Introduction de la rédaction
L’histoire de la gauche marxiste en Égypte reste à écrire. Une de ses caractéristiques semble être la discontinuité : depuis un siècle, des organisations naissent, subissent la répression puis s’éparpillent.
Les Socialistes révolutionnaires (SR) sont nés au début des années 1990 sans véritable lien avec les courants s’étant réclamés du marxisme avant eux. Cette organisation a été fondée par des étudiants de l’Université américaine du Caire entrés en contact avec le SWP britannique par le biais d’un enseignant. Depuis lors, les SR ont tissé des liens avec le courant trotskyste International Socialist Tendency (IST).
Une seconde caractéristique de la gauche marxiste égyptienne est sa taille relativement réduite. La force militante des SR est estimée à plusieurs centaines de militants et ils mobilisent régulièrement plus d’un millier de sympathisants.
Pour définir leur politique, les SR ont été amenés à se délimiter :
• d’une part face aux courants communistes plus anciens, et dont la taille ne semble pas plus importante ;
• d’autre part face aux courants de gauche se réclamant de Nasser, et qui sont de loin beaucoup plus enracinés.
Le premier texte, reproduisant les propos d’Hisham Fouad, présente le bilan politique et social des douze derniers mois.
Les deux interviews qui suivent portent essentiellement sur la question controversée du positionnement des SR face aux Frères musulmans.
Coup de projecteur sur une année mouvementée - Entretien avec Hicham Fouad
Ce texte a déjà été publié en français sur ESSF (article 31964), Egypte : entretien avec Hisham Fouad, militant Socialiste révolutionnaire :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31964
ainsi qu’en anglais (article 32440), The current situation in Egypt: Spotlight on an eventful year :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article32440
Election du 5 juin 2014 : Un président mal élu et fragile
D’après des chiffres officiels manifestement truqués, impossibles à vérifier et auxquels personne ne croit, 93 % des électeurs auraient voté pour le Maréchal Sissi. Mais simultanément, seulement la moitié des électeurs seraient allés voter. Le nassérien de gauche Sabahi, seul candidat face à Sissi, n’aurait obtenu que 3 % des voix.
La préoccupation principale de la population, reste la survie au quotidien avec la hausse du chômage due à une économie sinistrée, une hausse des prix vertigineuse, des coupures d’eau et d’électricité très fréquentes.
Le pouvoir actuel risque d’être encore plus répressif que ses prédécesseurs : Sissi doit faire taire toute possibilité de contestation sociale pour tenter de remettre en place l’ordre en vigueur avant 2011.
La situation peut très vite évoluer si les grèves ouvrières, laissées en suspens durant la campagne présidentielle reprennent.
Tout aussi déterminante sera la structuration des forces révolutionnaires (Mouvement du 6 Avril, Socialistes révolutionnaires, Pain et Liberté…) au sein d’un front, comme celui qui s’est constitué dans les mobilisations contre la loi restreignant le droit de manifester en janvier dernier. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de créer une alternative à la fois à l’Armée et aux Frères Musulmans.
(Extraits d’un article paru le 5 juin 2014 dans « l’Anticapitaliste », hebdomadaire du NPA et disponible sur ESSF (article 2118), Services publics : convergence des collectifs)
« La question c’est : “qui mène la contre-révolution ?” » - Entretien avec Hatem Tallima*
Question : Sur quoi repose le Front de la voie de la révolution auquel participent les Socialistes révolutionnaires ?
Hatem Tallima : Le Front de la voie de la révolution a été créé le 27 juin 2013, soit trois jours avant les gigantesques manifestations du 30 juin. Son objectif était de proposer la stratégie d’opposition la plus pertinente au Président islamiste Morsi. Il existait parmi les forces mobilisées deux points de vue pour « dégager » les Frères musulmans : soit compter sur l’armée et la police, soit éviter de se retrouver avec eux et les autres résidus de l’époque Moubarak (fellouls). Cela a débouché sur deux types de slogans : « Le peuple, l’armée et la police, main dans la main » et « À bas tous ceux qui ont trahi : les fellouls, les militaires et les Frères ».
Les SR ont organisé des mobilisations en commun avec le second groupe, qui n’était pas le plus nombreux.
Ce qu’ont fait les Frères musulmans pendant l’année où ils ont été au pouvoir était horrible. Ils ont fait preuve d’une vision sectaire et sexiste. Ils se sont opposés aux libertés. Ils ont, en lien étroit avec les milieux d’affaires, adopté des politiques néolibérales dans la continuité de celles de Moubarak. Dans la population, la haine des Frères était devenue telle que beaucoup étaient prêts à s’allier avec le diable pour se débarrasser d’eux. Nous le comprenons.
Mais en même temps, nous pensions que cette attitude était dangereuse, qu’elle donnait une occasion aux piliers du régime de Moubarak de reprendre le pouvoir, ces piliers étant la police, l’armée et le patronat. Nous pensions que se débarrasser des Frères musulmans sans le faire sous le signe de la reprise de la révolution en s’attaquant simultanément aux piliers du régime Moubarak, serait utilisé par ces derniers pour reprendre le pouvoir. Et c’est ce qui, de notre point de vue, est en train d’arriver maintenant. Le couronnement de ce processus a été l’arrivée au pouvoir de Sissi le 3 juillet : c’était un général nommé à la tête des Renseignements militaires par Moubarak lui-même et qui va, bien sûr, devenir Président de la république fin mai.
C’est dans ce contexte qu’a été créé le Front de la voie de la révolution. Nous avons participé aux manifestations gigantesques du 30 juin réclamant le départ de Morsi. En même temps, nous disions non aux brutalités policières, non à un régime militaire, non aux fellouls de Moubarak !
Le Front de la voie de la révolution a mûri après le coup d’État du 3 juillet. Les choses sont devenues plus claires après l’annonce de la feuille de route conçue par les Renseignements militaires et rendue publique le 8 juillet. Ceci a ouvert la voie au 14 août, date du plus grand massacre commis par l’État égyptien contre sa population (au Caire, lors de la dispersion des sit-in de Rabaa et Nahda) et sur lequel il n’y a eu aucune véritable enquête. À partir de là, nous avons rédigé la plateforme du Front de la voie de la révolution, et nous l’avons rendue publique le 14 septembre 2013. Le Front regroupe des mouvements révolutionnaires comme les Socialistes révolutionnaires, le Mouvement du 6 Avril, des militants indépendants, des militants des droits humains, des collectifs contre le jugement des civils par les cours martiales, des collectifs contre la torture et divers autres petits collectifs. La participation au Front de la voie de la révolution est aujourd’hui une des activités des Socialistes révolutionnaires.
Question : Certains disent que l’orientation affichée des SR est de s’opposer à la fois aux militaires et aux Frères musulmans, mais que dans les faits, 9 sur 10 de vos slogans sont contre les militaires et un seul contre les Frères musulmans. Ils vous accusent pour cette raison d’être des alliés de fait des Frères...
Hatem Tallima : En ce qui concerne les slogans, il y a un an, c’était l’inverse : neuf sur dix étaient contre les Frères musulmans et un seul contre les militaires.
Pour nous, la question c’est : « qui mène la contre-révolution ? » Nous, les Socialistes révolutionnaires, avons été les premiers à descendre dans la rue, le 30 août 2012 contre Morsi, soit seulement deux mois après son élection. Et nous avons publié un communiqué intitulé « Les Frères musulmans mènent la contre-révolution ». Ces derniers m’ont d’ailleurs physiquement agressé, place Tahrir le 12 octobre 2012.
L’un des deux slogans les plus populaires de la révolution est « À bas le pouvoir du Guide [des Frères musulmans] ! » L’autre est « À bas le pouvoir militaire ! »
Nous avons participé il y a deux jours à une manifestation de deux mille personnes environ contre la loi interdisant les manifestations. Notre slogan était « À bas le pouvoir militaire ! » Lorsque quelqu’un m’a demandé pourquoi on ne disait pas aussi « À bas le pouvoir du Guide ! », je lui ai répondu que c’était parce qu’il n’était plus au pouvoir mais en prison !
Nous ne sommes pas pour l’autoflagellation. Nous avons voté Morsi en 2012 contre le général Ahmed Chafiq (le dernier Premier ministre de Moubarak) et nous sommes fiers de l’avoir fait. Si c’était à refaire, nous le referions. Mais dès le lendemain de son élection, nous étions contre lui. C’est la tactique léniniste « un pas en arrière, deux pas en avant ».
En Égypte, il existe une « islamophobie », qui divise la société en islamistes et non islamistes et qui favorise les alliances interclassistes contre les islamistes. C’est ainsi que le parti de gauche Tagammu n’a pas hésité à s’allier avec le parti des Égyptiens libres du milliardaire Sawiris aux élections législatives de 2012. Ses dirigeants ont rencontré Sissi hier et discutent actuellement avec Sawiris sur la façon dont ils peuvent se coordonner pour les prochaines élections législatives. Leur logique est « mettons de côté pour le moment nos propositions sociales » pour faire face à la menace commune en agissant avec la police, les hommes d’affaires et ceux qui exploitent la société égyptienne.
De l’autre côté, on a les islamistes allant du Guide adjoint de la confrérie, le milliardaire Khaïrat El Chater, jusqu’au plus pauvre des islamistes des villages les plus reculés. Nous, nous sommes pour la lutte des classes. Nous ne voyons aucune différence entre Khaïrat El Chater et Naguib Sawiris, sauf en ce qui concerne quelques positions particulièrement réactionnaires d’El Chater.
Question : Pourquoi les SR ont-ils appelé à voter Morsi au second tour de l’élection présidentielle de 2012 ?
Hatem Tallima : Nous avons appelé à voter Morsi pour battre le général Ahmed Chafiq, bras droit de Moubarak. S’il avait été élu, cela aurait sonné la défaite de la révolution. C’était simplement un vote tactique. Nous ne nous sommes jamais alliés avec eux. Nous ne nous sommes jamais assis avec eux autour d’une table pour discuter de quoi que ce soit. Nous savons qu’il s’agit d’un mouvement sectaire, sexiste, réactionnaire et néolibéral. Nous n’avions pas d’illusion sur eux. Mais la grande masse du peuple en avait. Il fallait que les Frères musulmans pratiquent le pouvoir pour que les illusions à leurs propos se dissipent.
Question : Pourquoi les révolutionnaires n’avaient-ils pas tous appelé à voter pour le nassérien de gauche Hamdine Sabahi au premier tour des élections présidentielles de 2012 ?
Hatem Tallima : Le fait qu’il fasse un tel score a été une surprise. Au premier tour, les SR avaient poussé Khaled Ali à se présenter. Les SR considèrent que la dispersion des votes au premier tour entre plusieurs candidats a été une bêtise.
Question : La politique des SR envers les Frères s’apparente-t-elle à ce que les marxistes révolutionnaires appellent le « front unique » ?
Hatem Tallima : Les SR n’ont jamais eu une politique de front unique avec les Frères. Nous avons refusé l’invitation qu’ils nous avaient faite à leur meeting.
Des confusions peuvent exister par le fait qu’un certain nombre de militants sont parfois présentés à tort comme SR, alors que ce n’est plus le cas : Tamer Wageeh, par exemple, est parti en 2010 avec Renouveau socialiste puis a rejoint en 2011 l’Alliance populaire socialiste, qui ressemble un peu au Die Linke allemand. Il a soutenu le Frère musulman dissident Aboul Foutouh, que l’on peut définir comme la gauche d’un mouvement de droite. Les SR sont en total désaccord avec lui.
Question : Quelle est pour les SR la nature des Frères musulmans ?
Hatem Tallima : La confrérie des Frères musulmans est une organisation totalement bourgeoise dont la base est la bourgeoisie et la « classe moyenne ». C’est une organisation sexiste et sectaire. Elle se situe très à droite sur les plans économique et social.
Mais nous faisons une différence avec leurs jeunes… Nous voulons détourner des Frères musulmans leurs sympathisants qui ont des illusions sur eux et les voient comme des défenseurs des pauvres. Car les Frères ont un demi-million de membres…
* Hatem Tallima est enseignant-chercheur en chimie. Il est un des animateurs du Front de la voie de la révolution et membre du Bureau politique des Socialistes révolutionnaires (SR), organisation à laquelle il appartient depuis le début des années 1990.
Les Socialistes révolutionnaires face aux Frères musulmans -
Entretien avec Mustafa Omar *
Question : Comment fonctionnent les Frères musulmans ?
Mustafa Omar : Beaucoup de Frères musulmans ont été recrutés très jeunes, lorsqu’ils étaient au lycée, voire au collège. D’autres sont recrutés au début de leurs études supérieures, ils sont souvent issus de la campagne.
L’éducation n’est plus vraiment gratuite maintenant. En théorie, elle l’est mais en réalité, elle ne l’est plus car il est nécessaire de prendre des cours particuliers, d’acheter de quoi manger, etc.
Les Frères apportent un important soutien financier à des jeunes des lycées et des facs qui ne viennent pas des milieux aisés, mais appartiennent aux couches les plus pauvres des « classes moyennes » et à la classe ouvrière. Ils ont très peu d’argent, et les Frères leur procurent ce que l’État ne leur procure plus : des livres, un logement pour ceux qui ne trouvent pas de place dans les résidences universitaires, de la nourriture, etc.
Ceci est important, car certaines des manifestations les plus militantes contre Sissi ont été organisées par les étudiants partisans de Morsi et des Frères. C’est ainsi qu’ils gagnent leur loyauté.
Il y a une véritable différence entre ces jeunes et certains des plus riches dirigeants des Frères.
Question : Mais l’obéissance aux chefs ne fait-elle pas partie de l’idéologie des Frères musulmans ?
Mustafa Omar : Cela est généralement vrai, mais il est également vrai que les jeunes Frères sont écoutés par les dirigeants. Il ne s’agit pas d’une relation unilatérale. Les anti-Frères, comme par exemple les staliniens, ont souvent tendance à exagérer. Ils décrivent la Confrérie comme une organisation très hiérarchisée de haut en bas, avec une obéissance aveugle. Cela est vrai, mais en partie seulement. Les jeunes exercent une pression sur leur direction. C’était vrai avant que Morsi ne devienne président en juin 2012, et cela le reste après le coup du 3 juillet 2013.
Beaucoup de ces jeunes sont convaincus que le système économique actuel pose de gros problèmes, que le capitalisme pose de gros problèmes. Mais ils ont une vision réformiste du monde, ils veulent une réforme du capitalisme et une redistribution des richesses. Ils veulent la gratuité des soins médicaux et de l’éducation. Beaucoup de choses que nous, socialistes révolutionnaires, voulons également.
Néanmoins, ils croient véritablement qu’ils ont à suivre la stratégie et la tactique de la direction. Ils font confiance à leur direction pour atteindre ce but. J’ai parlé avec de nombreux jeunes Frères. Ils ont une critique du capitalisme, certes réformiste, mais une vraie critique. Ils n’observent pas tous une obéissance aveugle aux chefs.
Deuxièmement, beaucoup d’entre eux croient généralement en une société démocratique. Pas seulement comme moyen pour que les Frères parviennent au pouvoir. Beaucoup d’entre eux peuvent véritablement vivre dans un cadre pluraliste. Nous travaillions avec eux en Égypte avant la révolution de 2011. Et ils croyaient généralement en cela. Pour moi, il ne s’agit pas de cynisme afin de parvenir au pouvoir, comme cela est parfois expliqué.
En réalité, avant et après la révolution, il y a eu de nombreuses scissions significatives parmi les jeunes Frères. Elles ne concernaient pas beaucoup de monde, mais ces scissions étaient significatives.
Chez beaucoup de jeunes Frères, il y a eu un glissement vers la gauche sous la pression de la révolution. Ils ont scissionné de la Confrérie et ont rejoint le parti « Égypte forte » d’Aboul Foutouh.
Certains de ces ex-Frères sont maintenant des membres fondateurs du Front de la voie de la révolution. Et même s’ils ressemblent bien à des islamistes, ils ne sont pas aussi hostiles au marxisme qu’ils l’étaient il y a un an… Il faut prendre en compte l’origine sociale de ces ex-Frères, leur classe d’origine. Une partie significative d’entre eux – pas tous ! – sont ouverts au dialogue avec des forces de gauche, socialistes. Nous partageons avec eux certaines positions concernant la démocratie et l’opposition à l’impérialisme.
Question : Et concernant les femmes et le sexisme ?
Mustafa Omar : Les choses sont également mitigées. Une partie des soutiens des Frères sont des femmes. Elles travaillent, et les Frères sont d’accord avec cela. Sur ce point, ils ne sont pas aussi à droite que les salafistes. Ils sont sexistes, mais pas autant que les salafistes. Le sexisme des salafistes se situe carrément à un autre niveau. Les Frères ont en général une conception du mode de vie très « classe moyenne » urbaine. Leur point de vue est très différent du point de vue totalement ringard, conservateur et réactionnaire des salafistes qui disent que les femmes doivent rester à la maison au lieu d’aller travailler.
Question : Comment parvenez-vous à faire la différence entre les Frères musulmans et les ex-Frères ? Croyez-vous sur parole ceux qui disent qu’ils ne sont plus Frères ? La « taqéïa » (droit de mentir aux ennemis) ne fait-elle pas partie de leur idéologie ?
Mustafa Omar : Beaucoup de gens dont je suis en train de parler ont publiquement démissionné des Frères. Ils ont une critique radicale de la vision du monde des Frères. Nous travaillons avec eux depuis des années, et nous savons exactement qui est qui, qui est honnête et qui ne l’est pas.
Beaucoup d’entre eux ont encore un penchant islamiste, mais ils rejettent la politique des Frères.
La pression de la révolution a produit une petite scission chez les Frères. Une minorité significative de plusieurs milliers de membres a quitté les Frères pour rejoindre la gauche. Lorsqu’ils ont vu la confrérie faire des arrangements cyniques avec le régime de Moubarak puis avec le Conseil supérieur des forces armées, des milliers de Frères ont préféré quitter la confrérie et continuer à participer à la révolution du 25 janvier. Avant, ils croyaient vraiment leurs dirigeants quand ils leur disaient qu’ils étaient contre le régime, contre la dictature militaire, contre la corruption, etc. Quand ils ont vu que ce n’était pas le cas, ils les ont quittés.
Certains militants issus des Frères ont rejoint le Front de la voie de la révolution. Il s’agit d’un petit groupe de gens, pas très nombreux, mais de taille significative. Le slogan du Front est « ni les militaires ni les Frères ». Ils font campagne avec nous sur ce mot d’ordre. Ils ne peuvent donc pas être des sous-marins de la confrérie.
Question : Défendez-vous toujours le slogan « toujours contre les militaires, parfois avec les Frères » ?
Mustafa Omar : C’était notre approche générale avant la révolution de 2011. Je pense que cette formule est devenue en partie obsolète au cours de la dernière année, mais la partie la plus importante de ce mot d’ordre reste toujours correcte et d’actualité. Nous sommes en effet en train de défendre le droit des Frères d’exister en tant que force politique, du point de vue de la défense des droits démocratiques.
Nous avons eu un grand débat à ce sujet au sein des Socialistes révolutionnaires. Tout le monde n’était pas toujours content de cette position. Notre organisation avait connu une scission en 2009. Beaucoup de gens refusaient ce slogan. Aujourd’hui, tous les SR d’Égypte sont d’accord avec ce slogan.
Question : Quelle est la position de la gauche envers les Frères ?
Mustafa Omar : Une des questions les plus importantes pour la gauche égyptienne est la façon d’aborder la question des Frères musulmans.
Historiquement, la majorité des courants de la gauche égyptienne considère que les Frères sont des fascistes. Une minorité à gauche est en désaccord avec cette approche. Parmi eux, il y a les Socialistes révolutionnaires. Il s’agit d’une question très importante, car il est possible de voir aujourd’hui les ramifications de ces différentes manières d’analyser les Frères.
La totalité de la gauche stalinienne et de la gauche nassérienne considère que ce sont des fascistes, et ils tendent aujourd’hui la main à Sissi. Une minorité à gauche, et pas seulement les SR, considère que les Frères ne sont pas des fascistes et sont pour cette raison capables d’avoir une position indépendante d’opposition à l’État, mais également d’indépendance envers les Frères.
Nous sommes capables de nous battre pour les droits démocratiques, alors qu’historiquement la majorité des courants de gauche a considéré l’État autoritaire comme un moindre mal par rapport aux Frères.
Dans les années 1990, la majorité de la gauche a soutenu la répression contre les islamistes, et soutient aujourd’hui celle contre les Frères y compris les massacres. Certaines des icônes de la gauche des cinquante dernières années soutiennent aujourd’hui Sissi. Aberrahman El Abnoudy, poète de la révolution, soutient par exemple Sissi aujourd’hui parce qu’il croit que les Frères sont une force obscurantiste. C’est incroyable, c’est un désastre !
Question : Refuser la répression contre les Frères est une chose, mais est-il pour autant envisageable de s’allier, même momentanément, avec eux ?
Mustafa Omar : Le profil de certains partisans des Frères musulmans permet de travailler avec eux. On peut travailler avec certains militants de base des Frères sur des objectifs démocratiques. C’est par exemple en ce moment même le cas sur des questions économiques et sociales, en particulier à l’Université. En ce moment, tactiquement, il est très difficile de travailler avec les Frères. Mais dans quelques mois, il sera important de travailler avec eux sur des objectifs communs. Sinon, nous ne parviendrons pas à avoir une influence sur des personnes appartenant aux Frères. C’est une divergence entre nous et d’autres forces de gauche. Il serait fou de dire que nous ne manifesterons jamais avec les Frères. S’ils sont d’accord avec nos revendications, ils devraient être les bienvenus.
Question : En tant qu’individus ou en tant qu’organisation ?
Mustafa Omar : Il est possible de le faire avec des individus. La question de travailler avec eux en tant qu’organisation n’est pas actuellement à l’ordre du jour. Mais je ne sais pas ce qui peut arriver dans l’avenir. Il s’agit d’un problème tactique. Il ne faut oublier qu’ils ne sont pas seulement présents à l’Université. Ils sont aussi implantés dans les lieux de travail, dans les usines, dans les grandes entreprises… On ne peut pas les ignorer.
Question : Les 23 et 25 janvier 2014, vos deux organisations avaient-elles manifesté ensemble ?
Mustafa Omar : Non, bien sûr, nous avions manifesté séparément. Ce serait suicidaire de travailler avec les Frères en ce moment. En ce qui concerne l’avenir, nous ne savons pas comment les Frères peuvent changer, nous ne savons pas comment la situation peut évoluer. Il ne faut jamais dire jamais.
En ce qui concerne les possibilités de travail en commun en ce moment, il faut prendre en compte deux aspects :
● 1. Avant d’arriver au pouvoir, les Frères disaient être pour la démocratie. Une fois au pouvoir, ils l’ont combattue. Maintenant qu’ils ne sont plus au pouvoir, ils peuvent dire à nouveau dire qu’ils sont pour la démocratie...
● 2. Cela dépend de la situation et de la mobilisation. S’ils sont d’accord pour participer à une mobilisation, c’est qu’ils sont d’accord avec les revendications de cette mobilisation. Cela ne signifie pas que nous allons oublier ce qu’ils ont fait dans le passé ou nous abstenir de les critiquer. Le problème en ce moment est qu’ils refusent de se joindre à toute mobilisation qui ne demande pas le retour de Morsi. Pour cette raison, il n’est pas possible de travailler avec eux.
Ils sont persécutés et très en colère. Il faut comprendre que des milliers d’entre eux sont en prison, des milliers sont torturés. Ils sont très en colère, même contre les Socialistes révolutionnaires.
Question : Vous dites défendre leur droit démocratique d’avoir un parti. Trouvez-vous que leur prétention à parler au nom de Dieu, à détenir la vérité absolue, est compatible avec la démocratie ?
Mustafa Omar : Je crois dans leur droit d’avoir un parti, je m’oppose au pouvoir qui s’attaque à la démocratie. Je peux expliquer aux gens autour d’eux que leur politique est néfaste. Mais l’État n’a pas le droit de décider qui doit avoir un parti ou pas.
Si c’était une organisation fasciste, ce serait une question différente. Je ne serais pas opposé à leur interdiction. Ils sont conservateurs, réactionnaires, mais pas fascistes.
Pour moi, le fascisme, c’est vouloir détruire complètement la démocratie, la classe ouvrière, les syndicats... Ce n’est pas leur volonté. Eux, ils sont simplement autoritaires. Ils sont à la fois conservateurs et réformistes. Ils sont de centre-droit. Ce ne sont pas des fascistes.
Question : Vous dites qu’ils sont autoritaires. L’autoritarisme est-il compatible avec la démocratie ? S’ils considèrent qu’ils possèdent la vérité absolue parce que c’est la parole de Dieu, pourquoi une fois au pouvoir laisseraient-ils s’exprimer des opinions opposées à la volonté divine ? Ce problème ne concerne pas que les Frères musulmans. Il concerne également le parti salafiste Nour.
Mustafa Omar : Ma réponse n’est pas une réponse absolue. En ce moment, par rapport à l’État, au moment où la classe dominante est en train d’effectuer une contre-révolution pour détruire complètement tout type de réalisation démocratique de la révolution du 25 janvier 2011, je suis opposé à ce que l’État interdise le parti des Frères musulmans ou le parti Nour. Dans une situation différente, si la révolution renaissait et se renforçait, je ne serais pas par principe opposé à l’interdiction de tels partis. Mais, en ce moment, le principal adversaire est l’État.
Question : Mais il y a un an, lorsqu’ils étaient au pouvoir, n’ont-ils pas essayé d’établir une dictature ?
Mustafa Omar : Non, ce qu’ils ont tenté de faire était de partager le pouvoir avec la classe dominante de l’ère Moubarak. Ils n’en ont pas eu l’opportunité. D’un point de vue formel, ils gouvernaient. Mais en réalité, la classe dominante du régime Moubarak ne leur en a pas laissé la possibilité.
Question : Mais n’ont-ils pas tué des opposants ?
Mustafa Omar : Certes ils ont commis des crimes et nous, les SR, n’avons pas cessé de manifester contre eux pendant un an. Nous avons été les premiers, avec le mouvement du 6 Avril à avoir manifesté contre Morsi, c’était le 31 août 2012. Nous ne voulons pas les blanchir de leurs crimes, mais ils ne dirigeaient pas vraiment l’Égypte, ils tentaient de partager le pouvoir avec les militaires, et la classe dominante en général. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose. Tout ce qu’ils faisaient était saboté. Ils ont offert leurs services à la classe dominante et la classe dominante les a envoyés bouler.
Les Frères sont réactionnaires, je ne dis pas qu’ils sont progressistes. Mais 90 % des personnes tuées sous Morsi l’ont été par le ministre de l’Intérieur qui est toujours en place aujourd’hui. En fait, les Frères n’ont pas organisé de réelle mobilisation de masse de leurs membres avant la fin juin 2013, ils ne l’ont fait que juste avant le putsch du 3 juillet.
Pendant les 12 mois où ils ont été au pouvoir, leurs sièges ont été partout incendiés. La police et l’armée ont refusé de protéger leurs locaux. Ils ont refusé de mobiliser leurs membres pour engager une bataille de rue. Pas parce qu’ils étaient contre cela, ni parce qu’ils n’avaient pas la capacité de le faire. Mais parce qu’ils avaient l’espoir que l’État continuerait à leur faire confiance. Ils ne voulaient pas déstabiliser leur pouvoir. Je ne cherche pas à prendre la défense des Frères, mais d’essayer d’expliquer ce qui s’est passé pendant l’année où Morsi était au pouvoir.
Question : Tu dis que 90 % des personnes tuées l’ont été par la police, mais qui a tué les 10 % restants ?
Mustafa Omar : Il y a eu un incident majeur après le décret constitutionnel de novembre 2012 par lequel Morsi a tenté de s’arroger les pleins pouvoirs. Lorsque des confrontations avec des opposants aux Frères ont eu lieu le 4 décembre 2012 devant le Palais présidentiel, les Frères ont été battus et la plupart des morts pendant cette bataille étaient membres de la confrérie. Mais la seule victime dont on a parlé est Husseini Abou Deif, une icône de la révolution effectivement tuée par les Frères ce jour-là.
Cependant, les Frères ont perdu cette bataille à plate couture. Et ils n’ont plus jamais recommencé. Leur seul recours à la violence a eu lieu le 30 juin 2013, lorsque la foule est venue incendier leur quartier général au Caire. Des membres qui étaient à l’intérieur ont tué trois personnes. C’est dans un contexte précis. Ce n’est pas comme si les Frères étaient des brutes fascistes qui descendaient dans la rue pour massacrer les gens. L’État était d’une certaine façon impliqué dans l’incendie des locaux des Frères musulmans. Des dizaines d’entre eux ont été incendiés pendant l’année où Morsi était au pouvoir. Et lorsque Morsi disait à la police « arrêtez ça, s’il vous plaît », celle-ci répondait qu’elle n’avait rien à faire de leurs locaux.
Ce n’était donc pas une année où ils auraient réussi à imposer un ordre autoritaire. Leur projet était différent : il s’agissait de « vendre » à la classe dominante leur capacité à contrôler les masses grâce à leur base militante. Mais la classe dominante n’était pas intéressée. Elle l’avait été au début, mais une fois que la situation s’est stabilisée et que les Frères ont réussi à dévitaliser la révolution, ils avaient fait le boulot. La classe dominante leur a alors dit « au revoir et merci ». Ils avaient fait le boulot : ils avaient trahi la révolution.
Question : Mais trahir la révolution suppose qu’ils y avaient préalablement adhéré. Etait-ce vraiment le cas où l’avaient-ils simplement utilisée ?
Mustafa Omar : Ils l’ont bien sûr utilisée. En même temps, tous leurs membres ne sont pas opposés à la révolution. C’est pour cela que certains sont partis. Les Frères musulmans ont trahi la révolution, mais ce n’est pas eux qui l’ont tuée. C’est la classe dominante qui a tué la révolution. Les Frères l’ont simplement aidée en trahissant les gens qui ont voté pour eux dans cinq élections différentes. Et la majorité de leurs électeurs ne sont pas membres de la confrérie. Ils croyaient simplement que les Frères allaient instaurer la justice sociale et la dignité. Le 25 janvier 2011, ils s’étaient engagés à réaliser les objectifs de la révolution. Une fois au pouvoir, ils ont changé leur discours… ils ont donc trahi. 13 millions ont voté pour Morsi, alors que les Frères avaient seulement 5 millions de partisans. 8 millions ont voté pour Morsi parce qu’ils croyaient en la révolution et que Morsi avait dit qu’il accomplirait les tâches de la révolution. Au premier tour de la présidentielle, Morsi avait eu seulement 5 millions de votes. Au second, il en a eu environ 13. Et 10 millions ne voulaient pas le retour des hommes de Moubarak.
Question : Les marxistes disent que les staliniens et les sociaux-démocrates ont trahi la classe ouvrière parce que ces partis se réclamaient historiquement de la classe ouvrière et de l’anticapitalisme. Est-il justifié d’utiliser ce même terme à propos des Frères musulmans ?
Mustafa Omar : Les Frères étaient partie prenante de la révolution. Le 2 février 2011, lorsque des hommes de main de Moubarak montés sur des chameaux avaient attaqué les manifestants sur la place Tahrir, des Frères étaient présents pour les repousser. La révolution aurait été vaincue s’ils n’avaient pas été là et Moubarak serait toujours au pouvoir. Ils sont réactionnaires, droitiers, opportunistes mais ils ont participé à la révolution.
Nous pensons que Hamdine Sabahi a trahi le processus révolutionnaire en s’alignant sur la position des militaires après le coup d’État militaire de juillet 2013. Mais nous lui apportons à l’élection présidentielle un soutien critique. Nous ne nous sommes jamais alliés aux Frères.
Aux États Unis, les Démocrates font partie de la classe dominante, et pour cette raison, il ne faut pas voter pour eux. Les Frères, par contre, ne sont pas un parti de la classe dominante. C’est « un parti mixte ». S’ils appartenaient à la classe dominante, pourquoi des dizaines de milliers d’entre eux seraient-ils en prison ou tués ? Les Républicains n’ont jamais tué les Démocrates. Ces deux partis ne s’entre-tuent pas. Les Frères sont un parti de la classe moyenne qui est suivi par une partie non négligeable de la classe ouvrière. Je n’ai jamais vu George Bush demander que l’on mette la tête de Clinton sous la guillotine. Les Frères ne sont pas un parti de la classe dominante. Ils voulaient rejoindre la classe dominante. Ils ont été éconduits.
Question : Et comment se présente la situation du syndicalisme ?
Mustafa Omar : Terrible. Le gouvernement a imposé de nouveau la centrale syndicale de Moubarak. Et la nouvelle Constitution a plus ou moins mis hors la loi les syndicats indépendants.
* Mustafa Omar est journaliste au Caire et militant Socialiste révolutionnaire.