A l’époque des guerres yougoslaves, l’architecte Bogdan Bogdanovitch avait forgé le mot urbicide pour désigner la destruction des villes des Balkans. En Palestine ce qui frappe d’emblée, c’est la violence exercée contre la terre, le territoire. A perte de vue ce ne sont que chantiers à ciel ouvert, collines éventrées, déforestations. Paysages en lambeaux. Rendu illisible par une violence qui semble concertée. Non pas seulement la violence des bombes et de la guerre, non pas les destructions infligées par les incursions des chars, les plus modernes au monde et les plus lourds, mais une violence active, industrieuse. Cadastrale. La laideur du béton et du bitume s’étend sur les plus beaux paysages de l’histoire humaine. Les collines sont lacérées par « les routes de contournement » que l’on construit pour protéger les accès des colonies israeliennes ; à leurs abords on détruit les maisons, on arrache les oliviers, on rase des champs d’orangers... pour améliorer... la visibilité. A leur place, s’étendent des terrains vagues, des no man’s land surmontés de miradors. Le buldozzer que l’on croise partout au bord des routes apparait tout aussi stratégique dans la guerre en cours que le tank. Jamais un engin aussi inoffensif ne m’était apparu porteur d’une telle violence muette. Brutalité des buldozzers. La géographie, dit-on, ça sert d’abord à faire la guerre. En Palestine, c’est la guerre qui défait la géographie.
Pendant une semaine, de Ramallah à Gaza et à Rafah, nous n’avons croisé sur notre route que des images de destructions : Villages, routes, maisons en ruines ; on brûle les récoltes, on bombarde les services publics. Des équipements collectifs à peine achevés, sont détruits par les tirs de missile des hélicoptères ou les F16 : le Port et de l’Aéroport international de Gaza par exemple, celles de la RadioVoix de la Palestine à Ramallah, un Q.G. de la circulation routière, un laboratoire médico-légal, des infrastructures municipales : écoles, résidences, routes, tout-à-l’égout, déchetteries. A qui fera-t-on croire que tous ces équipements étaient des repères terroristes ?
A Rafah on visite un village rasé qui jouxte la frontière égyptienne ; nous marchons sur les murs des maisons effondrées. Sous nos pieds des cahiers d’écoliers, des ustensiles de cuisine, une brosse à dents. La vie en miettes. Une femme nous explique qu’on a laissé aux habitants cinq minutes pour quitter les lieux. En pleine nuit. Les buldozzers sont repassés plusieurs fois pour « achever le travail ». Cette formule est en passe de devenir la devise de Tsahal. En haut des miradors, des mitraillettes à infra-rouge veillent sur un terrain vague. Pas de soldat. La nuit, elles tirent automatiquement dès qu’une lumière s’allume. Les premières rangées de maison sont criblées de balles. Les habitants vivent sous la menace permanente des armes automatiques. Voilà comment on crée des zones tampons.
La machine à défigurer s’active en permanence, patiente et oublieuse comme une abeille. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle fabrique de la frontière. Elle dissémine de la frontière. Elle frontérise à tout va. Ici la frontière est partout. Elle traverse chaque coin de route, chaque colline, chaque village et parfois chaque maison... Les bastions remplacent les bosquets. Des fortifications renforcent les remparts. Chaque mur est hostile. Chaque maison peut receler un tireur embusqué. A chaque virage peut surgir un check point. Il nous est arrivé d’en croiser jusqu’à deux en deux cents mètres. La seule Cisjordanie en compte aujourd’hui plus de 700. Certaines rues sont murées, l’accès à l’université de Bir Zeit exige d’emprunter un double système de bus ou de taxi, entrecoupé d’un passage à pieds obligatoire. L’armée israélienne a transformé les territoires en un système d’alvéoles étanches dont elle contrôle les entrées et les sorties. On en compte ainsi 220, véritables souricières pour ne pas parler de réserves ou de ghettos, où circulent en permanence les Merkava tanks et que survolent les hélicoptères Apache fournis par l’Armée américaine... C’est une frontière d’un genre nouveau. Une frontière mobile, poreuse, floue. Une frontière qui bouge. Un soir à Ramallah, Mahmoud Darwich nous fit grimper une petite colline d’où on voyait Jérusalem. A quelques km à vol d’oiseau, la ville scintillait de milliers de lumières. Entre elle et nous, des zones d’ombres, quelques lueurs éparses et tremblantes : des maisons palestiniennnes, puis plus loin sur la droite, à nouveau, une zone intense de lumière, d’où partait une route illuminée et vide conduisant à une colonie israélienne. Et dans ce miroitement de la lumière dans la nuit, j’ai reconnu la frontière qui scintillait.
T. Konwicki, l’écrivain polonais, disait un jour à propos de son pays : « ma patrie est sur des roulettes ; ses frontières se déplacent au gré des traités. » En Palestine c’est encore pire. La frontière se meut comme un nuage de sauterelles. Elle se déplace d’un bond au gré des attentats suicides, avec la soudaineté d’une intempérie. Elle peut arriver chez vous comme le courrier, en une nuit, à la vitesse des chars.... ou glisser lentement comme une ombre. La frontière rampe. Encercle les villages, les points d’eau. Elle est mobile à l’instar de ces murs d’enceintes, dotés de crochets que nous vîmes à Rafah, transportables à loisir, au gré des avancées de la colonisation, comme de banales cloisons d’un habitat évolutif. La Frontière est Furtive ; à l’image des bombardiers, elle écrase et désintègre l’espace. Le transforme en espace-frontière, en miettes de territoire. L’espace-frontière n’organise pas les flux de circulation, il les paralyse. Il ne protège plus les personnes, mais transforme tout point de l’espace en zone minée, tout individu en cible vivante ou en bombe humaine. La frontière ici, n’est plus cette ligne pacifique qui distingue les espaces de souveraineté et attribue à chacun sa place. Qui donne à l’espace ces figures, ces bords, ces couleurs. Elle refoule, déplace, désorganise... Que l’on soit en Israël ou dans les territoires occupés, l’espace est devenu hostile, un espace sans contenu ni contour, qui généralise l’insécurité. « Supprimer l’éloignement tue » écrivait déjà René Char.
Fenêtres en meurtrières, façades agencées en muraille, alignement d’immeubles, ville-casernes.. Ce que l’on voit des colonies israéliennes suggère une architecture close sur elle même, un auto-enfermement dû bien sûr aux contraintes de sécurité, mais qui avoue une obsession de l’espace, un espace redouté, refoulé, l’espace-peur. « La vérité d’une époque, disait Hermann Broch à propos de la Vienne fin de siècle, peut se lire en général sur sa façade architecturale. » Si cela est vrai, alors celle des colonies israéliennes a valeur de slogan. Elle exprime un rapport presque panique à l’environnement. Une peur du dehors. Tout le contraire de l’hospitalité du lieu. Une sorte d’exophobie inverse du processus d’occupation. Plus on s’avance en terrtoire ennemi, plus on s’enferme à l’intérieur de soi. La formule vaut pour l’ensemble de la société israélienne. Non pas l’exo-colonialisme dont témoigne l’architecture ouverte sur l’extérieur des espagnols en Amérique latine, un endo-colonialisme, une colonisation qui ne se limite pas à l’appropriation d’un espace hostile, mais signifie une dépossession de soi. Son idéal-type c’est le bunker. C’est un aspect que le débat politico-médiatique passe largement sous silence : la colonisation israelienne des territoires occupés n’est pas seulement injuste, illégale, elle est impossible ; elle repose sur cette incapacité d’habiter caractéristique des pathologies de l’exil et qui frappe aussi les habitants des camps de réfugiés. Les colonies israeliennes sont à proprement parler inhabitables. Non pas simplement incorfortables, ou dangereuses, ou peu viables à long terme. Elles révèlent l’impossibilité d’ « habiter » qui est l’autre face du retour... D’où ses formes paradoxales. Un habitat exorbité, littéralement extravagant. La sécurité de chaque colonie au cœur d’espaces peuplés en majorité de palestiniens, (50 000 colons sur 1,5 millions de palestiniens dans la seule région de Gaza) exige des efforts de sécurité constants, la maitrise totale des entrées et des sorties ; chaque passage d’une voiture de colon provoque des embouteillages de plusieurs kms sur les routes adjacentes bloqués par des checks points. Une sorte d’Apartheid routier qui exige du Génie civil sans cesse de nouvelles prouesses. A Gaza, où ils sont les moins nombreux et où l’abandon des colonies semble le plus probable, nous vîmmes des routes séparées par des murs de deux mêtres de haut, un pont en construction enjambant les territoires occuppés. Les buldozzers omniprésents au bord des routes en sont l’aveu troublant ; la question principale n’est pas celle que posait Kafka « comment faire pour habiter ? ». Il ne s’agit pas, ici, d’habiter, mais de déloger.
Les Israéliens en quelque décennies sont passés de l’utopie des kibboutz à l’a-topie des colonies. Ils voulaient transformer le désert en un jardin, disait-on dans les années soixante ; quand le projet des kibboutz séduisait encore, et ils ont transformé le jardin biblique en un désert, un terrain vague, voire un champ de bataille. C’est une guerre menée avec des buldozzers. Une entreprise de démolition. Un effort sans précédent dans l’histoire de re-territorialisation. C’est une guerre agoraphobique. La circulation entre Israël et les territoires occupés est totalement bloquée. Mahmoud Darwich n’a pu se rendre en Israël depuis l’enterrement de son ami Emile Habiby, romancier et député à la Knesset, il y a trois ans, il n’ a même pas pu rendre visite à sa mère hospitalisée ; sa présence en Israël était considérée comme une atteinte à la sécurité. Combien d’autres écrivains palestiniens se sont plaint auprès de nous de cette assignation à résidence. Les enfants palestiniens ne mettront jamais les pieds en Israël, il ne connaissent de ce pays hostile que des soldats en armes qui défoncent leurs maisons, humilient leurs parents devant eux. Devenus adultes, ils n’auront connu que les bombardiers qui grondent dans le ciel, les hélicoptères Apache qui crachent leur venin de feu sur leurs écoles ou leur centre culturel, les buldozzers qui rasent leurs villages... De l’autre côté, les Israéliens ne connaitront des Palestiniens que les kamikazes qui se font exploser dans les cafés. Les rencontres entre écrivains isaréliens et palestiniens sont devenus impossibles. Pour des raisons de circulation.
Mais la difficulté est la même entre palestiniens. Impossible d’aller de Ramallah à Gaza. Pour se rendre d’un point à un autre de la bande de Gaza, on peut mettre plus de temps, nous dit un écrivain palestinien, que pour aller à New York. On ne se voit plus. On ne se lit plus. On ne se parle plus. Un mutisme inquiétant s’étend sur toute la Palestine. De part et d’autre d’une frontière invisible, les mots ne semblent plus désigner les mêmes choses. Certaines choses ne peuvent même plus être nommées. La figure du Kamikaze palestinien occuppe l’imaginaire israélien. L’occupant israélien bouche l’avenir palestinien. Deux jours après notre départ, l’armée israélienne est entrée dans Ramallah. De nouveau, elle a occupé tous les bâtiments publics, posté aux étages supérieurs des immeubles des snipers pour tirer sur les passants comme les serbes à Sarajevo, bombardé des immeubles où s’étaient réfugiés des civils, violé des sanctuaires religieux qui servaient de refuges depuis le Moyen Age. Mais le pire, le voici : sur une chaîne de télévision privée dont elle venait de prendre le contrôle, elle a interrompu tous les programmes et sans même s’adresser aux téléspectateurs, elle s’est mise à diffuser en boucle des films pornographiques !
Est-cela l’image du monde libre que Sharon prétend incarner ? Une armée d’occupation qui commet de tels actes a perdu toute légitimité ; elle n’est plus qu’une puissance d’humiliation. Pis, l’histoire coloniale l’a montré à maintes reprises, ce n’est pas ainsi qu’on gagne les guerres.. Mais on voudrait nous convaincre que cette guerre n’est pas une guerre mais un exercice d’autodéfense ! Que les destructions de toutes les infrastructures civiles du futur Etat palestinien sont des mesures anti-terroristes ! Que l’invasion d’un territoire souverain n’est pas une occupation. Il n’y a pas que le bouclage des territoires qui insulte l’avenir, il y a un bouclage rhétorique. Le langage est devenu impuissant. La Palestine est une zone de langage effondré. Au centre culturel de Ramallah je me souviens en particulier d’un poète palestinien qui a parlé des méfaits de la guerre sur... la syntaxe ! « notre langue est sclérosée par la guerre. Le poème est écrasé plus encore que nos rues. Nous sommes constamment obligés de dramatiser la poésie. Il nous faut résister à la métrique militaire, trouver une cadence qui ne soit pas celle des tambours. ». Avant de conclure avec une ironie lasse : « Quand nous regardons les étoiles, nous voyons des hélicoptères. La seule chose postmoderne ici... c’est l’armée israelienne ! » Et je pensais à cette phrase courageuse de Darwich disant, il y a quelques mois, « je ne serai vraiment libre comme poète seulement quand mon peuple sera libre. Quand je serai libéré de la Palestine ». Je m’étonnai que des Palestiniens en guerre aient gardé cette liberté. Ce rapport vrai à eux mêmes et à leur langue. La résistance du langage ! Plutôt que le langage de la Résistance. Quelques jours plus tard, j’entendis le même constat à Tel Aviv dans la bouche d’un historien israélien Amnon Raz, opposant à la politique de Sharon. « Depuis l’échec de Camp David, nous n’avons plus de vocabulaire. Pour négocier, pour faire la paix, il nous faut un nouveau langage. » Arthur Koestler ne disait pas autre chose : « Les guerres sont menées pour des mots, sur un terrain sémantique. » Aujourd’hui la logique guerrière domine le débat. Voilà pourquoi les écrivains y sont nécessaires. Non pas pour jouer les casques bleus mais pour écouter et faire entendre d’autres voix, celle des écrivains, des artistes, des universitaires, de tous ceux qui préparent l’avenir en dehors des partis. Tous ensemble, ils peuvent opposer à la logique de guerre, non pas une force d’ « inter-position » mais des forces d’ « inter-prétation ». Leur rôle, immense et limité à la fois, consiste à rompre le silence, à relancer le récit. A reconstruire un langage de paix. La paix c’est toujours un nouveau langage, une autre logique, une autre syntaxe. Voilà, entre deux sièges, ce dont nous avons parlé avec les écrivains israéliens et palestiniens.
Lorsque l’armée israélienne est entrée dans Ramallah que nous venions de quitter et qu’elle a saccagé et détruit le théâtre Kassaba qui résonnait encore il a quelques jours des échos de nos textes lus en huit langues, du chinois, à l’arabe, de l’afrikaner à l’anglais, du yoruba au portugais, de l’italien à l’espagnol et au français... et où Mahmoud Darwich avait lu son poème Etat de Siège devant un millier de spectateurs dont certains avaient dû voyager plusieurs heures à cause des contrôles militaires et qui acclamaient debout, non pas des fanatiques religieux plein de haine, ni même des militants armés de la cause palestinienne, mais des écrivains et des poètes, je me suis dit que ce qui séparaient ces deux peuples, c’est que les palestiniens n’avaient toujours pas d’Etat ni de terre mais qu’ils avaient un récit, ce que l’Etat d’Israël qui opprimait et qui humiliait, qui saccageait et qui pillait était justement en train de perdre.
L’autorité sur le récit. Non pas l’autorité politique que Sharon et ses successeurs peuvent espérer continuer quelques temps à faire respecter par les chars et les bombes. Mais l’autorité de la chose narrée. On peut être un peuple sans terre et sans état, mais on ne peut rester longtemps un peuple sans récit. C’est ce que j’ai appris en Palestine. Et cette leçon tient en un mot : Sabreen. Il résonne comme un prénom de femme et il a la couleur de la terre de Palestine. Ce mot, je ne l’ai pas trouvé dans un livre, ni même dans un dictionnaire. Je l’ai découvert dans les rues de Ramallah, sur les routes, de Gaza et de Rafah, sur les visages entrevus des ouvriers massés aux abords des check points et qui attendent des heures pour rentrer chez eux, le soir, Sabreen. Ce n’est pas un mot de haine. C’est la dignité des femmes enceintes qui accouchent sur le bord des routes. Sabreen, c’est la gaité des étudiants qui empruntent chaque jour les chemins défoncés par les chenilles des tanks pour se rendre à l’université de Bir Zeit. Sabreen, c’est la ténacité des femmes qui nous indiquaient d’un regard las les cloisons défoncées de leur logis dans le camps de réfugiés d’ Al Amari. Sabreen... cela veut dire : « ceux qui ont la patience »... Et, je l’ai dit ce soir là, au théâtre de Ramallah, aujourd’hui détruit, plongé dans le silence et l’obscurité : « c’est parce que vous avez la patience que l’avenir vous appartient. »
Christian Salmon