L’ampleur des émeutes populaires qui ont éclaté au Vietnam est impressionnante. Quelque vingt mille ouvriers ont tout d’abord manifesté dans une zone industrielle de la province de Binh Duong dans le sud du pays, non loin d’Ho Chi Minh Ville (Saigon) – finissant par incendier ou piller environ 250 usines, voire plus. Le mouvement de colère, qui a fait de très nombreux blessés, s’est propagé dans le centre, notamment à Ha Tinh où selon une source hospitalière, il y aurait eu plus de 20 morts [1].
Au total, les manifestations se seraient étendues à 22 des 63 provinces du Vietnam. Quelque 500 ou 600 personnes auraient été arrêtées.
Deux jours auparavant, le 11 mai, un millier de personnes avaient défilé dans la capitale, Hanoï, non loin de l’ambassade de Chine, à la suite d’un grave incident naval opposant la flotte chinoise à des gardes-côtes vietnamiens : Pékin a en effet décidé d’installer une plateforme de forage pétrolier dans l’archipel des Paracels, revendiqué par le Vietnam. D’autres manifestations se sont déroulées à Saigon et Danang.
La crise diplomatique ouverte au Vietnam résume les trois principales sources de tension entre les pays de la région et la Chine – territoriale, économique et sociale.
Pour garantir son accès à l’océan Pacifique, Pékin a décrété sa souveraineté sur l’ensemble de la « mer de Chine du Sud » (une appellation utilisée sur le plan international, mais évidemment rejetée par les autres Etats riverains) et utilise sa puissance navale pour l’imposer de force. Le gouvernement chinois la traite comme une « mer intérieure » où il serait en droit de contrôler à sa guise les voies maritimes. Tous les pays d’Asie du Sud-Est ayant une façade maritime sur cette zone sont concernés : Vietnam, Malaisie, Philippines…
Pékin veut aussi s’assurer le contrôle des ressources économiques – en l’occurrence les possibles richesses sous-marines, comme le pétrole. Au-delà du domaine maritime, la Chine achète aussi massivement des terres dans certains pays, forçant l’expulsion des villageois qui y résident, pour développer des zones industrielles ou des plantations.
Enfin, les capitaux chinois et taïwanais ont beaucoup investi dans cette région. Ils travaillent souvent de concert, des entreprises de Taïwan étant implantées en Chine continentale et faisant venir au Vietnam des cadres intermédiaires chinois. Les conditions de travail sont particulièrement mauvaises dans ces usines, les syndicats officiels pratiquement impotents, la discipline dictatoriale et les possibilités de promotions de Vietnamiens très réduites : l’encadrement est trusté par les Taïwanais et les Chinois.
La situation est très similaire dans des entreprises dont le siège se trouve en Corée du Sud. Ainsi, les usines attaquées ces jours d’émeutes au Vietnam étaient chinoises, taïwanaises, coréennes, singapouriennes, voire thaïlandaises ou même vietnamiennes. Il y a un aspect de révolte sociale que l’on retrouve – et ce n’est pas un paradoxe – dans les résistances ouvrières en Chine même à l’encontre des transnationales asiatiques, ainsi que dans d’autres pays de la région.
Le ressentiment antichinois est profond dans la population. Le gouvernement cherche à l’instrumentaliser à son profit, le parti au pouvoir espérant y trouver légitimité et en profitant pour faire taire les critiques. Pourtant, autant il est clair que les manifestations contre l’incident naval du 7 mai étaient « facilitées » par le PCV (même si des opposants y ont participé, aux côtés de vétérans et de membres des organisations de jeunesse officielles), autant il semble probable que les émeutes ouvrières ont débordé les limites prévues par un régime dont la politique économique vise à favoriser l’investissement étranger, le tourisme et le marché : les nouveaux rassemblements de protestation prévus le dimanche 18 mai ont été interdits.
La Chine a rapatrié d’urgence plus de 3000 de ses ressortissants et dépêché des navires de guerre cingler au large du Vietnam, alors que les médias chinois ou taïwanais mènent une très violente campagne d’opinion contre Hanoi, attisée par les images des blessés de retour au pays.
Ces événements montrent à quel point les tensions sociales et géopolitiques s’aggravent en Asie orientale et au-delà, en Asie du Nord-Est, une région soumise à une dangereuse spirale de militarisation. Ce contexte favorise dans chaque pays la montée de nationalismes de grande puissance (Chine, Japon) et/ou xénophobes – dont les communautés chinoises de la diaspora sud-est asiatique pourraient notamment faire les frais, comme ce fut à plus d’une reprise le cas dans le passé.
Pierre Rousset