Depuis des mois, l’affaire semblait entendue : Michelle Bachelet serait la prochaine présidente de la République, initiant ainsi un second mandat après quatre années du gouvernement de Sebastián Piñera, entrepreneur multimillionnaire, regroupant derrière lui droite libérale et ex-partisans du dictateur Pinochet au sein de l’Alliance pour le Chili. Face à Evelyn Matthei (droite – 37,8% des voix), la socialiste Michelle Bachelet a obtenu, en décembre dernier, plus de 62,2% des voix [1] et elle est ainsi depuis mars 2014 la nouvelle présidente du pays. Cette nette victoire électorale a validé les résultats des primaires et du premier tour, pour celle qui était annoncée par tous les sondages comme la dirigeante la plus populaire de ce nouveau cycle politique institutionnel. De plus, les élections parlementaires lui ont offert une confortable majorité au sein des deux chambres du congrès, bien que limitée en partie par le système des majorités qualifiées, hérité de la Dictature et de la Constitution autoritaire de 1980, toujours en place, à plus de 20 ans de la sortie du régime militaire…
Social-libéralisme, abstention massive et intégration du PC
Alors que la droite était au pouvoir depuis 2010, la campagne de Matthei a été un large fiasco. Après plusieurs erreurs de « castings » dans la sélection des candidats, c’est finalement cette ex-ministre de Piñera, fille d’un général de la dictature, qui a déployé jusqu’à la lie un discours catholique ultraconservateur. En face, Bachelet, dotée d’un budget de campagne démesuré et du large soutien d’une fraction active des classes dominantes, est revenue des Etats-Unis (où elle dirigeait « ONU Femmes »), avec une popularité incontestée. Gommant au passage le fait qu’elle est le plus pur produit de l’ex-Concertation, coalition de sociaux-libéraux et démocrates-chrétiens qui a dominé la vie politique pendant 20 ans (1990-2010) et approfondit le modèle néolibéral forgé en dictature (1973-1989). Les communistes ont pourtant choisi d’intégrer la coalition, rebaptisée « Nouvelle Majorité » pour l’occasion, estimant que la conjoncture permettrait des avancées progressistes réelles : ils ont ainsi appelé à voter, dès le premier tour, pour M. Bachelet. Ils ont ainsi pu bénéficier de circonscriptions leur permettant de doubler le nombre de leurs députés (avec 6 sièges de députés désormais). Parmi ceux-ci, l’ex-dirigeante des jeunesses communistes, Karol Cariola ou encore la leader étudiante, internationalement connue, Camila Vallejo.
Cependant cette intégration se fait au prix fort : le parti redore le blason du personnel politique de l’ex-Concertation, jusque-là dénoncée par le PC comme un instrument du capitalisme et de coalition de classe. Et si la direction communiste, à commencer par le député et président du parti Guillermo Teillier, dresse dans les médias un portrait dithyrambique de Bachelet et du nouveau gouvernement, nombreux sont les militant·e·s communistes et cadres locaux sincères, qui manifestent – pour l’instant dans le privé – leurs doutes et mécontentement sur une orientation jugée électoraliste. Le PC devient de la sorte un faire-valoir de gauche du nouveau gouvernement, particulièrement au sein des syndicats (la Centrale Unitaire des Travailleurs, CUT, est dirigée par Bárbara Figueroa, membre du comité central du PC) et parmi certains espaces du mouvement étudiant.
Néanmoins, si l’on analyse les dernières élections, il semble bien que la majorité des classes populaires ne se sente pas tout à fait représentée par la « Nouvelle majorité » et, plus fondamentalement, par la classe politique et un système institutionnel façonné en dictature. Sur les quelque 13 millions d’électeurs, et alors qu’une récente modification électorale a aboli le vote obligatoire, moins de 50% se sont déplacés aux urnes : un record historique. Si certains secteurs militants et intellectuels ont appelé consciemment à la « grève électorale », c’est surtout l’apathie et le désenchantement qui dominent encore, dans une société marquée par l’atomisation néolibérale et l’hyper-endettement généralisé.
C’est également ce que confirme le résultat –marginal – des candidatures à gauche. Sur les neuf candidats, deux ont tenté de mettre en avant un discours anti-néolibéral, revendiquant un programme de rupture avec le consensus établi. Marcel Claude, économiste présenté par le Parti Humaniste, proche des organisations étudiantes et soutenu par un mouvement appelé « Todos a la Moneda », a su regrouper – fait notable – plusieurs petits collectifs issus de l’extrême-gauche (toujours très fragmentée, voire groupusculaire). Il n’a finalement obtenu que 180’000 voix (2,8%), malgré une première percée médiatique réussie [2]. Quant à Roxana Miranda, du Parti Egalité, elle a incarné l’irruption d’une femme combative et décidée, issu des classes populaires et des quartiers pauvres. Mais son discours de rage et dignité, ancré dans le mouvement des pobladores (les « pauvres de la ville »), n’a pas percé (1,2%).
Aucun de ces deux mouvements ne revendiquait ouvertement le socialisme, mais s’appuyait malgré tout sur des revendications transitoires dont l’application aurait signifié rupture avec le néolibéralisme, un affrontement avec les secteurs dominants et aurait nécessité des mobilisations sociales de grande envergure. Pour certains collectifs et militants issus de la gauche radicale (minoritaires), la seule issue restait pourtant le boycott électoral et l’appel à la mobilisation, alors que la conjoncture électorale ne permettait pas une présence anticapitaliste de masse. Dans leur perspective, la « réorganisation d’un bloc révolutionnaire » ne peut passer à court terme par un « rituel électoral » encore inséré dans le moule institutionnel issu de la dictature : la priorité resterait donc la réorganisation des classes populaires et la politisation de la question sociale [3].
Vers un transformisme progressiste néolibéral ?
A un mois de la mise en place du gouvernement, l’administration Bachelet semble confirmer qu’elle va continuer à tenir compte, en partie, de l’irruption des thématiques imposées par le mouvement social au cours des deux dernières années, et en particulier par les luttes étudiantes. Une intelligence de la situation qui lui a bien réussi sur le plan électoral. Ainsi est apparu dans son programme : la promesse du retour « graduel » à la gratuité dans les universités (publiques comme mais aussi privées, les plus nombreuses) subventionnées par l’Etat ; une réforme fiscale d’environ 3% du PIB ; la réforme de la constitution de 1980, mais sans s’engager clairement en faveur d’une assemblée constituante) ; la création d’une caisse de retraite étatique ou encore le droit à une union civile pour les couples homosexuels. Une manière aussi d’anticiper de futures mobilisations : à tel point que des figures du patronat local et du capital financier ont applaudi [4]. A 40 ans du coup d’Etat, « tout changer, pour ne rien changer » ? Pas exactement : il faut en tout cas éviter une lecture binaire de la situation, du type : « Bachelet, c’est la continuité des gouvernements antérieurs » contre « Bachelet incarne la gauche et de grands changements structurels ». En fait, un nouveau cycle politique s’est ouvert, fruit de la réactivation des mouvements sociaux et des mobilisations de celles et ceux « d’en bas », mais aussi de fractions intermédiaires de la société et de la jeunesse. Conscients de ces modifications des rapports de forces, les artisans du « bacheletisme » (à commencer par le ministre Alberto Arenas) ont pour projet un néolibéralisme réformé et « corrigé », une reconfiguration social-libérale par le haut, que l’on pourrait nommer, en termes gramsciens, un processus de « transformisme progressiste néolibéral » (en allusion aux travaux du sociologue chilien Tomás Moulian).
Comme nous le notions récemment dans la revue Punto Final : « Le programme de Bachelet omet, ou plutôt rejette, les transformations profondes, le changement de modèle et se concentre sur des « modernisations » de la fiscalité, l’éducation et les institutions. La promesse du passage graduel et en six ans (donc au-delà du mandat) à l’éducation gratuite – via des financements de l’Etat pour le secteur public, mais aussi pour le privé – est la plus ambitieuse, dans un pays où la marchandisation de l’éducation est l’une des plus avancée du monde. Il y a parallèlement des omissions notables et calculées, comme le traitement des investissements étrangers qui reçoit explicitement des garanties dans le texte du programme ; et le silence à propos des concessions de mines de cuivre aux entreprises transnationales, question primordiale puisque ce pays concentre le plus grand gisement de la planète. Aucune allusion non plus aux dépenses militaires, ni à la nécessaire redéfinition du rôle des forces armées. Aucune position claire à propos de l’organisation d’une assemblée constituante pour mettre fin – plus de vingt-trois ans après son édification – à la Constitution illégitime de 1980, rien non plus de fondamental sur une réforme profonde de la législation du travail (la constitution, comme le code du travail, a été rédigée pendant la dictature). Par contre, le programme soutient explicitement l’Alliance du Pacifique avec le Pérou, la Colombie, le Mexique et le soutien des Etats-Unis (tout en précisant que cette alliance n’exclut pas forcément d’autres accords régionaux). Il s’agit là pourtant de l’un des axes géostratégiques de la politique états-unienne vis-à-vis du continent, qui vise aussi à trouver une harmonisation possible avec le Partenariat transpacifique, en vue d’isoler la Chine et la Russie » [5]. Comme le déclarait Evo Morales – le président bolivien – au lendemain de l’élection présidentielle chilienne : si Bachelet était réellement « socialiste », nom porté par son parti, il lui faudrait retirer immédiatement le Chili de l’Alliance du Pacifique, afin d’adhérer à l’Alba et au système d’intégration bolivarien.
Quoi qu’il en soit, rien ne garantit pour l’instant que la « Nouvelle majorité » soit capable de « domestiquer » et canaliser la rue. Des gestes ont été faits en ce sens par la Nouvelle Majorité, dès son arrivée au pouvoir : abrogation de la « loi Monsanto » sur les graines transgéniques, discours symbolique du préfet en pays Mapuche demandant pardon, au nom de l’Etat, pour la spoliation des terres indigènes ou mesures de précautions sur certains mégaprojets hydroélectriques très contestés. Le ministre de l’Education, Nicolás Eyzaguirre, chargé de la réforme phare du gouvernement, et ancien directeur pour l’hémisphère occidental du Fonds monétaire international (sic), a aussi cherché à donner des gages de bonne volonté et consulté à plusieurs reprises les organisations étudiantes. Néanmoins, ces dernières ont souligné les insuffisances et ambiguïtés du projet de l’exécutif et appellent à la première grande mobilisation de ce mandat, pour fin avril (elle fera suite à la marche « de toutes les marches » du 22 mars). Même chose pour l’assemblée constituante : de nombreux collectifs citoyens ont repris leur travail de mobilisation et si plusieurs députés de la Nouvelle Majorité, ainsi que le Parti communiste, ont redit qu’ils y étaient favorables, la réforme institutionnelle « à portes fermées » et au parlement, est toujours défendue par la Démocratie-Chrétienne et les « poids lourds » de l’ex-Concertation. Quant à la réforme fiscale, tant attendue : elle est bien en cours de discussion au parlement, mais elle sera revue à la baisse et mise en place graduellement pour atteindre un niveau de fiscalité globale d’un maximum de 22% du PIB d’ici 2018 (!), soit un niveau qui reste extrêmement bas en comparaison avec des pays de même niveau de développement. De plus, si l’imposition sur les grandes entreprises passe de 20 à 25%, elle est accompagnée d’une surprenante baisse de 5 points du niveau de contribution pour les plus riches (le taux maximum d’imposition individuelle passant de 40 à 35% pour les hauts revenus). Manière de calmer les aigreurs du grand patronat… Toute idée de royalties, même minimes, sur les multinationales minières a été balayée par le ministre de l’économie.
Pourtant, il y a urgence. Derrière les lambris et la façade étincelante du « jaguar » chilien, on trouve des inégalités sociales abyssales et 50% des salarié·e·s du pays qui gagnent moins de 300 euros par mois [6]. Les années précédentes ont été celles de grandes mobilisations collectives, mais souvent isolées : luttes massives des étudiants, luttes écologistes et régionalistes, grèves des salarié·e·s de plusieurs secteurs. Les récentes grèves et la combativité des travailleurs portuaires en sont un exemple clair (en particulier dans le Nord du pays). Mais le mouvement syndical est encore très faible, peu représentatif et souvent bureaucratisé, alors que domine encore largement dans la société l’hégémonie culturelle et subjective d’un modèle néolibéral imposé à feu et à sang, et désormais « naturalisé » dans une large mesure. Dans ces conditions, et alors que deux terribles catastrophes (tremblement de terre dans le Nord et vaste incendie dans le port de Valparaiso) viennent à nouveau de dévoiler le vrai visage des immenses inégalités du « modèle » chilien, un troisième tour social peut-il mettre les alternatives à l’ordre du jour ? Rien de sûr. Comme le déclarait il y a peu l’historien Sergio Grez : « Il existe effectivement un danger que le gouvernement, et les partis qui le soutiennent, réussissent à dévier une partie de l’énergie sociale au moyen de réformes constitutionnelles qui ne signifient pas un changement profond. Néanmoins, avec le temps, les réformes révéleront leur caractère véritable, car elles ne résoudront pas les problèmes fondamentaux. Si la future Constitution, retouchée dans quelques éléments secondaires, n’établit pas que les ressources stratégiques doivent être aux mains de l’ensemble de la société, si elle ne déclare pas que l’Etat du Chili est plurinational, pluriethnique et pluriculturel, si elle ne garantit pas que l’éducation, la santé publique et la protection sociale sont des droits sociaux qui doivent être garantis par l’Etat, et si les conséquences pratiques de cela ne sont pas tirées, les causes fondamentales des problèmes ne seront pas éliminées. Si la Constitution ne sort pas l’Etat du rôle purement subsidiaire qu’il a depuis quarante ans, alors cela signifierait que ce n’est qu’un maquillage juridique et politique du modèle néolibéral et que, par conséquent, les problèmes sociaux seront toujours là, avec les conséquences que cela entraîne en termes de mécontentement, d’opposition au régime, de mobilisations sociales, d’explosions de colère et de malaise social » [7]
Franck Gaudichaud
Entretiens « en bas », à gauche
Dans les lignes suivantes, nous avons donné la parole à quelques-uns de celles et ceux qui cherchent à réorganiser la gauche anticapitaliste chilienne, depuis différents espaces et collectifs militants, ceci afin de faire un premier diagnostic pluriel sur la conjoncture actuelle. Ces différentes voix ne prétendent aucunement représenter l’ensemble de secteurs de la gauche critique au Chili, mais seulement de commencer à faire dialoguer plusieurs options politiques et analyses. Ces entretiens ont été réalisés en janvier 2014. (FG)
1. Néolibéralisme et luttes de classe aujourd’hui
Entretien avec Rafael Agacino [8]
Franck Gaudichaud : Comment qualifierais-tu le programme économique de Bachelet, ses principaux axes et les relations de la candidate avec le patronat ?
Rafael Agacino : Pour ce qui est du contenu, le centre de gravité se trouve dans ce qui a été appelé « réformes de fond » : la réforme de l’éducation, la réforme des impôts et la nouvelle Constitution. En ce qui concerne la première – et seulement à cause des mobilisations étudiantes – le nouveau bloc au pouvoir s’est vu obligé de céder et d’élargir le cadre social des consensus. Pour les deux autres, les désaccords continuent et il est probable qu’il en résulte quelque chose comme une « politique du spectacle ».
Si les gouvernements de la Concertation ont pratiqué une politique opportuniste – rappelons la réforme constitutionnelle de 2005 qui fut à l’origine de la « Constitution Lagos-Pinochet » [Ricardo Lagos, président de mars 2000 à mars 2006] ou la nouvelle loi générale de l’éducation de 2009 qui a remplacé la Loi organique constitutionnelle de l’enseignement de la dictature – cette fois, les manœuvres se feront sur des bases moins solides. Cela pour deux raisons : premièrement parce que, au bout de 40 ans, le modèle imposé par la contre-révolution néolibérale a fait affleurer les contradictions nouvelles et propres à un modèle d’accumulation « mature ». Deuxièmement, parce que le projet néolibéral n’a pas réussi à générer une institutionnalisation politique, complémentaire au marché, capable de traiter les contradictions en cours, dont la dimension dépasse les possibilités d’arbitrage entre les principaux acteurs du marché.
La composition sociale des récentes luttes ainsi que le caractère des revendications montrent qu’il s’agit de fissures dans le modèle existant et non d’un modèle qui traverse une crise financière ou économique avec des taux élevés de chômage ou de pauvreté extrême. L’explosion sociale de ces dernières années au Chili se différencie de l’explosion des masses en Argentine en 2001, elle ne ressemble pas non plus aux luttes massives des travailleurs d’une Grèce soumise aux ajustements structurels de la crise actuelle. De la même façon, l’utopie néolibérale extrême appliquée au Chili supposait la dissolution de la politique, du collectif ; de cette façon, elle a désarmé et rendu illégitime le système des partis politiques représentatifs, capables d’anticiper et de traiter les malaises sociaux, avant qu’ils ne se transforment en revendications collectives ; c’est le marché qui était supposé jouer ce rôle. Le plus remarquable de la situation actuelle, c’est que pendant que les deux principaux (et uniques) partis politiques de droite traversent une crise politique très grave, le patronat, « la droite économique », continue à fonctionner sans contretemps, pactisant tantôt avec le gouvernement sortant, tantôt avec la coalition de Bachelet.
En même temps, bien qu’encore embryonnaires, des franges de plus en plus larges de travailleurs et de secteurs populaires s’affrontent directement au capital, sans la médiation des partis politiques ou de l’État. Et le gouvernement – quand il interrompt sa fonction de gendarme répressif – joue plus un rôle idéologique et n’est pas capable de réaliser des accords selon les règles d’un système politique conventionnel. La politique réelle, de fait, tant pour la bourgeoisie que pour les secteurs populaires et les travailleurs organisés – qui sont étrangers au syndicalisme classique – semble s’éloigner des institutions et fait appel à la négociation directe.
Ces deux caractéristiques du modèle néolibéral « trop mûr » créent un cadre d’incertitude, que l’intelligentsia du bloc au pouvoir n’arrive toujours pas à expliquer, de façon à y répondre structurellement. Il n’y a pas de projet d’un Chili post-néolibéral ou « néo-néolibéral ». Il faudra donc ajouter le spectacle à la politique du « tout changer, pour ne rien changer » : des effets de son et lumière et du pain et des jeux pour les masses, pendant qu’on ajuste le tir et qu’on définit une stratégie pour le nouveau cycle qui s’ouvre. Le décor à cette occasion va être à la charge, en partie, de la direction du PC, qui a réussi à entrer dans la nouvelle coalition et au gouvernement.
FG : Quelle est la situation des travailleurs aujourd’hui au Chili, en particulier celle de la CUT et du mouvement syndical ?
RA : Le syndicalisme classique, celui qui était né et s’était développé sous le modèle développementiste antérieur à la contre-révolution néolibérale, se heurte depuis des années à la réalité d’une organisation industrielle et du marché du travail très différente.
La fragmentation productive due à l’extension de la maquilla [9] et de la sous-traitance, d’une part, et, d’autre part, la flexibilisation du marché du travail (emploi, salaires, métiers), ont généré une grande masse de force de travail qui circule, sans emploi fixe, entre des postes de travail, des métiers, des entreprises, des branches et même des territoires comme jamais auparavant. Cette forte mobilité se traduit par une précarité de l’emploi, par un emploi très différent de l’emploi autour duquel s’était développé durant le siècle dernier, le syndicalisme classique sous la forme de syndicats d’entreprise. Une des différences notoires est que le rapport juridique au travail a été séparé du rapport économique d’exploitation, provoquant ainsi une quasi-inutilité des garanties que suppose le code du travail. En effet, la sous-traitance implique que celui qui exploite la force de travail n’est pas celui qui recrute, ni celui qui établit le rapport contractuel, ce qui rend le droit du travail pratiquement inutile. Il en va de même pour la fragmentation des entreprises en dizaines d’unités juridiques, qui agissent néanmoins de manière centralisée sous une même direction économique. Ainsi, le droit de se syndiquer et de négocier collectivement ne sert plus à grand-chose aux travailleurs sous-traitants ou contractuels.
Le syndicalisme classique, que ce soit dans la Centrale Unitaire de Travailleurs (CUT), ou d’autres centrales syndicales, a encore aujourd’hui des difficultés à mettre en adéquation ses formes organisationnelles, avec les nouvelles conditions structurelles du capitalisme chilien. La CUT a de ce fait perdu de son influence dans le monde du travail et, paradoxalement, elle se maintient surtout grâce aux associations de branches du secteur public, avec une faible présence dans les secteurs de production et des secteurs privés qui concentrent l’emploi. Dans le secteur privé, les franges les plus actives des travailleurs, en général hors de la CUT, se sont constituées en innovant dans les formes organisationnelles, dans leurs tactiques de lutte. Elles se caractérisent aussi par une présence importante des jeunes.
Il y a un cas exemplaire, celui des dockers organisés en fédération, qui en dépassant toutes les difficultés objectives par des grèves illégales et des appels à la négociation, ont réussi à obliger le grand capital utilisateur des services portuaires, sans être lui-même l’employeur direct, à intervenir dans la négociation des conditions salariales et de travail [10] Le grand capital soumis à l’action intelligente et décidée des organisations de ces travailleurs, a donné l’ordre aux entreprises de négocier et de résoudre les conflits. Le gouvernement, en tant qu’entité administrative, n’a pu qu’entériner les accords signés. Ces pratiques — même si elles ont été favorisées par toute une série de conditions particulières — tendent à se reproduire dans d’autres secteurs et, surtout, sont devenues un exemple pour beaucoup de secteurs de travailleurs, spécialement les plus précarisés.
Le syndicalisme classique chilien se caractérisait jadis par une quasi totale influence des partis politiques sur leur vie interne. De tels rapports entre partis et syndicats étaient fondés sur une séparation radicale entre le revendicatif et le politique, étant entendu que les partis sont les représentants des revendications syndicales dans la sphère politique. Cependant, cette séparation a été lentement dépassée par la pratique de certaines franges de travailleurs qui assument leur propre représentativité et évitent la médiation.
Nous pouvons ainsi affirmer que la situation actuelle du mouvement de travailleurs est un état de faiblesse générale produit de quarante années de néolibéralisme et de la persistance d’une vision erronée de la direction du syndicalisme traditionnel. Dans ce cadre général, commence toutefois à émerger des secteurs de travailleurs organisés qui font l’essai de formes nouvelles d’organisation, de tactiques d’action directe et de négociation qui pourraient ouvrir un chemin pour un nouveau mouvement de travailleurs, adapté aux conditions de la contre-révolution néolibérale mâture qu’a vécue le Chili. Dans ce processus, les directions de la CUT ont joué un rôle secondaire, quand elles n’ont pas joué un rôle de frein. C’est pourquoi – à l’exception de l’inlassable lutte du peuple mapuche – il n’est pas étonnant que ce soient les étudiants, les collectifs de lutte, et non pas la classe ouvrière, qui ont ouvert ce nouveau cycle de mobilisation sociale.
FG : Quelles sont les luttes sociales les plus remarquables, selon toi et qui pourraient annoncer un nouveau cycle de conflit durant le mandat du nouveau gouvernement ?
RA : C’est ce que j’ai laissé entrevoir dans la réponse précédente. Néanmoins, voici quelques précisions. Tout d’abord les luttes des étudiants du secondaire expriment une fissure beaucoup plus profonde que ce qu’ils ressentent eux-mêmes. Tandis que les étudiants des universités réclament de meilleures conditions de financement et d’accès à l’enseignement supérieur, les lycéens revendiquent la gratuité et de meilleures conditions matérielles, et leur véritable revendication est contre la communauté scolaire, contre l’école, un espace invivable parce que tous les jours dans leurs établissements, ils affrontent l’autoritarisme, la médiocrité et bon nombre de professeurs dépassés ; dans ces établissements, c’est la pression permanente pour la réussite, la compétition individuelle, une voie obligée qui n’a d’autre sens que d’opposer les adolescents les uns aux autres.
Nous ne pouvons trop nous attarder ici sur ce thème, mais c’est pour cela que c’est le mouvement des collégiens et lycéens — et pas le mouvement étudiant — qui a été à la base de cette explosion sociale, qui a réussi à briser les consensus des classes dominantes et la paix sociale que les gouvernements civils montraient au monde comme une réussite du « modèle chilien ».
Il y a ici une contradiction profonde : il s’agit des enfants d’un néolibéralisme mâture qui ne revendiquent pas contre des réformes gouvernementales, mais justement pour leur application. Ils sont le résultat d’un modèle au bout du rouleau et qui a généré une profonde crise de l’école, face à laquelle ils réagissent spontanément et systématiquement depuis le « mochilazo » (« le mouvement du sac à dos ») de 2001 et la « revolución pingüino » de 2006 [le terme de pingouin renvoie à l’habit scolaire des étudiants du secondaire]. Cette fissure va s’agrandir parce que le nouveau pouvoir manque cruellement d’un projet éducatif qui puisse résoudre cette crise.
Ensuite, il faut suivre de près l’émergence d’un nouveau mouvement de travailleurs, que nous avons déjà signalé. Ce mouvement est encore balbutiant. S’il arrive à s’affirmer, ce sera sur des bases totalement différentes de celles du syndicalisme classique. L’une d’elle sera la prise en compte que le mouvement des travailleurs ne se limite pas au mouvement syndical. En effet, le syndicalisme, les syndicats de branche ou d’entreprise ont été et sont une forme spécifique d’organisation typique de l’ère industrielle développementisme. Dans le passé, il y a eu des formes mutualistes, des sociétés en résistance, etc. qui en l’absence d’une quelconque législation du travail ont organisé de grandes masses de travailleurs et ont fait face au capital en établissant les bases de droits qui ont été inscrits dans la législation du travail, avec le développement du syndicalisme classique.
Une autre base importante est que face à un « capital étendu », c’est-à-dire qui a pénétré et soumis à sa rationalité aux activités qui avant se trouvaient hors de la production capitaliste, apparaît la nécessité de concevoir aussi une « classe ouvrière étendue ». Cela implique que ni les formes de salaire, ni les formes de contrat — direct ou indirect, à temps partiel ou à temps complet, temporaire ou permanent — ou le caractère matériel ou immatériel du travail ou de son résultat, peuvent être un critère pour définir la classe ouvrière. Ce qui est important, c’est la relation sociale. Si le capital a transformé les services jusque-là publics en activité productives, ou soumis d’autres activités à la logique d’accumulation, alors tous ceux qui vendent leur travail au capital dans ses activités font partie de la classe ouvrière.
Cela a été refusé par le syndicalisme classique, agrippé à la figure des ouvriers des mines et des industries du XXe siècle. Néanmoins, les pratiques d’organisation et de lutte des franges précarisées, dont nous avons parlé, ont avancé en brisant des barrières discriminatoires à l’intérieur de la classe ouvrière. Nous savons que ceci est un long processus, mais cette tendance à la reconstitution objective, et subjective, d’un nouveau mouvement de travailleurs sur ces bases va continuer, et peut-être même s’accélérer, soit grâce aux succès des luttes, soit par l’aggravation des conditions de précarisation d’un modèle économique qui fait face à des coûts en constante augmentation pour maintenir sa dynamique expansive. ?
2. Bilan critique de l’élection de Bachelet et perspectives anticapitalistes
Entretien avec Marco Alvarez [11]
Franck Gaudichaud : Peux-tu présenter en quelques mots Libres del Sur et son histoire ?
MA : Le mouvement Libres del Sur est une organisation qui apparaît publiquement la première semaine d’avril de l’année 2012. C’est un outil anticapitaliste en construction, qui a pour horizon la révolution socialiste. Durant sa courte existence il a, tour à tour, abordé la lutte écosocialiste, féministe et internationaliste. Il se situe au sein des combats du pouvoir populaire, impulsant « l’autre éducation », pour forger par en bas une autre société. En moins de deux ans, Libres del Sur a grandi au niveau national se trouvant présent dans une grande partie des régions du pays. Aujourd’hui, il va vers son premier congrès national.
FG : Comment comprendre l’importance de l’abstention électorale lors des dernières élections et comment défendre, depuis la gauche, ce que tu as appelé « l’abstention tumultueuse » ?
MA : Les forts niveaux d’abstention aux élections de 2012 et 2013 sont une expression de plus de la crise de légitimité du modèle actuel de société et de sa démocratie néolibérale. Plus de 56 % des Chiliens et des Chiliennes ont décidé de ne pas participer aux deux dernières élections, une grande partie correspondant à une abstention passive et silencieuse très difficile à interpréter, au-delà du mécontentement évident de la société contre une classe politique nationale discréditée. Pour ma part, j’ai parlé à deux reprises d’une nécessaire « abstention tumultueuse » à des moments bien particuliers : juste avant les élections primaires du 30 juin 2013 et lors du deuxième tour des présidentielles le 15 décembre 2013.
Le dénominateur commun de ces deux élections a été la participation exclusive des deux faces du tandem politique chilien : la droite et la « Nouvelle majorité » (ex-Concertación). Pour autant, l’abstention en elle-même est un simple reflet de la crise politique actuelle, qui devient finalement une donnée statistique parmi d’autres. Cependant, l’appel à une « abstention tumultueuse » aux élections où il n’y a que des candidatures qui soutiennent le modèle néolibéral est un acte politique de proposition-protestation. Il s’agit de ne pas attendre les résultats de la « fête démocratique libérale » à la maison, et d’utiliser ce moment pour augmenter les niveaux d’illégitimité de notre « démocratie », à travers des actions directes tumultueuses et médiatiques.
FG : Comment analyser l’intégration du Parti Communiste à la Nouvelle majorité et ses effets politiques à court et à long terme ?
MA : L’intégration de l’organisation politique la plus ancienne du Chili à « la nouvelle majorité » peut être analysée à partir de trois points de vue. Un point de vue historique : à différents moments de l’histoire, les communistes chiliens ont fait partie de coalitions larges cohabitant avec des secteurs situés hors de la gauche. Cela correspondait à leur politique classique de « révolution démocratique bourgeoise » et « par étapes ». Un autre point de vue est celui de la « solution pragmatique » donnée à l’ostracisme politique institutionnel qu’ils ont subi pendant 36 ans. Pour les communistes, l’action parlementaire est fondamentale et ils ont parié sur la négociation avec l’ex-Concertation et la Nouvelle majorité en 2013 pour avoir des sièges assurés au Parlement. Aujourd’hui, ils ont ainsi obtenu 6 députés. Le troisième point de vue est l’affinité réelle qu’ils ont avec l’offre progressiste programmatique du nouveau gouvernement Bachelet, qui s’adapte assez bien à leur style conservateur de gauche.
Le PC chilien dans sa politique historique de collaboration est toujours sorti perdant. Son pragmatisme politique lui a déjà apporté une perte de prestige dans le monde social et sa récente décision de participer au gouvernement néolibéral de Michelle Bachelet l’empêche de faire partie des luttes populaires et citoyennes à venir. Cala le destine à être la queue de la comète de la Nouvelle Majorité, tout en étant inséré dans un appareil institutionnel (le parlement) assez lucratif.
À court terme, ces effets ont été d’abandonner aux dernières élections l’espace qu’il occupait dans la gauche. Un autre effet a été la perte de prestige dans le monde social, avec pour principal exemple le fait que les Jeunesses communistes ont perdu la totalité des fédérations syndicales étudiantes qu’elles dirigeaient en 2011. L’effet le plus important à mon avis est que l’intégration du PC au nouveau gouvernement lui a enlevé le monopole de la gauche et on a commencé à voir surgir des alternatives anticapitalistes de façon plus claire. Les effets à long terme dépendront de son action dans le gouvernement Bachelet. Ce qui est certain, c’est que son tournant « à droite » –alors qu’il était fondamental de tourner à gauche – signifiera une perte de terrain au sein des secteurs qu’il prétend représenter.
FG : Quelles sont les perspectives pour la réorganisation d’une gauche anticapitaliste large au Chili, alors que ce qui prime apparemment c’est encore la fragmentation et la marginalité de la gauche radicale ?
MA : La reconstruction du mouvement populaire et la construction d’alternatives anticapitalistes sérieuses sont le grand défi pour la gauche engagée dans des transformations radicales au Chili. Ce défi n’est pas facile étant donné le niveau d’atomisation et de défiance à l’intérieur de la gauche chilienne. Dans le cas particulier de la gauche anticapitaliste, cela passe aussi par la transmission des « rancœurs », de génération en génération, entre les différentes matrices politiques culturelles qui la compose et à l’intérieur de ces dernières. Les perspectives doivent donc consister à trouver les points de convergence pour articuler nos luttes multisectorielles. Plus il y aura d’organisation et de militant·e·s de gauche anticapitaliste, plus il y aura possibilité de dépasser l’atomisation actuelle. Cette unité doit se forger hors période électorale, à partir des luttes concrètes. Les confiances politiques y trouveront un espace pour créer des liens plus importants.
Une autre grande tâche à l’intérieur de la gauche anticapitaliste est de susciter le débat théorique entre les organisations et leurs militant·e·s. Un débat fraternel autour des questions stratégiques. Un débat d’idées qui a manqué dans les deux dernières décennies. Un débat qui, à l’avenir, ouvre les possibilités de débattre collectivement. La fragmentation et la marginalité politique sont l’héritage de la gauche du XXe siècle. La grande tâche est la construction d’une gauche anticapitaliste pour le XXIe siècle, avec vocation d’unité dans la diversité, vocation à être majoritaire et à exercer le pouvoir, pas seulement dans les discours, mais de manière intelligente et décidée à abattre le capitalisme et ses soutiens. ?
3. Le mouvement social et les futures convergences par en bas
Entretien avec Roxana Miranda et Cristián Cepeda [12]
Franck Gaudichaud : Pouvez-vous présenter en quelques mots le parti Igualdad (Égalité) et son histoire ?
Roxana Miranda et Cristián Cepeda : Le parti Igualdad entame son processus de légalisation en 2010 et se transforme en parti à caractère national en mai 2013. Il est présent dans huit régions : Arica, Iquique, Antofagasta, Coquimbo, Région Métropolitaine, Valparaíso, Concepción, Coyhaique. Il a participé aux élections municipales de 2012 et à l’élection présidentielle de 2013. Le parti Igualdad se définit lui-même comme un instrument des mouvements sociaux pour impulser une transformation révolutionnaire par en bas. Il est anticapitaliste et son mot d’ordre est « Que el pueblo mande » (Que le peuple décide).
FG : Quel bilan faites-vous de la candidature et des résultats de Roxana Miranda ?
RM et CP : Tout d’abord, il faut dire que, depuis le début, nous pensons que la présentation de notre candidature n’entrait pas dans une logique électoraliste. C’est-à-dire que le succès ou l’échec de la campagne ne pouvait pas se mesurer en nombre de voix. Mais nous ne voulions pas non plus d’un acte symbolique ou d’une candidature de témoignage. Notre objectif politique, dans ce contexte électoral, était d’utiliser la conjoncture pour pouvoir projeter au niveau national une alternative politique révolutionnaire, qui rompe autant avec les discours qu’avec les pratiques de la gauche traditionnelle. Proposer et soutenir la candidature de Roxana Miranda avait pour objectif de poser l’action populaire collective et indépendante, comme un des éléments structurels de cette nouvelle période. C’est pour cela qu’en termes de bilan, si nous sommes absolument conscients qu’un résultat de 1,3 % est bas et marginal, comme le voient ceux qui déchiffrent la politique avec les yeux du pouvoir, nous pensons aussi que l’accueil de notre proposition a été bien au-delà de ce que nous attendions.
Le discours de Roxana Miranda a touché par sa simplicité et sa sincérité, en brisant les cadres « technocratiques » du club très restreint de celles et ceux qui sont autorisés à parler et à faire de la politique au Chili. Elle a bravé les puissants et dévoilé la cruauté avec laquelle ce système économique traite des millions de Chiliens. On n’a pas cherché à théoriser, ni à tempérer, les discours, mais à révéler qu’une partie de cette population est fatiguée du système de partis politiques et de son rôle servile face aux grandes entreprises. La simplicité, mais aussi la force, de la candidature a permis de faire entrer dans la tête et dans le cœur de centaines de milliers de Chiliens, la « folle » idée que peut-être le peuple pourrait décider dans ce pays. Un germe de rébellion qui doit encore se développer, mais dans lequel – dès maintenant — le parti Igualdad est considéré comme un acteur important.
En négatif, un des objectifs politiques du parti Igualdad était de faire partie de cette conjoncture électorale, dans le cadre d’une convergence politique avec tous les acteurs anticapitalistes qui se situaient hors de l’axe ex-Concertación plus le Parti communiste. Cet objectif n’a pas pu se réaliser, parce que l’ensemble des forces anticapitalistes porte le lourd poids du manque de confiance et aussi des objectifs propres à chacun. Le parti pris de l’action populaire collective et indépendante n’a pas été accepté par beaucoup de collectifs et de mouvements de la gauche anticapitaliste, qui ont préféré les vieilles conceptions de la politique et se sont engagés dans des paris électoralistes. Un autre élément négatif a été l’incapacité de la structure du parti Igualdad à engranger l’immense impact médiatique de la candidature au niveau national. Igualdad, qui n’a pas encore terminé son processus d’implantation nationale, n’a pu se projeter comme une force politique réelle que dans quelques endroits et il lui reste encore à développer une vraie ossature nationale.
FG : Quel est le rôle que pourrait jouer, dans les prochains mois, le mouvement pobladores (habitants pauvres de la ville) pour la réactivation des luttes sociales, mais aussi en vue de la constitution d’un mouvement anticapitaliste au Chili ?
RM et CP : Le tout récent processus électoral nous a donné des clefs sur ce qu’il faut dépasser pour arriver à une convergence entre les différents collectifs anticapitalistes. Et sans aucun doute il nous faut, en premier lieu, nous mettre d’accord sur quelques éléments essentiels pour la prochaine période. Nous pensons que dans la période à venir le rôle des mouvements sociaux est central. Les promesses de Bachelet et de la Nouvelle majorité (Nueva Mayoria) ne seront pas tenues.
Notre rôle sera donc d’être le moteur du mécontentement et de délégitimer non seulement un gouvernement, mais aussi tout le système politique. C’est dans la pratique concrète de la mobilisation qu’on trouvera la confiance nécessaire pour la création d’alliances avec les secteurs en lutte : le peuple mapuche, les lycéens, les travailleurs, les habitants des quartiers pauvres. Nous avons besoin d’un projet commun qui surgisse de ces processus de lutte et que ce soit là que se construisent les leaderships et les légitimités. Les futures convergences doivent se construire en ayant pour base tous les secteurs en lutte. Le pari du parti Igualdad, et des mouvements qui le composent, est de se trouver à leurs côtés. ?
4. Les défis du mouvement étudiant et la lutte pour la reconstruction de la gauche radicale
Entretien avec Sebastián Farfán Salinas et Carla Amtmann Fecci [13]
Franck Gaudichaud : Quel bilan tirez-vous de la candidature et des résultats de Marcel Claude et du mouvement « Todos a la Moneda » ?
Sebastián Farfán Salinas et Carla Amtmann Fecci : Le mouvement « Todos a la Moneda » a été un grand apprentissage politique. Les conditions de ce projet ont été particulières étant donné qu’il a surgi à un moment où les mouvements sociaux commençaient à relever la tête et avec un programme, et des contenus, en rupture avec le modèle néolibéral installé dans notre pays. Dans cette optique, il existait la possibilité de mettre en avant nos références politiques avec pour objet de projeter une gauche de combat en vue du nouveau scénario qui se dessinait avec le nouveau gouvernement à partir de 2014. Nos objectifs étaient donc très concrets, surtout si on considère que ce projet est mené sans le Parti communiste, après son virage vers la Concertación.
Premièrement, nous avons cherché à rendre visible un programme de transformations sociales profondes, qui mette en évidence le fait que ce qui s’est exprimé ces dernières années dans les rues était en rupture avec le système. Deuxièmement, nous avons voulu montrer une alternative sur la scène politique nationale. Troisièmement, nous avons cherché un espace de construction pour la gauche révolutionnaire chilienne, qui nous permette de renforcer des liens et des projets. Comme processus politique, nous pensons que les objectifs ont été remplis dans la mesure où cela a signifié un grand apprentissage, la construction d’un programme, la possibilité de dégager des leaderships…
Néanmoins, ces avancées ont été occultées par les résultats électoraux qui à notre avis ont été un échec. Les 2,8 % ont été une dure confrontation avec la réalité, surtout si l’on considère que les attentes de tous les secteurs politiques, des médias et de nous-mêmes étaient beaucoup plus élevées. Dans tout cela, il y a un important processus d’évaluation que nous devons réaliser pour comprendre les causes de ce pourcentage si bas. Pour nous, il est primordial de ne pas se focaliser sur des responsabilités externes – les conditions objectives seront toujours défavorables face aux candidatures du bloc dominant – et nous devons surtout nous pencher sur ce que nous avons mal fait. Il nous reste beaucoup à apprendre sur ce plan, ce projet ayant été mis sur pied par des organisations sans expérience électorale ou avec des résultats bien plus bas que ceux obtenus aujourd’hui.
Cela nous laisse la tâche difficile de nous relever, en cherchant à construire une gauche de combat, surtout à la lumière des luttes sociales à venir. Nous avons acquis aujourd’hui quantité d’expériences, ainsi que de nouveaux leaders comme notre camarade Sebastián Farfán ou Luis Soto (militant pour l’eau) qui, dans les scrutins parlementaires, ont obtenu de bons résultats.
FG : Après l’intense cycle de luttes étudiantes en 2011-2012, comment voyez-vous le programme de réforme « profonde » de l’éducation promise par Bachelet et l’arrivée au Parlement de plusieurs leaders du mouvement ?
SFS et CAF : Pour ce qui est des réformes de Bachelet, nous pensons que le nouveau gouvernement de l’ex-Concertación, aujourd’hui baptisé « Nouvelle majorité », représente une tentative de cooptation des mouvements sociaux par une partie de l’élite. Fondamentalement ce qu’ils cherchent, c’est de se « mettre dans la poche » les mouvements sociaux, isoler la gauche et faire baisser les niveaux de conflit social dans le pays. En conclusion, le principal objectif de Bachelet est de récupérer le consensus de l’élite. Pour cette raison aussi, le gouvernement de la Nouvelle majorité est celui qui correspond le mieux aux attentes des grands patrons et c’est pour cela que nombre d’entre eux l’ont soutenu. On comprend pourquoi les propositions de Bachelet sont pleines de titres pompeux, mais avec peu de contenu, quelque chose que la Confech (Confédération des étudiants du Chili) a déjà dénoncé. Nous ne nous faisons aucune illusion sur le gouvernement de Bachelet et nous disons clairement que le gouvernement de la Nouvelle majorité n’est pas notre gouvernement.
Par exemple, la réforme de l’éducation est surtout un mot d’ordre car elle ne s’attaque pas au problème central qu’on dénonce depuis le mouvement étudiant et qui est la prévalence du système privé et lucratif sur le système public. Avec la réforme, on pourra certes atteindre un certain pourcentage d’éducation gratuite mais, si cela ne s’accompagne pas d’une politique de renforcement du système public avec l’attribution des ressources nécessaires à ces institutions, sans fuite vers le système privé, la gratuité finira par être une formalité et un nouveau mode de transfert d’argent vers le privé. Le programme de Bachelet ne sera alors qu’une distorsion mal intentionnée des revendications de la rue et des universités.
imagesQuant à l’arrivée de plusieurs ex-dirigeants étudiants au Parlement, ce n’est pas non plus la garantie d’avancées, étant donné que Camila Vallejo tout comme Giorgio Jackson sont arrivés dans un Parlement tenu par la Nouvelle majorité, avec un soutien explicite à Bachelet. Seul Gabriel Boric (mouvement Izquierda Autonoma) est arrivé de manière indépendante au Parlement, mais sa solitude sera difficile à gérer et son rôle sera surtout essentiel pour le lien qu’il fera avec le mouvement étudiant. Dans ce sens, le fait de parler d’un « bloc étudiant » sur les bancs du Parlement est une illusion – et le PC lui-même a fermé la porte à cette possible articulation – étant donné qu’ils dépendent de leurs groupes respectifs. Si aujourd’hui tout va bien pour eux, demain ils devront payer la note. Néanmoins, nous pensons que leur arrivée au Parlement, et l’appui citoyen qu’ils ont obtenu, est un signe d’un vent nouveau qui parcourt le Chili. Implicitement, les gens ont voté pour eux dans l’illusion de changements, c’est donc aussi un signe politique.
FG : Quel rôle pourrait jouer, dans les prochains mois, le mouvement étudiant pour réactiver les luttes sociales ?
SFS et CAF : Inévitablement, en 2013, la bataille électorale « a englouti » l’agenda politique, et nous avions annoncé que cela arriverait, rendant encore plus important, et nécessaire, le fait de participer à cette bataille en brandissant nos drapeaux de gauche, conjoncture qu’on ne peut comprendre sans le cycle de mobilisations antérieures. En 2011, nous avons été capables de changer l’axe des débats de notre pays et, après la recomposition de forces politiques dans les hautes sphères de l’Etat avec l’arrivée de Bachelet au gouvernement, c’est le moment pour les mouvements sociaux de reprendre la parole. Et pour cela le mouvement étudiant sera essentiel.
Nous avons comme perspective que, dans les prochaines années, les mouvements sociaux et les travailleurs reprennent la parole. Nous devrons lever beaucoup plus haut le drapeau de l’éducation en tant que droit, en cherchant à être celles et ceux qui décident de l’agenda politique et ne pas le laisser au gouvernement. Il faudra aussi avoir de meilleurs rapports avec différents mouvements sociaux qui se développent dans le pays et qui vont commencer à sortir dans la rue avec force. Le mouvement pour la récupération de l’eau (comme bien public), sous l’impulsion de Rodrigo Mundaca, a annoncé une première mobilisation pour avril 2014. Le mouvement étudiant doit être présent. Les travailleurs du cuivre et les dockers se sont constitués en force politique, avec un grand niveau d’organisation et de pression sur les patrons. Les étudiants devront aussi être avec eux.
Enfin, le rapport de forces interne pour 2014 dans la principale organisation étudiante – la Confech – permet de signaler qu’une orientation de lutte contre le gouvernement de Bachelet est possible. Dans cette tâche, l’Union nationale étudiante devra jouer un rôle important au sein de la Confech. Nous devons mettre toutes nos forces dans les luttes étudiantes et, par là même, renforcer la lutte populaire, ce qui facilitera la construction d’une alternative anticapitaliste mieux consolidée et au centre de la scène politique du Chili. ?