Le dossier « Science » du numéro 49 a suscité une contribution et une polémique. Je partage l’essentiel de la contribution portant le joli titre « Le relativisme comme adversaire, le capitalisme comme ennemi ». Avec peut-être un bémol sur le passage suivant : « elle [la science] ne progresse pas de façon graduelle vers des théories de plus en plus vraies. Elle alterne des périodes de stabilité (la « science normale » selon l’épistémologue Thomas Kuhn) où les paradigmes en place font consensus et des périodes de crise où la légitimité de ces paradigmes est remise en cause... ». La phrase est ambiguë parce que trop synthétique : je crois qu’il faut bien affirmer que la science progresse vers des théories de plus en plus vraies ; c’est précisément une caractéristique que les mythes et les religions ne possèdent pas.
Progrès scientifique et paradigmes
Maintenant, que cette progression se fasse souvent avec des sauts est tout aussi certain. Mais quels que soient les mérites de Kuhn (1922-1996) comme historien des sciences, sa théorie du changement de paradigme ne me semble pas éclairante dans bien des cas. Pour Kuhn, une science normale se développe tranquillement à l’intérieur d’un paradigme (ensemble des connaissances et croyances de l’époque), puis de temps en temps éclatent des révolutions par lesquelles un paradigme chasse l’autre. L’exemple emblématique serait le passage du géocentrisme de Ptolémée à l’héliocentrisme de Copernic. Mais la philosophie de Copernic est bien toujours celle d’Aristote : ce qu’il reprochait à Ptolémée étant de ne pas être suffisamment aristotélicien en abandonnant, avec son système compliqué d’épicycles, le paradigme du mouvement circulaire uniforme des planètes, impossible à maintenir avec une Terre fixe, centre de l’Univers.
En tout cas, la thèse de « l’incommensurabilité des paradigmes », c’est-à-dire l’impossibilité d’en juger un à la lumière de l’autre, quelquefois invoquée, est clairement démentie : on peut parfaitement comprendre la physique de Newton dans le cadre de la relativité. Comme souvent dans l’histoire de la physique, le progrès scientifique a consisté à préciser le domaine d’application d’une théorie ; soit en la bornant pour la faire apparaître comme un cas limite d’une théorie plus vaste et plus générale, soit en la généralisant (par exemple, la loi d’attraction de Newton : de la pomme à l’Univers !). A la limite, cette « incommensurabilité des paradigmes » est la porte ouverte à la reconnaissance d’une égale validité aux mythes (religions, superstitions) et aux connaissances scientifiques ; ce qui est évidemment à mille lieux des positions des auteurs.
A nouveau sur le relativisme
La popularité du relativisme sociologique en science est surtout due au fait qu’il introduit un recul critique et souvent salutaire dans l’examen de ce qui est ce fourre-tout, appelé indifféremment par Bruno Latour science ou technoscience. Il y place pêle-mêle la théorie de la relativité, la justification de la construction d’un métro Aramis, les affirmations du Pentagone sur les missiles de croisière MX. Nous avons longuement explicité dans notre article « La science n’est pas un « discours » comme un autre » la nécessité de distinguer la science et sa mise en œuvre.
Il est vrai qu’il est difficile de tracer une frontière nette entre science et non-science, et ce, d’autant plus qu’on prétend le faire en général, comme Popper (1902-1994) s’y est notoirement essayé. Remarquons que les situations particulières offrent souvent moins de problèmes : on n’a pas besoin d’une définition achevée de la démarche scientifique pour savoir que la thèse de sociologie de madame Teissier [3], astrologue de son état, est une escroquerie intellectuelle permettant une escroquerie tout court.
Cette difficulté à établir la « démarcation » est aussi vraie dans bien d’autres domaines, par exemple entre honnêteté et malhonnêteté, ou entre justice et injustice : les secondes se parent toujours des plumes des premières. Cette difficulté peut engendrer une forme de cynisme généralisé : comme il n’y a ni « vraie » science, ni « vraie » justice, tout est permis [4] Il n’empêche, à moins de se contenter d’une production purement littéraire – voire mondaine –, il est indispensable d’établir cette différence dans l’activité pratique du scientifique et du citoyen. Quand Testart avait affirmé « à la science on peut faire dire n’importe quoi », il avait tort : quand des scientifiques disent « n’importe quoi », ce qui arrive, il faut montrer qu’ils ont quitté le terrain scientifique où précisément « n’importe quoi » n’est pas possible.
Revenons maintenant à la polémique contenue dans le texte « S’approprier la science, continuer le débat… » Elle a un rapport – indirect – avec le relativisme.
Je penserais que « la technique est neutre socialement ». Mais je ne parle jamais de « technique », mot confus ici (comme lorsque Bruno Latour parle de la technoscience), mélangeant science et applications. J’ai distingué soigneusement :
a) la science comme ensemble des connaissances acquises et mode rationnel de compréhension du monde matériel (voire social), qui est neutre,
b) ses applications.
C’est cette confusion que les camarades manifestent quand ils écrivent qu’« il faut donc refuser les techniques aliénantes et celles dont les conséquences en cas de catastrophes (par exemple : les OGM, l’électronucléaire, les nanotechnologies, etc.) remettraient en cause la possibilité même d’un « bien-vivre » pour l’humanité. » Les OGM (voir l’article de Cellier dans ce même numéro) ont permis de fort bonnes choses (par exemple la production d’insuline pour lutter contre le diabète, la fabrication de dépolluants écologiques...), par contre les PGM Monsanto présentent des conséquences sociales catastrophiques et possiblement des risques écologiques à long terme. On doit s’y opposer.
Les nanosciences ouvrent des pans entiers de connaissances sur la structure de la matière. Bien sûr, les nanotechnologies présentent des risques même s’ils sont encore mal connus, mais le principe de précaution que les auteurs semblent invoquer doit toujours s’appliquer dans les deux sens : le refus de toute nanotechnologie est-il moins risqué ? Faut-il a priori abandonner la piste prometteuse de nouveaux médicaments, de nouveaux catalyseurs chimiques [5], de nouveaux matériaux ? D’où tient-on qu’une société non fondée sur le profit et non bureaucratisée serait incapable de peser le pour et le contre ? En bref, on peut (on doit) être contre TF1 sans bannir la télévision.
Considérer qu’en soi (c’est-à-dire dans n’importe quelle société) le nucléaire, les OGM ou les nanotechnologies sont à bannir, c’est faire endosser aux militants un costume d’expert qu’ils sont – à juste titre – incapables d’assumer. C’est les obliger à défendre, chiffres à l’appui, qu’à coup sûr les avantages des applications que ces découvertes scientifiques permettent (ou permettront) l’emportent sur ses inconvénients. C’est une bataille purement technique qu’il n’est pas aisée de remporter face aux « spécialistes » de Monsanto ou du lobby nucléaire. Ce n’est pas le bon terrain.
Critiquer les technologies ou la société ?
L’alpha et l’oméga du capitalisme est la recherche du profit maximum. Ni plus, ni moins. Son horizon est nécessairement limité et il ne peut pas planifier le long terme ; il n’a aucun instrument pour le faire. Les sécurités et les contrôles sévères qu’impliquent des applications potentiellement dangereuses de la science peuvent exister sous son règne (surtout dans les régimes « démocratiques », où l’opinion publique a un certain poids) mais ces mesures, contradictoires avec la logique du marché, seront toujours considérées comme des empêcheurs de tourner en rond. Elles risquent de ne pas peser lourd (pour ne pas parler des pays à capitalisme sauvage !)
Ce n’est pas la critique des technologies qu’il faut mettre en avant, mais celle de la société chargée de leur mise en œuvre éventuelle. Sur cette base on peut être contre le nucléaire dans notre société, mais pourquoi être fermé sur « le nucléaire socialiste » ? Pourquoi penser par exemple qu’on ne pourra jamais domestiquer la fusion nucléaire ou fabriquer des « incinérateurs » qui transmutent les déchets nucléaires ?
Sans vouloir utiliser un argument d’autorité, qu’oppose-t-on à la formule synthétique de Lénine : « Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification » ? Le pouvoir des Soviets (c’est-à-dire le pouvoir aux mains des producteurs) ? L’électricité (c’est-à-dire le développement des forces productives), ou bien l’idée – très erronée – que le réseau électrique est nécessairement centralisé ? Là, on rejoint un vrai désaccord : remplacer l’anticapitalisme par l’antiproductivisme [6] ne résout rien. C’est un concept paresseux et flou [7] qui tente d’unifier la critique des modes de production capitalistes et de ce que furent les sociétés du « socialisme réellement existant ».
Se proclamer « antiproductiviste » ne coûte pas cher, toute sorte de bourgeois peuvent s’en revendiquer. Encore une fois, le capitalisme ne produit pas pour produire – même s’il peut en donner l’impression – mais pour le profit. Ce qui ne le conduit pas à produire trop, mais mal (et même, en période de crise, éventuellement moins !) Cette lutte contre le productivisme a pour logique « la décroissance », ou le rappel moral à ce que les « pays riches », responsables de la misère du monde pauvre, consomment moins. Derrière une radicalité apparente, dont certains détails peuvent toucher juste, c’est une logique qui met la lutte des classes au second plan, ce qui n’est certainement pas notre logique.
Hubert Krivine