Un sourire lumineux vient adoucir la brutalité du propos, mais Zoï Antoniou ne mâche pas ses mots sur ce que son pays, la Grèce, peut lui offrir. « Je n’ai rien à attendre ici, rien. Au mieux on me proposera un poste précaire dans un hôpital de seconde zone, payé maximum 1 000 euros pas mois pour douze heures de travail par jour et des nuits entières de garde. Et encore ! Si on m’embauche ! » Après cinq ans d’études de médecine générale et cinq années de spécialisation, doublées d’un doctorat en radiologie, cette belle jeune femme de 29 ans a décidé de partir. Direction l’Allemagne où nombre de ses collègues se sont exilés ces dernières années. « J’ai huit amis proches, tous médecins, qui sont partis dans la région de Düsseldorf où je compte m’installer. Là-bas, pas moins de 30 000 places sont disponibles et je suis déjà en relation avec des établissements susceptibles de m’accueillir. »
En Grèce, le taux de chômage atteint 28 % de la population active, et culmine à plus de 60 % pour les jeunes de moins de 25 ans. Dans le même temps, plus d’un Grec sur trois de moins de 24 ans est étudiant à l’université (étude d’Eurostat de 2009). Un record absolu en Europe où, en moyenne, 18 % des moins de 24 ans sont étudiants en faculté. Il existe donc un très grand décalage entre le niveau de formation, élevé, et les capacités d’absorption d’un marché du travail en chute libre.
Dans le domaine de la santé, le système produit près de 3 500 nouveaux médecins par an. « C’est trop, affirme Giorgos Patoulis, président de la Fédération des praticiens grecs, nous sommes aujourd’hui 60 000 docteurs pour environ 30 000 postes disponibles. » Un déséquilibre qui empire à chaque nouvelle coupe budgétaire touchant le secteur. « Les hôpitaux ont été amputés de 40 % de leurs ressources depuis le début de la crise, il y a trois ans, et, aujourd’hui, tout le système de santé primaire est remis en question avec la suppression annoncée de centaines de centres de santé », précise Giorgos Patoulis.
VERS L’EUROPE DU NORD
En toute logique, les médecins grecs, rejetés par le marché national, se tournent vers l’étranger. Quelques-uns, lorsqu’ils y ont des attaches familiales, se dirigent vers le Canada, les Etats-Unis ou l’Australie, mais le gros des effectifs choisit l’Europe du Nord où la mobilité professionnelle est facilitée par la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen. L’Angleterre, la Suède ou la Suisse sont particulièrement populaires. « En 2010, 6 603 citoyens grecs vivaient et travaillaient en Suisse. En 2012, ils étaient 8 428, soit une augmentation de 28 % en deux ans », souligne l’ambassadeur de Suisse en Grèce Lorenzo Amberg.
Mais le pays européen le plus attractif reste l’Allemagne. « Depuis 2011 nous avons un solde migratoire positif, observe Patrick Karsten, de l’institut allemand Kiel Economics. En 2013, 470 000 migrants légaux sont arrivés. Le plus grand nombre vient d’Europe de l’Est, mais la proportion d’arrivants en provenance des pays du Sud – Espagne, Grèce, Portugal – est en progression constante. » Selon Patrick Karsten, l’Allemagne est particulièrement avide d’ingénieurs pour son industrie, et de médecins pour ses campagnes. « A part pour l’apprentissage de la langue, notre établissement ici s’est révélé très facile, racontent Nikos Floros et Giorgos Karakazoulis, deux jeunes médecins installés dans la banlieue de Düsseldorf. « Mes collègues m’ont accueilli avec chaleur et j’apprécie beaucoup le degré de responsabilité que l’on acquiert très rapidement. En Grèce, on peut rester des décennies dans l’ombre du professeur chef de service avant de commencer à pouvoir exister », relève Giorgos, chirugien ORL. Nikos, spécialisé en chirurgie vasculaire, loue, lui, la transparence du système allemand. « Les hôpitaux sont souvent privés et doivent donc ouvertement remplir des objectifs budgétaires stricts, ce qui les met à l’abri de certains des débordements qui ont eu cours pendants des années en Grèce. » Tous deux résument leur expérience comme l’opportunité d’élargir leur horizon et leurs compétences.
Même son de cloche chez Kostas, ingénieur lontemps sous-payé et sous-employé en Grèce, qui a décidé de s’établir en France avec femme et enfants, en 2011. Ironiquement, c’est à Paris, loin de la mer et des grands armateurs grecs qu’il a trouvé un poste dans une compagnie de navigation. « La Grèce fait partie de nous, de notre quotidien : nous parlons grec à la maison, les enfants sont bilingues, notre baby-sitter est grecque, nous portons l’alliance à droite et mangeons grec, explique sa femme Katia. Mais lorsque l’on y retourne pour les vacances, on se dit qu’on a dû prendre la grosse tête car on a l’impression d’un grand écart de développement. »
LA GRÈCE DÉVORE SA JEUNESSE
Loïs Labrianidis, professeur en économie et géographie à la faculté de Thessalonique, étudie depuis plusieurs années ce phénomène de fuite des cerveaux (brain drain). « Près de 10 % des diplomés sont désormais à l’étranger. Une chance pour eux, mais un vide pour la Grèce, car ce sont les esprits les plus affûtés et les plus réactifs qui partent », regrette le chercheur. Au-delà du chômage et d’un environnement économique en récession depuis six ans, ces jeunes fuient aussi des conditions d’emploi qui se sont durcies sous l’effet des réformes exigées par les bailleurs de fond du pays depuis trois ans, en échange des 240 milliards d’euros de prêts accordés au pays pour éviter la faillite. « Les conventions collectives ont été supprimées, la flexibilité augmentée, le temps partiel encouragé et le salaire minimum abaissé à 440 euros bruts pour les moins de 25 ans et 580 pour le reste de la population », déplore Aliki Mouriki, sociologue spécialisé en droit du travail.
Une recherche de la compétitivité par l’ajustement de la variable salaire qui rebute les hauts diplomés. « Après huit ans d’étude, un doctorat obtenu en Angleterre, je devrais me contenter de bosser pour 500 euros ? Pas question », résume Dimitris, jeune ingénieur en électronique, qui a fait le choix de rester à Londres après ses études. Pour Aliki Mouriki, « la Grèce dévore sa jeunesse, alors, qu’elle parte ! C’est une question de survie. Nous avons devant nous une longue période de stagnation économique. Il n’y a pas de liquidités bancaires pour ouvrir des entreprises, pas d’investissements étrangers et encore moins de stabilité politique ».
Si les indicateurs macroéconomiques semblent s’améliorer timidement – retour à la croissance prévu pour 2014 –, l’économie réelle continue de souffrir et il faudra en effet des années pour redonner des perspectives d’emploi aux jeunes Grecs. Qui, pour les plus chanceux d’entre eux, continueront donc de construire leur avenir loin de chez eux.
(Le Monde-Campus, mars 2014)
Adéa Guillot (Athènes, correspondance)
Journaliste au Monde