeté par les séparatistes, qui estiment que leurs républiques n’ont « plus rien à voir avec l’Ukraine », mais il a aussi été condamné par Sergueï Tarouta, le gouverneur – en exil – de l’oblast de Donetsk, qui assure que « les gens du Donbass » allaient se sentir « violés ».
Dans la soirée, des manifestants se sont réunis devant le siège du Parlement pour protester contre ces propositions. Si ce plan entrait malgré tout en vigueur, il pourrait amener un arrêt des combats et un gel des lignes de front. Pourtant, les volontaires des bataillons n’ont aucune intention de rendre les armes qu’ils viennent de recevoir.
JEAN-ARNAULT DÉRENS ET LAURENT GESLIN