« Si le commencement de l’Histoire n’a jamais eu lieu, si les identités ne possèdent pas de dates de naissance et si nos racines sont devant nous, c’est que seuls les flux identitaires existent, insaisissables autrement que dans leur mobilité de lignes traversant temps et lieux et qu’il convient d’appréhender à certaines périodes en quelque sorte privilégiées de leur parcours, à certaines hauteurs de leur circulation. »
Elias Sanbar, Figures du Palestinien, 2004.
« Il y a vingt ans, nous n’avions pas beaucoup moins d’immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s’appelaient travailleurs immigrés, ou simplement ouvriers. L’immigré d’aujourd’hui, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu’une identité sociologique, laquelle bascule alors dans la nudité anthopologique d’une race ou d’une peau différentes. »
Jacques Rancière, La Mésentente, 1995
Postcolonialismes. Les « études post-coloniales » sont peu reconnues en France. Cette ignorance relative participe du refoulement d’un passé colonial qui n’est pas mémorisé. Pourtant, la présence massive d’une immigration majoritairement originaire des anciennes colonies, objet de ségrégations et discriminations multiples, remet la question du passé colonial et sa présence spectrale à l’ordre du jour. La multiplication d’associations, d’appels, de conférences, en témoigne [1]. Cette reconquête de la part d’anciens colonisés d’une mémoire niée trouve son reflet inversé dans une légende déculpabilisée de la colonisation et le blanchiment de la mémoire coloniale (illustré par la loi scélérate de février 2005) [2].
La notion même de post-colonialisme est cependant source de confusions. Construite sur le modèle des « postismes » (post-modernisme, post-communisme, etc), elle souligne tantôt la continuité de l’héritage entre le post et l’ante, tantôt leur discontinuité. A trop cultiver les analogies, on risque ainsi de manquer les différences. S’inspirant des travaux d’Abdelmalek Sayad, certains chercheurs tentent ainsi de déchiffrer la condition actuelle de l’immigration à travers la grille du passé colonial. L’usage de la notion d’indigène, non seulement dans un sens polémique, mais comme « catégorie politique et juridique » confirmant la pérennité du rapport colonial, y contribue. Il ne s’agit plus alors du fameux passé « qui ne passe pas », mais de la reproduction actuelle du rapport de domination coloniale. La condition de l’immigré chômeur, certes stigmatisé, mais citoyen français, n’est pourtant pas celle du colonisé sous le Code de l’Indigénat. Le rappeler n’implique en rien de minimiser l’oppression réelle dont il est l’objet, mais invite au contraire à en penser les modalités spécifiques. Si les injustices sociales qu’il subit ont un rapport avec le passé et en ravivent les blessures, l’exploitation et l’oppression prennent désormais des formes particulières.
En rabattant le présent sur le passé, la notion de post-colonialisme, utilisée de manière approximative, permet d’éluder l’analyse concrète des formes de domination impérialiste à l’heure de la mondialisation libérale, des échecs des indépendances subalternes, des crises d’appartenance identitaire dans les nouvelles distributions spatiales, du rôle des migrations et déplacements de populations sur les nouveaux marchés du travail. Elle contribue à faire du rapport colonial intériorisé par l’ancienne métropole « la contradiction principale », d’autant plus aisément que le mouvement ouvrier, déjà peu actif dans le soutien aux luttes de libération, fut trop rarement au rendez-vous des nouvelles solidarités. La politique des gauches de gouvernement sur les questions des sans papiers, de l’immigration, du logement, sans même parler des politiques sécuritaires, est là pour le prouver. Dans un contexte où le chômage structurel attise la concurrence de tous contre tous, où l’immigré est enrôlé contre son gré dans l’armée industrielle de réserve, ces renoncements successifs génèrent la division et sèment la méfiance.
Lorsqu’elle prétend recouvrir aussi bien les formes d’hégémonie néocoloniale des métropoles sur les anciennes colonies, et les exclusions discriminatoires dont sont victimes les populations qui en sont originaires, la notion de post-colonialisme perd en contenu ce qu’elle gagne en extension. Il serait plus fécond de travailler, à la lumière des concepts de « non-contemporanéité » et de « contretemps », la manière dont un passé traumatique, réinvesti dans le présent, le détermine sans phagocyter pour autant sa singularité politique.
Refoulements. La page cruelle du passé colonial est loin d’être tournée. Dans le jeu subtil de la discordance des temps et des espaces, des rythmes et des lieux, de la non-contemporanéité et du contretemps, il reste actif sous la forme remaniée des dominations impériales.Il hante tout particulièrement l’inconscient collectif de la puissance déchue qu’est la France, souffrant de voir son « rang » menacé dans la hiérarchie mondiale et incapable d’accomplir son travail de deuil colonial. Qu’il s’agisse de la traite ou des massacres coloniaux, de Sétif ou de Madagascar, des Antilles ou du Tonkin, de l’Algérie ou de la Françafrique, la cure est toujours nécessaire.
Encore s’agit-il de savoir comment politiser ce passé obsédant, au lieu de le noyer dans le pathos humanitaire d’une altérité sans frontières. Ce programme d’études post-coloniales de longue haleine aurait aussi une dimension institutionnelle pour gagner son droit de cité dans les recherches universitaires et dans l’enseignement scolaire. On ne saurait cependant télescoper le temps de cette réflexion patiente, avec l’urgence de l’action immédiate : contre la camisole de la dette des pays du Sud, pour le droit de ces pays aux médicaments génériques, pour le droit à l’eau potable, contre la dépendance culturelle informatisée, pour la solidarité envers les populations déplacées et les sans papiers, contre l’occupation de l’Irak et la colonisation de la Palestine, contre le nouveau militarisme impérial, contre les expéditions néo-coloniales menées sous couvert d’interposition. Celle de l’armée française en Côte d’Ivoire est ainsi présentée comme une mission de paix internationale, mais l’hommages officiel rendu aux soldats tués de l’opération Licorne le furent au nom du rituel « Mort pour la France » ; et non pas, évidemment, « Mort pour les Nations Unies » ou pour « l’Organisation mondiale du commerce » !
Sur toutes ces questions, des convergences politiques sont possibles, comme le prouove la diversité des mouvements altermondialistes rassemblés à Porto Alegre ou à Monbaï. L’inconscient colonial oblige en revanche à un travail persévérant de mémoire. Les cultures, les coutumes, les habitus sociaux, ce qu’on appelait naguère les mœurs, ne se transforment pas au rythme des scrutins électoraux ou des décrets officiels. Ils relèvent du temps long et de la durée lente. C’est notamment le cas des comportements religieux et des traditions familiales, des clichés, des regards, et des mots. Les mauvais plis ne disparaissent pas au premier repassage.
A télescoper les temps sociaux, on perd sur tous les tableaux. On ne construit pas une mobilisation large et unitaire sur des objectifs précis, et on n’entreprend pas davantage le travail critique nécessaire. Tout se mêle et se confond dans une dénonciation brouillonne, au risque d’ajouter la division à la division, et de faire tourner à plein régime la stérile machine à culpabiliser. On aura beau user ses semelles à marcher contre la guerre, pour les droits des sans-papiers, contre toutes les discriminations, on sera toujours suspect de garder quelque part en soi un colonisateur qui sommeille. On a connu une situation analogue dans les années 70, avec l’émergence du mouvement autonome des femmes : les hommes pouvaient toujours manifester pour le droit à l’avortement, contre les viols et les violences, faire amende honorable et jurer sur Le Deuxième sexe avoir renoncé à leur statut d’oppresseur, ils n’en demeuraient pas moins quelque part dans leur inconscient des mâles récalcitrants, et, au mieux, des machos (des colonisateurs ?) éclairés. C’est partiellement vrai, tant il est vrai que les mentalités bougent plus lentement que les loi. Mais faudrait-il être noir pour être admis à combattre le racisme, juif pour combattre l’antisémitisme, femme pour dénoncer le sexisme, et homo pour dénoncer l’homophobie ? S’installer dans la suspicion réciproque généralisée ne contribue guère à briser le cercle vicieux de la domination.
Fabrique coloniale. Ajoutée à l’impuissance politique, la rhétorique du soupçon, nourrit des frustrations parallèles : sentiment d’injustice et complexe du collabo. Elle dresse des murs de méfiance au lieu de les abattre. Dans la situation coloniale observée par Albert Memmi, le colonisateur pouvait au mieux éprouver de la compassion ou de la solidarité envers le colonisé, sans jamais parvenir à un rapport d’égalité effective. Les relations sociales conditionnées par le rapport colonial étaient en exclusives, de peuple à peuple, de classe et de caste à la fois. On ne pouvait s’en évader par la seule bonne volonté individuelle. Par-delà les antagonismes sociaux qui les traversent, les résistances - nationale, ethnique ou religieuse - des colonisés, opprimés en tant que groupe, prime leur détermination de classe. C’est pourquoi, constatait Memmi, « le rôle du colonisateur de gauche s’effrite » [3]. Quels que soient ses scrupules et sa mauvaise conscience, il est prisonnier de son statut : le colonialisme « fabrique des colonisateurs comme il fabrique des colonisés » ; il tend à les essentialiser, en inventant des raisons naturelles (climatiques ou raciales) à l’inégalité construite.
Il en va autrement des injustices et les discriminations subies par les populations immigrées. Les questions sociales, les oppressions et les exploitations partagées, fondent la possibilité d’une solidarité et d’un combat commun, sans dispenser pour autant d’une vigilance spécifique sur les mots, les attitudes, les lapsus quotidiens, qui trahissent un héritage de préjugés non liquidés. Mais c’est une longue histoire. Il ne suffit pas de chasser colon et colonisé de sa tête. Il faut en finir pratiquement avec le rapport post-colonial réellement existant, avec le néo-colonialisme impérial, avec la (re)construction permanente du colonisé, qui ressuscite et ravive l’image étrange et menaçante de l’indigène. Deux voies sont alors ouvertes. Celle de l’enfermement identitaire et de l’exclusion volontaire ; ou celle de l’en-commun qu’illustrent les Forums sociaux, avec l’égalité des droits comme fil conducteur.
Intouchables. Selon Christine Delphy, nous assisterions en France à « la création d’un système de castes raciales », que signaleraient les appellations ambiguës d’immigrés de « la deuxième (ou troisième) génération » [4]. La détermination générationnelle souligne en effet la transmission généalogique d’une condition sociale. Il ne viendrait pourtant pas à l’idée du citoyen français descendant de juifs algériens de se définir comme immigré de la énième génération. Ses aïeux ont bénéficié, il est vrai, avec le décret Crémieux d’une sorte de ‘discrimination coloniale positive sur critères confessionnels.
Même nés en France et citoyens français, les « deuxième ou troisième génération » restent donc marqués au fer de l’origine. D’où malaise, mal-être, malentendus. Ecartelés entre l’immigration d’antan et le regroupement familial qui reconstitue le lambeau fantasmé d’un ailleurs sans retour, ils expérimentent ce qu’Alexis Nouss appelle le post-exil [5]. Citoyens en vertu du droit du sol, la société ne les reconnaît pas pour autant « à part entière ». Ni ici, ni là-bas, condamnés à l’hybridité et à la bâtardise culturelle, maintenus dans une position de désaffiliation intersticielle, incertaine, flottante, il sont reçus par une société dite « d’accueil » avec une réticence d’autant plus inhospitalière, que leurs pratiques religieuses étrangères à la genèse du compromis républicain, n’ont pas connu la patine d’une histoire partagée.
« Quand on hérite exactement du statut de ses parents, écrit Christine Delphy, sans mobilité ni probable, ni même possible, il ne s’agit plus d’une situation de classe, mais d’une situation de caste. C’est ce qui est en train de se créer en France : on transforme la situation, par définition temporaire, d’immigré, en caractéristique héréditaire et biologique ». Le diagnostic est provoquant. Il n’en demeure pas moins sociologiquement et conceptuellement faux. Il tangue entre un usage simplement analogique et un usage rigoureusement conceptuel des notions de caste et de statut. Il postule ainsi une transmission exactement héréditaire, sans en préciser exactement le contenu. La grande masse des populations issues de l’immigration, exclues du travail, précarisées, reléguées dans des ghettos urbains, est sans aucun doute victime de multiples ségrégations. On les somme de s’intégrer, de devenir semblable ou invisible, alors que les humiliations et les discriminations rappellent sans cesse leur différence, sans même désormais la consolation de rêver du retour au bercail perdu.
A la différence des sociétés de caste, caractérisées par une distribution hiérarchique héréditaire des statuts sociaux, ces populations vivent dans une société ouverte, (très) inégalitaire certes, mais de mobilité sociale relative [6]. On peut déjà constater l’émergence d’élites culturelles, universitaires, professionnelles, issues de l’immigration. Trop peu et trop lentement, certes. Mais, alors que le rapport de caste éternise le système de domination et le reproduit à l’identique, alors que le rapport colonial le naturalise, les principes de liberté, d’égalité, de solidarité, si formels soient-ils expriment des contradictions à travailler, au lieu de s’enfermer soi-même dans l’affirmation, fût-elle ironique et métaphorique, d’un nouvel indigénat.
Différence de fermeture ou différence d’ouverture ? Revendiquée par défi, la fierté de la différence peut être le point de départ d’une lutte pour l’égalité effective, autant que d’une réclusion volontaire dans une particularité irréductible.
En remettant en cause les fondements de la construction nationale française, non pas au nom de l’ethnicité ou de l’intégrisme confessionnel, mais au nom « d’un universalisme réel qui met en lumière l’hypocrisie d’un universalisme chauvin pour lequel l’égalité reste le privilège des dominants », Abdelali Hajjat entrevoit la possibilité d’une différence universaliste et d’une singularité universalisable [7].
Le stigmate retourné. Black is beautiful, beauté du métis, Gay Pride ? Le renversement de la honte en fierté est une figure récurrente de la libération. Elle ne va pourtant pas sans effets pervers. La négritude Selon Senghor consolide ainsi à front renversé le schéma opposant la raison discursive du Blanc à la « raison-étreinte » du Nègre, la rationalité du premier à l’intuition du second. Le poète-président va jusqu’à voir dans la communauté fusionnelle le fondement de la cohésion sociale, alors que le multipartisme serait responsable de l’extension des conflits inter-ethniques : Apologie du parti unique comme expression de l’unité originelle reconstituée !
En élaborant sa notion de négritude en référence à « l’âme nègre », Senghor l’essentialise. Au commencement, au fondement, à la racine, était l’âme. Même émigrée aux Amériques, cette âme serait « restée intacte dans son style ». Dans une perspective raciale, le style serait donc l’âme, et ce serait elle qui « expliquerait la religion et la société ». Dans ce monde à l’envers, où l’esprit gouverne la chair, l’originalité revendiquée, au sens étymologique, comme retour à l’origine perdue, perpétue la représentation dépréciative mise en scène par la colonisation. En quête d’une contre-mythologie opposable au duo infernal du missionnaire et du sauvage, le colonisé « non seulement accepte alors ses rides et ses plaies, mais il va les proclamer belles » [8].
Le Nègre senghorien serait, par nature, émotif et croyant. Définie comme l’ensemble des valeurs du monde noir, cette négritude tout en portant une exigence de dignité, a servi une politique africaine fondée sur la dénégation des rapports de classe (la propriété individuelle étant souvent réglée et restreinte), et sur le rejet des idéologies dites exogènes ou des « microbes idéologiques », au premier rang desquels l’american way of life, mais aussi le marxisme, l’arabisme, ou le sionisme. Le tour de force rhétorique réduit ainsi la différence à l’identité . Si la revendication de la négritude a servi à défier le mépris des Blancs, ses idéologues se sont souvent enfermés dans l’opposition stérile de « la vieille Afrique à la vieille Europe », de la poésie joyeuse à la raison ennuyeuse, de la piaffante nature à la logique oppressive : « D’un côté, raideur, cérémonie, protocole, scepticisme, de l’autre ingénuité, pétulance, liberté [10]. » Entre les valeurs inversées, le rapport demeure malgré tout constant [11].
Communautés. Il faut qu’une communauté soit ouverte ou fermée. Devant l’échec de la socialisation par le travail, par l’école, par l’habitat, le repli communautaire (ethnique ou religieux) est devenu, sous le « nom de communautarisme », une sourde menace de l’hétérogène contre un espace républicain supposé homogène, un fantasme d’émiettement multiculturel à la mode Benetton. On s’inquiète ainsi des dérives de la République « une et indivisible » vers une mosaïque multiculturelle, divisible à l’infini.
Les mouvements de libération des femmes ou des homosexuels se sont aussi constitués à leur manière en communautés pour imposer par un rapport de force la reconnaissance de leurs droits spécifiques dans l’espace public. Dans la mesure où il refuse l’assignation à quelque identité fermée que ce soit, pour mieux revendiquer les variations et les métamorphoses, pour célébrer l’existence kaléidoscopique d’individus singuliers, le discours queer porte une charge critique et déconstructive de bon aloi : on ne se baignerait jamais deux fois dans la même appartenance. Le problème, c’est que ces singularités en miettes et ces identités brisées ne permettent guère de construire un rapport de forces collectif, à moins de faire de l’être queer une nouvelle identité anti-identitaire.
La reconnaissance, comme la justice, est aussi un combat. Pour arracher leurs droits, les femmes ont dû s’organiser de façon autonome dans une forme de communauté féministe en mouvement. Pour sortir de la clandestinité, les homosexuels ont dû faire mouvement, au risque de s’enfermer dans un ghetto communautaire, culturel, et commercial. De même, dans la rhétorique libérale dominante, le pathos lyrique de l’alterité peut contribuer à la domestication des résistances postcoloniales et faire oublier que l’Autre est aussi un Je [12].
Une communauté stigmatisée peut chercher à se protéger par un repli identitaire exclusif et vindicatif. Elle peut aussi s’organiser de manière autonome pour combattre un tort spécifique qui lui est fait [13]. La question est bien de savoir quel est le devenir, de fermeture ou d’ouverture, de ces communautés. Si, pour imposer respect et reconnaissance de droits particuliers, elles se conçoivent comme transitoires (ce qui ne veut pas nécessairement dire éphémères), ou si elles éternisent en essence immuable, un être-femme, un être-homo, ou un être-colonisé. Si elles sont un moment dans le procès d’universalisation, ou si, au nom d’une irréductible différence, elles renforcent une tolérance culturelle, pouvant aller jusqu’à justifier l’excision et la polygamie comme s’il s’agissait simplement de goûts et de couleurs indiscutables .
Le jargon à la mode de l’authenticité entretient ce relativisme moral et cognitif. Charles Taylor remarquait déjà que l’éthique récente de l’authenticité relève d’un romantisme post-moderne, hostile à toute forme de rationalisme sous prétexte d’échapper au despotisme de la raison instrumentale. Chercher au plus profond de soi la source des valeurs authentiques participe alors au triomphe de l’individualisme possessif et au désenchantement narcissique du combat collectif. Cette source magique restant introuvable, on va la chercher toujours plus loin, dans une mythologie douteuse des origines.
(Re)lire Fanon. En exergue de la conclusion à Peau noire, masques blancs, Fanon cite Marx : pour atteindre le contenu propre des révolutions présentes, il faut « laisser les morts enterrer les morts », car la révolution sociale ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement du futur. La remontée aux racines et le retour aux sources ne sont donc pas la solution. L’existence d’une civilisation nègre disparue au quinzième siècle ne suffit pas à décerner au Noir « un brevet d’humanité » : « Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé au dépens de mon présent et de mon avenir ». Ce refus proclamé de toute nostalgie romantique appartient à l’époque des luttes de libération qui entrouvraient la porte étroite du futur et de l’universel.
« Si, écrivait encore Fanon, à un moment, la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé […], ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Dans le monde où je chemine, je me crée interminablement. Je suis nègre, et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai plus le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. Je suis mon propre fondement. Moi, l’homme de couleur, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives [15]. »
Texte superbe, sur le fond comme sur la forme : refus radical de se laisser « ancrer » ou clouer au musée des identités subies, de se laisser prendre à la glu du passé, de se laisser fixer dans la moindre parcelle d’être, de se laisser asservir aux chaînes des ancêtres. Il émet et transmet une parole de liberté et de libération, de dépassement et de transgression, de sortie de soi, d’évasion de l’être vers le devenir, de dé-chaînement et de désengluement.
Bien qu’il connaisse parfaitement l’usage colonial de l’universalisme abstrait, Fanon entend assumer pleinement « l’universalisme inhérent à la condition humaine ». Le Blanc et le Noir ne sont pas enfermés à tout jamais, l’un dans sa blancheur, l’autre dans sa noirceur. Aux antipodes des dérapages d’un Dieudonné, quand on parle des juifs, assène Fanon, c’est de moi qu’on parle. La négritude est un passage, pas un aboutissement. A travers le tort particulier, il veut « tendre vers l’universel ». Cette universalité non originelle, cette universalité en mouvement, cette universalisation permanente « réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes, une fois irréversiblement exclu le statut colonial. » Incurable illusion humaniste ? naïveté militante ? Optimisme irréductible, propre aux temps de la décolonisation et de la libération annoncées ? Ou plutôt, tracé programmatique d’un itinéraire à parcourir, en dépit des fatigues, des impasses, et des rebroussements.
Prophéties critiques. Dans ses Damnés de la terre, Fanon redoutait que la « vie immobile » des colonisés ne donne un jour naissance à des mouvements « à base de fanatismes religieux et à des guerres tribales » [16]. Cette crainte est hélas tristement confirmée. D’autres avaient annoncé que les voies de la libération n’auraient pas la rectitude de la perspective Nevsky. Babeuf s’insurgeait déjà, lors du « populicide de Vendée », contre la brutalité des vainqueurs : « Ils ont fait de nous des barbares ! ». Fanon à son tour prévoyait qu’une « dictature tribale » et une « tribalisation du pouvoir » pourraient prendre le relais de la dictature coloniale, et que la formation de nations dépendantes pourrait perpétuer les mutilations de sociétés colonisées au-delà de l’indépendance. Il envisageait aussi que les colonisés puissent se défendre de l’aliénation coloniale « en renchérissant sur l’aliénation religieuse », avec pour seul résultat le cumul des deux aliénations. Paroles prophétiques.
Dans son apologie quelque peu angélique de la violence libératrice, Sartre fut en somme plus « tiers-mondiste » que Fanon lui-même, qui connaissait d’expérience l’ambivalence de cette violence. Sartre la justifiait inconditionnellement, jusqu’au lyrisme. Lui s’efforçait de la penser prosaïquement : faute d’être rationalisée au service d’une politique consciente, la violence simplement réactive à l’oppression finirait par s’épuiser en luttes fratricides. Regards asymétriques, du colonisateur malgré lui, et du colonisé instruit dans les combats douteux.
Fanon savait trop bien que le (néo)colonialisme peut trouver dans le lumpen-prolétariat et la lumpen-bourgeoisie « une masse de manœuvre considérable ». Il connaissait trop bien les pièges du « racisme antiraciste », le venin de la haine et du ressentiment, les vices d’une bourgeoisie sous-développée, et le parti unique comme « forme moderne de la dictature bourgeoise ». Ce n’était pas une raison pour se laisser blaser, ou pour jeter l’éponge. Au contraire. Mais il importait de déjouer les mirages et les fausses pistes pour éviter de s’y perdre. Malgré ses avertissements lucides, Fanon peut paraître, aujourd’hui encore, prisonnier de certaines illusions du progrès. La force prophétique de sa pensée ne porte pourtant pas le message d’un avenir radieux, plutôt une mise en garde conditionnelle – « si…, alors… » - qui appelle à l’action sans certitude du résultat.
Indigènes de tous les pays… ? « Indigènes de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! » Lançant ce mot d’ordre dans sa préface aux Damnés de la terre, Sartre donnait au tiers-mondisme une maxime calquée sur celle du Manifeste communiste. En mars 2005, un « Appel des Indigènes de la République » pour des Assises de l’anticolonialisme post-colonial, a suscité bien des remous, tant dans la presse nationale que dans le Landerneau de la gauche radicale et de la gauche tout court [17]. Ses initiateurs l’ont présenté comme un cri d’alerte et de colère. Avec la crise scolaire et sociale, un nombre croissant de jeunes issus de l’immigration sont en effet relégués dans la zone grise d’une citoyenneté de seconde classe.
Il y a une vingtaine d’années encore, tout ce que la gauche compte d’anti-impérialiste, d’anti-colonialiste, de tiers-mondistes, d’anciens porteurs de valises et d’opposants farouches aux guerres d’Algérie et du Vietnam, tous les défenseurs des sans papiers et les manifestants contre les expéditions impériales, auraient probablement signé ce texte des deux mains, sans barguigner, sans pinailler, comme un seul homme et une seule femme. Alors, pourquoi tant d’émois ? C’est que la situation n’est plus la même. Les lignes de front sont désormais entremêlées, et brouillé le partage des eaux. Les initiateurs de l’Appel entendent renouer avec l’esprit de la Marche pour l’Egalité de 1983, dite « marche des Beurs ». Ils voudraient fédérer les initiatives associatives dispersées dans les quartiers et les banlieues, imposer une reconnaissance politique et sociale des invisibles, protester contre la réduction de leur souffrance sociale à une question de sécurité publique.
Mais un texte fait sens par son contexte. L’heure n’est plus aux luttes de libération des années cinquante et soixante, et à leurs grandes promesses. Les leaders n’ont plus nom Ho Chi Minh, Guevara, Cabral, Lumumba, Ben Bella, Ben Barka, Malcolm X, mais Ben Laden, Zarkhaoui, ou mollah Omar. L’oppression, la domination impériale subsistent. La mondialisation libérale s’arme jusqu’aux étoiles. Mais le fond de l’air est bien plus opaque, la distinction entre amis et ennemis, bien plus obscure. Il ne se passe pas une semaine qui n’ajoute son grain de confusion, sa petite phrase empoisonnée, son lapsus révélateur : dérapage antisémite de Dieudonné, pétition contre les « casseurs anti-blancs » de Kouchner et Finkielkraut, bavures policières, déclarations assassines, affrontements communautaires de Perpignan… Le tout sur fond d’une situation internationale marquée par la mondialisation marchande, le militarisme impérial, les fondamentalismes religieux, le spectre du terrorisme insaisissable. Comme le laissaient déjjà prévoir les polémiques passionnelles autour du foulard islamique, les boussoles s’affolent. Pour ne pas ajouter le malentendu au malentendu, le ressentiment au ressentiment, et pour ne pas verser davantage d’huile sur le feu des méfiances et des soupçons réciproques, il importe plus que jamais de peser ses mots et de clarifier ses buts.
Gauloiseries. La première ambiguité de l’Appel desréside dans le contenu incertain de son « nous ». Nous, qui ? « Nous, descendants d’esclaves et déportés africains, filles et fils de colonisés et d’immigrés, Nous, Français et non-Français vivant en France, militants et militantes engagé(e)s dans les luttes contre l’oppression et les discriminations produites par la République post-coloniale… » Ce Nous majuscule n’est ni un nous de politesse, ni un nous de majesté. Il institue par la nomination un sujet particulier, dans le but déclaré de contribuer à « l’émergence d’une dynamique autonome dans la perspective d’un combat commun de tous les opprimés et exploités » [18]. Bien que réaffirmant l’horizon commun du combat, ce Nous se pose en s’opposant à un Eux indéfini. Ces « Eux » sont autorisés à témoigner leur solidarité, mais ils n’en font pas moins assignés à leur appartenance la société dominante, même s’ils s’y trouvent en position subalterne. En dépit de la « trahison » individuelle de leur propre monde (au sens où Nizan appelait à trahir la bourgeoisie pour l’homme), ils appartiennent à ce monde, qu’ils le veuillent ou non, et ils en perçoivent les privilèges, politiques, matériels, et symboliques, à commencer par celui de n’être pas au plus bas de l’échelle, et de pouvoir se consoler aux dépend de ceux qui sont encore au-dessous.
Ce qui fut vrai dans la colonisation le demeurerait donc dans la post-colonisation. Cette nouvelle vision d’une « aristocratie ouvrière », complice par nature de ses propres exploiteurs, conduit à de nouvelles fractures, plutôt qu’à chercher à les réduire par l’unité dans les luttes. Ainsi, le vieux mot d’ordre de « Français, Immigrés, même patron, même combat ! » deviendrait, au mieux ringard, au pire mystificateur, ne servant plus de fil à plomb dans une situation où les intérêts, entrecroisés à l’infini, se rejoignent et s’opposent à la fois. Que la formule ait perdu de sa vigueur en raison du chômage, c’est un fait. Plutôt que de s’y résigner, mieux vaudrait s’efforcer de remonter la pente même si, comme disait un certain Raffarin de sinistre mémoire, elle s’annonce rude.
Indigénat. A défaut du Code de l’Indigénat, le statut de l’Indigène – il ne s’agit pas d’une simple analogie – perdurerait donc en France dans les catégories juridiques et politiques, par-delà les ruptures et changements. Rejeton d’une décolonisation inachevée ou manquée, le post-colonisé demeurerait ainsi un « indigène », discriminé en fonction de l’origine ethnique ou de sa conviction religieuse. Dans indigène, comme dans généalogie ou dans génération, il y a gène, filiation, hérédité naturelle.
Si les signatures de l’Appel des Indigènes sont « mixtes ». Celles des « gaulois » [le terme utilisé de préférence à « français de souche » fera tout drôle à plus d’un] sont légèrement démagogique. Que le natif de Narbonne ou de Quimper se proclame ainsi, fût-ce par solidarité, « descendant d’esclave » et « fils de colonisé », frise l’indécence. On peut discuter sérieusement de la pertinence d’un mouvement autonome « non mixte » (à l’instar du mouvement des femmes), de descendants et fils ou filles de…. Mais sur quels critères ? Combien de quartiers de noblesse opprimée faudrait-il prouver pour en être ? Faudrait-il remonter à la deuxième, à la troisième, à la énième génération ? Sans trancher, l’Appel annonçait des Assises ouvertes à tous, distinguant seulement parmi les signataires les « issus de » et les « d’origine », des « gaulois » solidaires.
On retrouve là les confusions charriées par la notion non clarifiée de post-colonialisme. Quand les Indigènes affirment que le traitement des populations issues de la colonisation prolonge sans s’y réduire la politique coloniale, nous sommes d’accord, à condition que ce prolongement ne soit pas la simple continuité, mais inclue transformations et différences. Quand ils disent que cette oppression spécifique s’imbrique à d’autres logiques de discrimination et d’exploitation sociale, nous sommes encore d’accord, à condition de chercher à spécifier les modalités de cette imbrication, faute de quoi on se résignerait à tourner en rond dans la reproduction de l’héritage colonial. Lorsque l’oppression devient affaire de filiation, une forme pernicieuse de droit du sang s’insinue parmi les opprimés au détriment de solidarités à construire.
Autonomies convergentes. Le mouvement autonome des femmes ou celui des homosexuel(le)s ont fait évoluer les représentations de l’oppression et les protections juridiques. La revendication d’une « politique indigène autonome » ne pose pas davantage une question de principe, mais de contenu.
Autonomie de qui ? Cette exigence postule en effet une entité indigène définie. Elle retombe alors dans l’aporie de la filiation généalogique. Des associations comme Divercité à Lyon ou Motivés à Toulouse, en assumant la « mixité », s’inscrivent au contraire de manière conflictuelle dans l’espace social et politique français. Autonomie, par rapport à quoi ? Par rapport à l’Etat, cela va de soi. Mais aussi par rapport aux organisations syndicales, politiques, associatives qualifiées de « gauloises ».
Nombre d’entretiens et de témoignages évoquent la Marche de 1983 pour l’égalité. Initiée par des jeunes issus de l’immigration, elle reste dans les mémoires comme une grande et prometteuse première. Elle laissa entrevoir la possibilité, pour une génération de transition entre l’immigration masculine économique, habitée par l’idée du retour, et l’immigration sans retour du regroupement familial, de devenir actrice de son avenir, de se faire respecter, de susciter sympathies et solidarités. Vingt ans après, elle apparaît au contraire comme une occasion manquée. Reléguant la question sociale au second plan, le lancement de SOS-Racisme, avec soutien médiatique massif et bénédiction de l’Elysée, a noyé la digne exigence d’égalité des droits dans le pathos compassionnel de l’anti-racisme œcuménique. Le tour de passe-passe était bien dans le style des années quatre-vingt : concerts humanitaires et bonne conscience festive. Positif dans le refoulement d’un racisme décomplexé, l’irruption tapageuse de SOS a aussi été perçue par la génération de la Marche des Beurs comme une dépossession et une confiscation de leur lutte [19].
S’il s’agit « d’ouvrir le débat sur notre histoire commune », le passage par l’autonomie associative peut contribuer, par le dialogue avec des organisations mixtes et des recherches universitaires, au travail de mémoire postcolonial. Mais s’il s’agit de construire un mouvement de tous les stigmatisés, les discriminés, les opprimés, cela fait beaucoup de monde [20]. L’autonomie risque alors de se dissoudre dans la masse. A moins d’établir de nouvelles frontières entre les oppressions et les discriminations. C’est la tentation de ceux qui, pour tracer les contours de cette autonomie, finissent par faire de leurs alliés potentiels des agents du système et des ennemis en puissance. L’autonomie serait alors ouverte aux seuls bons « gaulois », reconduits au rôle subalterne de porteurs de valises, et renvoyés à la mauvaise conscience culpabilisée du « colonisateur de gauche » portraituré par Memmi.
S’il s’agit d’appeler à la résistance et à l’action, exiger pour commencer un examen préalable des consciences et le déballage au grand jour de la part d’ombre que chacun porte en soi, est un mauvais départ. Il est possible de bâtir de larges convergences syndicales, politiques, associatives autour de causes en rapport immédiat ou historique avec la colonisation (contre les politiques modernes de la canonnière, contre le pillage des ressources naturelles, contre l’engrenage mortifère de la dette, pour les droits des immigrés et des sans papiers). Une autonomie identitaire de repli et de fermeture tendrait en revanche à brouiller la ligne de front entre amis et ennemis, à semer la zizanie dans le camp anti-impérialiste et féministe, à envenimer les rapports entre ceux et celles qui se trouvent coude à coude dans les luttes concrètes.
Autonomie d’ouverture. Une autonomie d’ouverture serait pourtant susceptible d’élargir les mobilisations et les solidarités, dans la reconnaissance et le respect mutuels. Comment concevoir la dialectique entre autonomie et convergence, comment construire l’unité avec les divers mouvements sociaux, sans reproduire les rapports hiérarchiques, comment construire une solidarité réellement égalitaire, sans tutelles condescendantes ou paternalistes ? La question est posée. La réponse reste à inventer.
Il faut apprendre pour cela à multiplier les regards et les angles de vue. A se doter d’une vision circulaire scannant la réalité complexe sous de multiples facettes. Effets de l’oppression, l’étroitesse du point de vue et l’enfermement dans sa propre souffrance y font obstacle. Il certes difficile, pour ceux et celles qui, même s’ils sont exploités et opprimés autrement, voient le monde d’en-haut, à partir du Panopticon des métropoles hégémoniques : eux mêmes sous l’emprise de l’idéologie dominante, ils ne peuvent émanciper leur regard qu’à travers la lutte et l’action.. Il est encore plus difficile à ceux et celles qui ont subi la domination coloniale et la discrimination post-coloniale, de s’ouvrir à toutes les misères du monde, pour le voir à la fois avec les yeux de la femme battue, du métallurgiste au chômage de longue durée, ou de l’homosexuel agressé.
Mais les enseignants qui rament depuis des années dans les banlieues contre l’échec scolaire et la ségrégation sociale, supportent mal, à juste titre, d’être traités comme des collabos coloniaux. Le mouvement des femmes, qui a imposé, depuis les années 70, que les rapports de genre ne soient plus conçus à gauche comme une contradiction secondaire, subordonnée aux rapports de classe, s’inquiète légitimement d’être à nouveau secondarisé, au profit d’une nouvelle « contradiction principale » entre (néo)colonisés et (néo)colonisateurs ; et de voir le port du voile banalisé au nom de la différence culturelle et de la lutte contre l’ennemi principal. Ceux qui portèrent les valises, et furent de tous les combats contre leur propre bourgeoisie, supportent mal d’être amalgamés aux crimes coloniaux de leur pays et aux trahisons à répétition des gauches gouvernementales, de Guy Mollet à Lionel Jospin en passant par Mitterrand [21].
Capital victimaire. Dans la revue Lignes, Jean-Jacques Delfour dénonçait l’escalade victimaire et l’idôlatrie de la victime [22]. Dans le même numéro, Alain Brossat décelait dans « l’identité victimaire de substitution » et dans la célébration de la victime générique, un moyen de faire disparaître exploités, colonisés, opprimés et résistants. Tous victimes dépolitisées ! Cette victime nue, emblématique, portée par la vague compassionnelle humanitaire des années 80, est commode : elle est censée rester muette, réduite au cri politiquement inarticulé de sa souffrance , à l’état d’objet, d’image, de document brut. Elle est donc représentée par les interprètes qui parlent en son nom.
A défaut, la plupart du temps, de réparation politique, cette Victime majuscule bénéficie en retour d’un capital symbolique. Or, constate ironiquement Emmanuel Terray, « sur le marché de la compassion, la concurrence est rude : chaque acteur aspire sinon au monopole, du moins à une position hégémonique ; par son poids, par sa cruauté, sa visée, sa durée, le tort qu’il a subi doit lui valoir le premier rang [23] ». Dieudonné contre Simone Veil. L’esclavage contre le génocide. L’indigène contre le paria. A chacun son incomparable souffrance. Et que le persécuté superlatif décroche le gros lot à la Bourse aux catastrophes humanitaires !
A qui s’adresse la demande de justice des victimes de tous les temps et de toutes les latitudes ? « A nous, naturellement », répond Terray, nous qui, « ni beurs, ni juifs, ni blacks », ne sommes « victimes de rien », du moins de rien de pareil. C’est donc à ce « nous » indéfini que s’adressent les contingents, toujours plus nombreux hélas, de victimes réclamant que justice leur soit rendue. Convoqués au tribunal de l’histoire, nous sommes alors « sommés de choisir », de fixer une échelle des torts subis, d’établir une hiérarchie du malheur.
Les victimes ne sont pas toutes et toujours innocentes. Dans un climat déjà lourd, les manifestations lycéennes du 8 mars 2005 furent agressées par des groupes aussitôt qualifiés de « casseurs ». Le terme rappelle désagréablement son promoteur, Raymond Marcellin, ministre de l’intérieur de sinistre mémoire, auteur au lendemain de Mai 68 d’une sinistre « loi anti-casseurs ». Les incidents du 8 mars n’étaient pas vraiment inédits. Lors des manifestations lycéennes de 1998, des raids analogues avaient eu lieu, pour piquer un blouson, un portable (aujourd’hui un MP3). Les syndicats enseignants avaient dû organiser un service d’autodéfense pour protéger le droit de manifester. La nouveauté, c’est l’ampleur du phénomène. Pour une fois, journalistes, police et manifestants furent à peu près d’accord sur les chiffres : plusieurs centaines, voire près d’un millier d’agresseurs, organisés en petits groupes mobiles.
Nombre de lycéens terrorisés hésitèrent alors à venir aux manifestations. Certains, au vu de la passivité policière aux abords des manifestations, évoquèrent aussitôt le spectre de la provocation policière. On ne peut jamais en écarter l’hypothèse. Toujours pleine de malice, la police fait son boulot (du moins, ce boulot), avec ses indics et ses provocateurs. Il est ainsi avéré que des provocations bien réelles ont contribué en 1979 à faire « dégénérer » (encore du gène !) la manifestation parisienne des métallurgistes lorrains. Dans le cas des récents mouvements lycéens, il est plus vraisemblable que les autorités aient laissé faire, dans l’espoir de pourrir la mobilisation contre les lois Fillon. Retenir principalement l’hypothèse de la provocation, comme l’a fait le Parti socialiste par la bouche de Julien Dray (lui-même postulant éconduit au Ministère de l’Intérieur en cas de victoire de Jospin à la présidentielle de 2002), c’est éviter de réfléchir sérieusement à ce que révèle l’affaire.
L’estimation de plusieurs centaines d’agresseurs venus en bandes, signifie que les manipulateurs présumés auraient été débordés par leur manipulation, si manipulation il y eut [24]. La parano du complot est mauvaise conseillère. La « bleuite » fit jadis des ravages dans les rangs des combattants pour l’indépendance algérienne. Un petit millier de jeunes, majoritairement de couleur, qui s’en prennent à une manifestation au lieu de s’y joindre, constituent avant tout le symptôme d’une double fracture sociale.
C’est pourquoi il est proprement criminel d’interpréter précipitemment l’incident selon des catégories raciales, comme le fit une pétition inspirée par Radio Shalom et l’Hachomer Hatzaïr, avec l’approbation de l’Union des Etudiants juifs de France, dénonçant les « casseurs anti-blancs » (sic !). Elle fut aussitôt signée par les inévitables Kouchner, Finkielkraut, Taguieff, Elie Chouraqui, Ruffin. Le Front National s’empressa bien sûr de reprendre à son compte la dénonciation des « casseurs anti-blancs ». Pour lui, c’était pain béni. On peut difficilement faire mieux pour attiser les « communautarismes » que l’on prétend redouter. La pétition fut vite été enterrée. On a dû faire comprendre à ses initiateurs combien leur zèle était inopportun. La bavure pétitionnaire n’en est pas moins symptomatique du climat nauséabond qui s’insinue dans la République.
Il importe de comprendre avant de dénoncer. Comprendre pour agir au mieux, ce n’est pas justifier, au nom d’une dette immémoriale et insoldable envers les victimes [25]. Terroriser une manifestation massive contre les réformes libérales de l’école, c’est jouer, disons-le franchement, le rôle de briseurs de grève, même s’ils ces « jaunes » sont pas commandités par le Ministère de l’Intérieur et si la plupart d’entre eux sont aussi victimes de la désintégration sociale [26]. D’après les témoignages sur le terrain, certains participants à la razzia affirmaient vouloir se venger d’une frustration sociale. « Bolossser » (frapper) les « bolos », les « gothiques », ou les « fashion », serait une revanche contre leur misère. Privés d’avenir, ils voient les manifestants comme des nantis attachés à leurs privilèges scolaires et à leurs carrières professionnelles. Cette opposition fruste entre inclus et exclus, entre vrais pauvres et faux riches, prend ainsi le pas sur les solidarités de classe, ajoutant la division à la division.
Il faut défendre le droit de manifester, en opposant, si nécessaire, la force à la force, plutôt que de se réfugier derrière les uniformes de la police, dont l’apparition entretient le soupçon de collusion entre manifestants et ordre établi.
Solidarité critique. Peut-on critiquer les victimes ? Certains s’y refusent au nom d’une sorte d’immunité victimaire, comme si ceux et celles qui se sont trouvés, fût-ce à leur corps défendant, du côté des dominants, devaient endossent une culpabilité collective. Cette morale de la rédemption, chargée de lourds relents religieux, se substituant à la politique, perpétue une condescendance, pater (ou mater) -naliste, envers de victimes infantilisées, enfermées dans leur rôle passif, au lieu de les respecter en tant personnes égales, capables d’entendre les critiques et d’y répondre.
On peut dénier aux responsables de la Traite négrière, des massacres coloniaux, des guerres et des occupations, le droit de juger leurs victimes. On peut soutenir la cause de ceux qui ont subi l’injustice, sans renoncer pour autant à une solidarité critique. Nous sommes solidaires de Cuba contre le blocus imposé par les Etats-Unis. Nous ne nous sommes pas interdits pour autant de dénoncer la caricature de procès stalinien fait en 1989 à Ricardo Ochoa et aux frères La Guardia. De même, pouvait-on porter des valises pour le FLN sans se taire devant l’assassinat de Abane Ramdane. On peut être, aujourd’hui, indéfectiblement solidaire des droits bafoués du peuple palestinien, sans souscrire à des actions suicides contre-productives et sans fermer les yeux sur la corruption bureaucratique de son appareil proto-étatique. On doit enfin être solidaire de la résistance irakienne à l’occupation impériale, sans oublier pour autant les crimes de Saddam Hussein et de sa dictature, et sans faire de Zerkhaoui un héros anti-impérialiste de la libération.
Il ne s’agit pas de s’ériger en tribunal de la raison pratique. La dimension éthique des questions en jeu est indissociable des choix politiques. La lutte armée contre l’occupation militaire et la colonisation des territoires palestiniens par Israël est parfaitement légitime. On peut, on doit, imaginer le désespoir qui peut pousser au sacrifice des adolescents kamikazes. Les attentats aveugles contre les populations civiles à Tel-Aviv ou Jérusalem n’en sont pas moins dégoûtants et souvent politiquement contre-productifs : ils montrent à l’occupant que l’occupation a un prix ; mais ils contribuent aussi à souder par la peur les communautés nationales et religieuses, à les dresser ethniquement et confessionnellement les unes contre les autres, au lieu de fendre les blocs, de percer des brèches dans les murs, et de traverser les frontières.
Pas plus que la République, les victimes ne forment une entité « une et indivisible ». Elles ont leurs différences, leurs contradictions, et leurs conflits intimes. L’époque n’est plus aux logiques binaires du tiers exclu, qui sommaient de choisir son camp, quitte à taire les crimes de Staline sous prétexte de ne pas hurler avec les loups. A la longue ces auto-censures sont désastreuses. Ceux qui, en leur temps, ont combattu, souvent sur deux fronts, contre la terreur coloniale et l’exploitation capitaliste, mais aussi contre la terreur et l’exploitation bureaucratiques, ont mieux servi historiquement la cause de l’émancipation, que les réalistes qui se sont tus, au motif de ne pas affaiblir leur camp. Lors d’un colloque d’historiens, à l’époque du dégel khrouchtchévien en Union soviétique, un bonze cynique interpella Piotr Iakir (fils du général fusillé par Staline en 1938) qui osait dénoncer le Goulag : « Mais, camarade Iakir, de quel camp es-tu ? » Réponse cinglante : « Du camp de la Kolyma. »
Cette voie du double refus et du double front est étroite, souvent périlleuse. Mais la solidarité internationaliste se distingue de la charité chrétienne. Elle n’implique pas la subordination culpabilisée envers les victimes. Elle exige au contraire l’égalité et le respect mutuel. La liberté de critique en est la condition.
21/02/1965. Il y a quarante ans déjà, le 21 février 1965 dans l’après-midi, Malcolm X fut abattu par les tueurs. Ce fut le dénouement logique d’un parcours qui l’avait conduit, en quelques mois, de la communauté raciale et religieuse à un internationalisme universaliste.
1965… L’époque était propice à ces métamorphoses accélérées. L’escalade s’amorçait au Vietnam. La révolution culturelle commençait en Chine. En Union soviétique, Khrouchtchev était renversé. Lumumba venait d’être supprimé, de même que Ben Barka. Aux Etats-Unis, les ghettos frémissaient et les campus s’agitaient contre la guerre. Le Che prononçait lors d’une étape à Alger son célèbre réquisitoire contre l’égoïsme bureaucratique du camp dit socialiste, avant de poursuivre son combat au Congo et en Bolivie. Ce temps paraît bien lointain. Le risque est grand que, chassés comme l’Angelus Novus de Klee par les vents mauvais de la mondialisation libérale, certains ne fassent à reculons un parcours inverse à celui de Malcolm Little X : de l’ouverture internationaliste à la fermeture identitaire.
En 1963, Malcolm discourait encore contre ceux qui croient naïvement que certains blancs ne sont pas des ennemis des noirs. Il dénonçait l’homme blond, aux yeux bleus et à la peau claire. Il restait fidèle à la prédication de son maître Elijah Muhammad : « Ne cherchez pas à mêler notre sang par l’intégration sociale ». Le 8 mars 1964, il annonça sa rupture avec le mouvement des Black Muslims. Trois mois plus tard, au retour de La Mecque, il se déclarait toujours fidèle à l’Islam, conçu comme brèche ouverte dans le sectarisme racial et comme possibilité d’un mouvement pluraliste : « Désormais, nous entendons accueillir à nos côtés les chrétiens noirs tout comme les juifs noirs. Même les athées seront acceptés. Ainsi nous recevront dans nos rangs non seulement tous les noirs, mais encore les blancs musulman car la couleur cesse d’être un facteur de discrimination pour quiconque adopte l’Islam [27]. »
Il était pressé. Il lui restait moins d’un an à vivre.
En 1965, au retour d’un voyage en Europe, Malcolm X avait clarifié sa vision du monde : « La révolution noire n’est pas une révolution raciale. » Il déclarait alors ne plus croire désormais en aucune forme de racisme, ni de ségrégation. Il n’était plus question d’intégration, ni de mariages inter-raciaux, mais d’union entre des êtres humains [28]. « Notre problème », proclamait-t-il alors, n’est ni un problème de noirs, ni un problème d’américains. C’est « un problème mondial », posé à toute l’humanité. Reprenant, à son insu sans doute, la distinction de Marx entre l’émancipation politique, encore formelle et partielle, et l’émancipation humaine, il s’était longtemps opposé au mouvement pour les droits civiques au nom d’une conception plus large des droits de l’homme. Mais l’effort pour voir le monde d’un point de vue international, pour mieux comprendre le rôle de l’Amérique, la révolte devant le martyre de Lumumba, la rencontre avec le Che, l’avaient conduit à comprendre la place du racisme dans la domination capitaliste de classe et à penser l’émancipation dans la perspective de la révolution mondiale.
Il n’était plus hostile alors à la lutte pour les droits civiques. Il n’était plus partisan de la création d’un Etat noir séparé. Il se préoccupait de reconsidérer les liens entre la revendication nationale démocratique des Noirs, et la lutte des classes. Cette trajectoire le poussait à redéfinir ses outils de pensée, à se fixer de nouvelles cibles. L’évolution était sans doute trop inquiétante pour beaucoup. Les tueurs l’ont devancé. Le passeur Malcolm X fut abattu en plein envol. Un dimanche après-midi de février 1965.
Notes
1. Voir Dominique Vidal et Karim Bourtel, Le mal-être arabe, Marseille, Agone, 2005.
2. Perry Anderson reproche ainsi aux Lieux de mémoire conçus par Pierre Nora « d’embaumer la nation », en oubliant Dien Bien Phu et autres hauts lieux de la France coloniale. Nora s’en justifie, arguant que l’investigation sur « le deuil colonial » était un trop vaste sujet pour figurer dans la déjà monumentale entreprise des Lieux (voir Perry Anderson, La pensée tiède, avec la réponse de Pierre Nora, La pensée réchauffée, Paris Seuil, 2005).
3. Albert Memmi, Portrait du colonisateur, Paris Folio Actuel, 2004.
4. Christine Delphy, communication au 4e Congrès Marx international, Nanterre, sept. 2004, à paraître dans la revue Actuel Marx.
5. Alexis Nouss, Plaidoyer pour un monde métis, Paris, Textuel, 2005.
6. Voir Louis Dumont, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1979 ; Daniel Bensaïd, « Castes, classes, bureaucratie », in La Discordance des temps, Paris, Editions de la Passion, 1995.
7. In Dominique Vidal et Karim Boutrel, Le mal-être arabe, Marseille, Agone, 2005, p. 189 ; Abdelali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, 2005.
8. Albert Memmi, op. cit. p. 153.
9. Voir la thèse de Jean Peut-Etre M’Pelé, « Ethnisme, barbarie et modernité », Paris 8, 2004.
10. Franz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1961.
11. Le retournement du stigmate peut aboutir à un « essentialisme stratégique » qui rétablit, de façon biaisée, une ontologie de l’opprimé. C’est le reproche qu’adresse Vaisant Kaïwar à Dipesh Chakraberty (auteur de Provincializing Europe) : en relativisant les oppositions sociales pour mieux valoriser la tradition commune, en refoulant Marx au profit de Heidegger, il contribuerait à élaborer une idéologie spécifique des classes moyennes. Voir l’article de Kaiwar dans ContreTemps n°12, Paris, Textuel, janvier 2005.
12. Cf. Aziz Al-Azmeh, Islma and Modernities, Verso, Londres, 1996.
13. Voir Patrick Simon, « Les apories de l’universalisme à la française », in ContreTemps n°12, op. cit.
14. Voir Amy Gutman : « La permanence de plusieurs cultures mutuellement exclusives et non respectueuses n’est pas le principe moral du multiculturalisme en politique et en matière d’éducation », car « tous les aspects de la diversité culturelle ne sont pas dignes de respect », préface à Multiculturalisme de Charles Taylor, Paris, Aubier, 1992.
15. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil essais, 1971.
16. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Préface de Jean-Paul Sartre, Paris, Maspero, 1961.
17. Violemment critiqué, à partir de considérations différentes et parfois opposées, par le Nouvel-Observateur, Marianne, Charlie Hebdo, l’appel a notamment fait l’objet de tribunes de Jean Daniel (Le Monde 28/3/2005, Esther Benbassa, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard (Le Monde du 17/3/2005) de Houria Bouteldja, Karim Azouzz et autres indigènes (Le Monde, 17/3/2005), Emmanuel Terray (Le Monde du 21/3/2005), Daniel Bensaïd, Samy Joshua et Roselyne Vachetta (Libération du 21/3/2005). Il a également fait l’objet de tribunes contradictoires dans Rouge.
18. Saïd Bouamama, l’un des initiateurs de l’appel précise que « Le “nous” des indigènes n’est ni un nous religieux, ni un nous ethnique, mais un nous politique : c’est la communauté politique de tous ceux qui refusent le traitement particulier dont sont l’objet les personnes issues de l’immigration, de tous ceux qui refusent tout traitement ethnique des problèmes sociaux. » (Le Monde 28 juin 2005). La précision bien venue corrige une possible interprétation identitaire de fermeture de ce « nous » équivoque. Mais ainsi élargi, il flotte dans une définition trop large pour lui : ces « tous ceux qui refusent… » font en effet beaucoup de monde, bien au-délà de la généalogie indigéniste.
19. Un scénario analogue (écrit en partie par les mêmes scénaristes ) risque de se reproduire aujourd’hui avec la promotion de « Ni putes, ni soumises ». Le mouvement peut rallier des femmes issues de l’immigration désireuses de trouver leur place dans la société en rejetant les oppressions familiales et sexistes dont elles font l’objet : mobilisations légitimes inextricablement mêlées à la récupération institutionnelle et aux plans de carrière, avec la même relativisation de la question sociale et des revendications féministes spécifiques, au nom des valeurs laïques et républicaines. Sa visée hégémonique s’est clairement exprimée, dès la journée des femmes du 8 mars 2004, par l’organisation de cortèges séparés. Elle s’est confirmée à l’occasion du 8 mars 2005, avec une initiative de division délibérée, visant à ringardiser le vieux féminisme au profit d’un nouveau féminisme apprivoisé et politiquement correct. L’opération fut facilitée par les maladresses des organisatrices du 8 mars (Comité national pour les droits des femmes et Collectif pour le droit à l’avortement et à la contraception), qui refusèrent la signature du collectif L’école pour tout(te)s au motif qu’il accueillerait dans ses rangs des filles foulardées. Si un tel collectif souscrit au contenu de l’appel unitaire et veut manifester pour l’égalité des droits, contre les violences faites au femme, et pour le droit à l’avortement, c’est évidemment un acte positif. Qu’il exprime un dilemme non résolu pour des adolescentes voilées, c’est leur problème. Il faut pour le résoudre donner du temps au temps. En revanche, les rejeter ne peut qu’ajouter l’humiliation à l’humiliation, la frustration à la frustration, encourager le repli au lieu de la convergence.
20. Sans compter que les colonisations et les modes de domination ne sont pas toutes les mêmes. Il existe bien des différences entre l’immigré marocain et le malien qui n’a pas oublié l’oppression arabe, entre l’Algérie et le Vietnam libérés par un soulèvement national, et le Sénégal ou la Côte d’Ivoire dont l’indépendance fut négociée dans le cadre de la décolonisation, entre les Antilles et Madagascar. Les immigrés de même ne viennent pas tous de la même histoire et ne s’inscrivent pas spontanément dans un devenir homogène.
21. C’est pourtant cet amalgame que suggère à la légère l’Appel de Indigènes, lorsqu’il dénonce l’offensive réactionnaire qui s’empare des cerveaux, « frauduleusement camouflée sous les drapeaux de la laïcité, de la citoyenneté, du féminisme ». L’idéologie coloniale perdure certainement et traverse, à doses inégales, les grands clivages de la société française, mais les mouvements incriminés ne sont pas réductibles à du camouflage frauduleux. Pas étonnant, que des militant(e)s se soient sentis insultés par de tels propos.
22. « Identités indécisesé », Lignes n° 6, octobre 2001.
23. Emmanuel Terray, « La pitié et la raison », Le Monde, 20 mars 2005.
24. Nous avons trop souvent fait nous-mêmes l’objet de ces visions policières de l’histoire, à une époque – pas si lointaine – où les services d’ordre syndicaux faisaient un cordon sanitaire pour isoler « les gauchistes » des cortèges et défilaient en pointant un pousse accusateur et en scandant (à l’intention de la maréchaussée) : « Les casseurs sont derrière ! »
25. Voir l’article pertinent de Brigitte Larguèze, Frédéric Goldbronn et José Reynes (parents de lycéens manifestants) publié sous le titre « Nouveau lumpenprolétariat et jeunes casseurs » dans Le Monde du 1er avril, ainsi que la tribune signée collectivement Claris (Clarifier le débat public sur l’insécurité), dans Libération du 5 avril.
26. Dans les contingents de briseurs de grève, il y eut toujours bon nombre de victimes agissant par ressentiment envers les nantis qui ont un travail. Voir le film de Bo Widerberg, Adalen 31.
27. Entretien à Jeune Afrique, 1er juin 1964.
28. Malcolm X, Le Pouvoir noir, Paris, François Maspero, pp. 199, 235, 256.