La crise sociale et politique du premier semestre 2013
Au bout de 6 mois de pouvoir, les Frères musulmans avaient révélé leur incapacité à répondre aux revendications populaires. Ceci a provoqué la colère sociale, avec une grande vague de grèves, de sit-in, de protestations sociales, de manifestations, de vives protestations dans les quartiers populaires contre le délabrement des services publics. La mobilisation populaire a été massive. Les gens ont eu l’espoir de pouvoir changer leurs conditions de vie, et la lutte des classes a atteint des niveaux inégalés depuis les années 1970.
Parallèlement, il y avait aussi une crise politique car les Frères procédaient à l’exclusion de tous les autres courants politiques. Les forces libérales ainsi que celles de l’ancien régime se sont senties marginalisées du paysage politique. Et eux, ils avaient le contrôle des médias, ce qui leur a permis surtout à travers les chaînes privées satellitaires de mener une campagne continue contre Morsi, alors qu’ils avaient à peu près le même projet économique et social.
Simultanément, à partir de janvier 2013, des tensions ont été visibles entre l’Etat profond [1] et Morsi. Cela s’est vu le plus dans la police. Morsi ne l’a pas réformée et a augmenté les salaires des policiers. Il pensait les attirer à son projet politique. Mais la police et les services de renseignement ont commencé à œuvrer à sa chute.
Au final, ce sont des forces diverses, ayant des parcours et des objectifs différents, qui se sont alliées autour de l’objectif de faire tomber Morsi et son gouvernement.
L’apparition de Tamarrod
C’est dans ce contexte qu’est apparu le mouvement Tamarrod (Rébellion). Au début, les liens entreTamarrod et les services de renseignement n’étaient pas évidents, notamment pour nous, les Socialistes révolutionnaires. Mais ces liens sont apparus ensuite clairement.
La principale revendication de la pétition appelant à la chute de Morsi était l’organisation d’élections présidentielles anticipées. Cette revendication était très populaire avant l’appel à manifester le 30 juin 2013.
Le rôle du Front de salut national (FSN)
Constitué fin 2012, le FSN était une large coalition regroupant des libéraux, des démocrates, des sociaux-démocrates, des socialistes, des staliniens, etc. C’est le FSN qui avait commencé à faire appel aux fellouls [2] de Moubarak pour se débarrasser des Frères. Il a compté sur eux pour le financement, la logistique, l’impression de tracts, etc. Un grand coup a été porté aux forces révolutionnaires, puisqu’avec les fellouls, un nouvel obstacle se dressait face aux révolutionnaires. Le FSN est une des principales forces à avoir fait appel à l’armée. Il avait publié des communiqués demandant pourquoi l’armée n’intervenait pas. Le FSN a préparé le terrain au coup d’Etat du 3 juillet.
L’intervention de l’armée
Le 30 juin, la mobilisation était énorme et pouvait augmenter encore plus. Le rôle de l’armée a commencé à apparaître clairement fin juin. Sissi a lancé un ultimatum. Le 3 juillet, il a fait un second communiqué annonçant la destitution de Morsi et la nomination d’un nouveau Président de la République. A partir de ce moment, c’est l’armée qui a pris, ouvertement, le contrôle du pays. Le message était : « Rentrez chez vous ; nous nous occupons de tout ! ».
Sissi a également appelé à manifester le 26 juillet pour lui donner mandat afin de combattre le terrorisme. La mobilisation a été très importante. Le 26 juillet a marqué la fin d’une phase. A partir de cette date, la politique mise en œuvre a été la répression. Les principales forces politiques ont soutenu l’armée.
Les islamistes ont été les premiers visés : le principal slogan était « Ecrase-les, Sissi ! ». La dispersion sanglante des sit-in islamistes de Rabaâ et de Nahda s’est accompagnée de milliers de morts.
Mais la répression visait également le droit à manifester et à organiser des sit-in, droits qui avaient été gagnés après le 25 janvier 2011.
La situation après le 3 juillet 2013
Les deux ou trois mois ayant suivi le 3 juillet, il n’y a pas eu beaucoup de mobilisations car la situation n’était pas très claire. Mais ensuite, le mouvement social a commencé à reprendre.
Les principales revendications concernaient les mauvaises conditions de vie et l’absence de réalisation des principaux objectifs de la révolution. Pendant les trois premiers mois de 2014, il y a eu environ 1200 grèves et sit-in.
Le pouvoir a eu recours à plusieurs méthodes face au mouvement social.
* Dans un premier temps, le centre de gravité de la politique du gouvernement Beblaoui a été soit de faire des promesses, soit de les ignorer complètement.
* Lorsque la vague de protestation sociale s’est amplifiée et que le gouvernement a été changé, les médias ont dit que c’étaient les travailleurs qui avaient fait tomber le gouvernement.
* Mais dans les faits, le but du changement de gouvernement [présidence intérimaire de Adly Mansour et Premier ministre : Hazem el-Beblaoui, démissionnaire le 24 février 2014, remplacé par Ibrahim Mehleb] n’était pas de réaliser les revendications sociales des travailleurs mais de renforcer la répression contre les islamistes : il avait été reproché au gouvernement Beblaoui d’avoir une « main tremblante ». On demandait au nouveau gouvernement d’avoir une poigne de fer.
L’autre objectif était de renforcer la répression contre le mouvement social.
Le départ du gouvernement Beblaoui (27 février 2014)
Au sein du gouvernement Beblaoui, coexistaient avec les militaires un courant pouvant être classé dans la « gauche démocratique » avec Beblaoui et Ziad Bahaédine du Parti social-démocrate, le courant nassérien avec Kamal Abou Aïta [ministre du Travail, ex-dirigeant des syndicats indépendants], les libéraux avec Hossam Issa du parti Destour. (El Baradéï du même parti Destour a été vice-président de la République jusqu’au 15 août).
Ils n’étaient pas opposés à la politique de Sissi, mais ils essayaient de la freiner un peu. Ziad Bahaédine, par exemple, voulait une réconciliation avec les Frères musulmans n’ayant pas commis d’actes de violence. Kamal Abou Aïta parlait du salaire minimum et de la loi sur les libertés syndicales, etc.
Mais ils ont fini par accepter la politique du gouvernement auquel ils appartenaient. Ils ont accepté le gel du projet de loi sur les libertés syndicales, ainsi que la répression de sit-in.
Mais, fin février 2014, même une voix légèrement discordante n’était plus acceptable pour le pouvoir. Comme si en les enlevant du gouvernement, les choses allaient mieux marcher.
La politique du gouvernement Mehleb
Les deux principaux changements survenus avec le nouveau gouvernement ont été :
• une escalade de la répression contre les islamistes ;
• une accentuation de la répression contre le mouvement social.
Le pouvoir avait donc deux adversaires : les islamistes et les travailleurs.
Dans le premier communiqué du gouvernement Mehleb, il était d’ailleurs indiqué : « l’Etat doit faire face à deux dangers, les islamistes et les grèves ouvrières ».
Concernant les islamistes, on a assisté à la répression, à des parodies de procès avec des condamnations à mort collectives.
En ce qui concerne les travailleurs, l’armée a commencé à intervenir, comme par exemple à Suez. Elle est également venue arrêter des travailleurs à leur domicile comme à Alexandrie %travailleurs des postes] ou Port-Saïd ainsi que dans d’autres endroits. Et cela ne s’était pas vu en Egypte depuis les années 1970.
Le gouvernement a également adopté des lois hostiles aux travailleurs :
• Le nouveau projet de Code du travail affaiblit les droits des salariés, notamment en ce qui concerne les salaires.
• Un projet de texte interdit aux salariés de déposer des recours contre les privatisations même frauduleuses de leurs entreprises.
• Une loi du 19 novembre 2013 interdit les grèves et les sit-in.
• La loi sur les libertés syndicales est passée à la trappe.
Des attaques ont lieu contre les syndicats indépendants.
L’ETUF, la centrale syndicale officielle avant 2011, est redevenue le seul interlocuteur reconnu par le gouvernement.
On parle moins du salaire minimum.
Les prix se sont remis à augmenter, et la hausse prévue du prix de l’essence va provoquer une augmentation générale des prix.
L’échéance des élections présidentielles des 26 et 27 mai 2014.
Le climat dans lequel vont se dérouler les prochaines élections présidentielles est complètement différent de celui des élections de juin 2012.
Au sein de la population, existe une grande déception, et même une hostilité à la révolution.
Des attaques ont lieu contre le mouvement révolutionnaire, et notamment les Socialistes révolutionnaires. Le Mouvement du 6 avril, qui avait été à l’origine des manifestations débouchant sur la révolution de janvier 2011 a été interdit trois jours avant le 1er mai 2014.
Environ 90 % des forces politiques sont actuellement derrière Sissi. Le seul autre candidat pour les élections présidentielles est le nassérien Hamdine Sabahi.
Ces évolutions ont eu un impact à l’intérieur des partis apparus après le début de la révolution. Ces partis, et notamment leurs jeunes, ont commencé à découvrir qu’ils avaient été trompés, que Sissi avait volé le 30 juin, et que son objectif était de restaurer le régime de Moubarak.
Il existe une tendance revancharde par rapport à la révolution. L’appareil de Sécurité de l’Etat a remis son emprise sur la rue, ce qui fait que beaucoup de jeunes mobilisés le 30 juin sont maintenant opposés à Sissi. C’est notamment le cas du Mouvement du 6 avril.
Si on classe la population par types d’attitude, on trouve trois catégories :
• les déçus, voire désespérés,
• les attentistes qui attendent de voir ce que Sissi va faire,
• et une minorité qui voit dans Sissi le prolongement de Moubarak.
Ce sont ces divisions au sein de la coalition du 30 juin qui ont incité Sabahi à se présenter aux élections présidentielles. C’est une ses raisons pour lesquelles, malgré les critiques que nous lui faisons, nous le soutenons aux prochaines élections.
Notes
[1] Ce qu’on appelle en Egypte “l’Etat profond », se compose des institutions de l’Etat, de toutes ses ramifications nationales et locales ainsi que de leurs responsables (Hany Hanna).
[2] On appelle fellouls les résidus du règne de Moubarak.
[3] Alors que Baradei a démissionné de son poste de Vice-président de la République au lendemain des massacres d’islamistes le 14 août 2013. Kamal Abou Aïta est par contre resté jusqu’au 27 février 2014.