La soudaine détérioration des relations sino-vietnamiennes, provoquée par la sérieuse confrontation navale, le 7 mai, entre des bateaux des deux pays au sein d’un archipel disputé de la mer de Chine du sud, vient d’avoir des répercussions inattendues.
Une manifestation antichinoise d’une vingtaine de milliers d’ouvriers vietnamiens travaillant dans un parc industriel des environs d’Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon) a dégénéré, mardi 13 mai, en émeute et pillages généralisés. Environ 250 usines ont été incendiées, endommagées et pillées dans cette zone située dans la province de Binh Duong, au sud du pays. Près de 500 manifestants ont été arrêtés. Un ouvrier chinois a été tué, selon la police vietnamienne, et une centaine de personnes auraient été blessées, indique un diplomate taïwanais en poste au Vietnam.
Dans la nuit de mercredi à jeudi, les émeutes ont gagné le centre du pays. Selon un médecin de l’hôpital général de la ville de Ha Tinh cité par l’AFP, 21 personnes, 5 Chinois et 16 Vietnamiens, ont trouvé la mort.
« PROVOCATION »
Selon les experts, c’est la plus grave série d’émeutes antichinoise qui se produit au Vietnam depuis la réunification du pays en 1975, date de la chute de Saïgon aux mains des communistes.
Les pillards n’ont pas fait dans le détail, puisque ce sont surtout des usines taïwanaises et singapouriennes qui ont fait les frais d’une colère populaire pouvant par ailleurs englober d’autres revendications, d’ordre social ou économique.
Cette manifestation fait suite à un autre rassemblement inédit, dimanche 11 mai, dans Hanoï : un millier de personnes ont défilé ce jour là dans la capitale pour protester contre la récente installation d’une plate-forme de forage chinoise dans les eaux disputées de l’archipel des Paracels.
Une « provocation » chinoise qui avait été à l’origine de l’incident naval musclé du 7 mai, au cours duquel des bâtiments chinois avaient tiré au canon à eau contre des gardes-côtes vietnamiens après les avoir violemment tamponnés.
A Hanoï, les manifestations ont réuni aussi bien d’anciens militaires que de jeunes communistes brandissant des drapeaux frappés de la faucille et du marteau, et des activistes critiques du régime.
Mais alors que, la plupart du temps, les manifestations nationalistes contre Pékin sont rapidement dispersées, les autorités ont cette fois permis à la colère populaire de s’exprimer aux alentours de l’ambassade de Chine. Des manifestations similaires, quoique de moindre importance, ont eu lieu également ce jour là à Saïgon et Danang.
Un tel laisser-faire de la part du gouvernement vietnamien, qui s’attache d’ordinaire à assurer un strict contrôle politique et social, avait un objectif précis : « Hanoï est conscient que permettre ce genre de manifestation est un message clair envoyé à Pékin, même si [les autorités] sont aussi conscientes qu’elle doivent maintenir l’ordre social », a commenté pour l’AFP Jonathan London, de l’université de Hongkong.
LE VIETNAM PRIS DANS UN DOUBLE ÉTAU
Le Vietnam est ainsi pris dans un double étau. En instrumentalisant un sentiment antichinois partagé par une écrasante majorité de Vietnamiens, il prend le risque de laisser éclater des bouffées de colère qui peuvent se retourner contre le gouvernement à un moment où les réseaux sociaux relaient d’abondantes critiques à l’égard du Parti communiste vietnamien (PCV).
« Les émeutes montrent les dangers de laisser s’exprimer une ferveur nationaliste dans un environnement aussi répressif que celui du Vietnam », a également remarqué Jonathan London.
L’autre équilibre délicat à maintenir pour Hanoï est celui consistant à affirmer sa revendication de souveraineté territoriale face à Pékin tout en se gardant de laisser dégénérer une confrontation avec un partenaire économique essentiel.
D’habitude, le Vietnam s’efforce de suivre la voie diplomatique dans sa relation aussi complexe que conflictuelle avec le grand voisin du nord.
DES CONFRONTATIONS RÉCURRENTES
En 2011, Hanoï et Pékin s’étaient entendus pour résoudre leurs différends maritimes dans le cadre d’un dialogue bilatéral. La récente mise en place par la Chine de cette plate-forme de forage en face des côtes vietnamiennes a fait voler en éclats ces initiatives de conciliation.
La relation sino-vietnamienne, faite de proximité culturelle, ancrée dans une longue histoire commune et de confrontations récurrentes, achoppe donc une fois de plus sur des questions de souveraineté.
L’archipel des Paracels avait été conquis par la Chine en 1974 lors d’une confrontation avec l’ex-régime fantoche de Saïgon, à la fin de la guerre du Vietnam.
Depuis, Hanoï continue à le revendiquer comme sien. Il en va de même avec un archipel situé plus au sud, celui des Spratleys, zone maritime elle aussi potentiellement riche en hydrocarbures et dont la Malaisie, l’émirat de Brunei, les Philippines et Taïwan se disputent la souveraineté, aux côtés de la Chine et du Vietnam.
Naguère alliés des Chinois durant la guerre d’Indochine contre les Français, les Vietnamiens ont toutes les raisons d’entretenir à l’égard de Pékin un sentiment de suspicion.
En 1979, pour punir le Vietnam d’avoir envahi un peu plus tôt le Cambodge afin d’en chasser le régime khmer rouge allié de Pékin, la Chine mena en territoire vietnamien une attaque aussi sanglante que brutale. Guerre éclair qui vit une résistance acharnée des troupes vietnamiennes et au cours de laquelle périrent plusieurs dizaines de milliers de soldats des deux pays.
En 1988, les Chinois repassèrent à l’attaque dans l’archipel des Spratleys, mitraillant des bateaux vietnamiens au cours d’un combat qui fit peut-être près de 200 morts.
Le récent épisode de confrontation dans les Paracels inquiète les pays d’une région alarmée par le caractère agressif des visées chinoises.
Lors du sommet de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (Asean), organisé dimanche en Birmanie, pays qui assure en 2014 la présidence tournante de l’organisation, les partenaires régionaux, pourtant divisés quant à l’attitude à adopter face à la Chine, ont fait part de leur « sérieuse inquiétude » devant la montée des tensions maritimes dans ce que les Vietnamiens appellent la « mer orientale ». Et non la « mer de Chine »…
Bruno Philip (Bangkok, notre correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde